La dernière frontiére avant l’Europe : Voila trois Canadiennes qui sont revenues au pays dont était originaire leur père pour deux d'entre elles. Elles ont vécu à Inuvik chez les eskimos toutes les deux mais à des périodes différentes et se sont découvertes demi-soeurs un peu plus tard ! La troisième est la fille de l'une des deux demi-soeurs. Elles veulent juste faire l'aller-retour de l'autre côté de la rivière pour obtenir un tampon sur leur passeport mais ce qu'elles ne savent pas encore, c'est qu'elles vont attendre... Une file impressionnante de voitures le plein fait engorge le pont qui enjambe la Tisza pour aller siphonner leurs réservoirs côté hongrois et revendre l'essence où elle est plus chère (seulement 1/3 du prix). C'est le seul revenu dont disposent ces gens habitués à la fraude à raison de 3 aller-retour quotidien plus quelques paquets de cigarettes (2 paquets autorisés seulement contre 2 cartouches ailleurs aux autres frontières de l'Europe). Bon an, mal an, ils réussissent à gagner une cinquantaine d'Euro quotidien par véhicule, ce qui n'est pas si mal mais explique aisément pourquoi le pont est embouteillé nuit et jour. La nuit, le trafic est d'un tout autre ordre avec des douaniers encore plus véreux. Le jeune couple qui m'a déposé à la barrière avait l'idée de traverser la frontière après 22h00. Qu'est-ce qui motivait cet horaire ? Mes 3 sauveuses risquent de se souvenir de leur passage et de payer très cher leur petite escapade. Au fur et à mesure que nous avançons vers l'immigration, nous remontons le long couloir de voitures stationnées en sens inverse. Elles commencent à prendre conscience qu'elles vont devoir s’armer ...de patience. Devant l'officier, l'une d'elle s'évertue à parler en anglais: "we just go around" tandis que derrière la vitre de protection, la femme n'essaye même pas comprendre. Derrière le mur (de Berlin), c'était un autre Monde. Il existe encore un peu de ce monde, des îlots du monde russophone (ex Union Soviétique) aussi grands que l'Ukraine, continent à elle seule, sur lesquels sans quelques notions de Russe, on se met en péril sans moyen de navigation à vue. Les douanes s'intéressent plus aux papiers de la voiture qu'à mon sac. Les Ukrainiens ont été à l'école soviétique et ne laissent rien traîner. L'un d'eux est francophone. Il me demande: "Combien d'argent avez-vous ?" et "où allez-vous ?". Les "ladies" me déposent à la station service, 4 km après les formalités, où je reçois l’autorisation d’embarquer avec un routier jusqu’à Stryi où il va passer la nuit au parking gardé. Je les remercie non sans penser que l'avidité est mauvaise conseillère. J'entends le désir de pavoiser avec un signe distinctif sur un document dûment et chèrement payé/acheté à l'état sans autre contrepartie que celle de pouvoir dire/affirmer/penser: "j'y étais !". Si elles continuaient, elles pourraient se rendre à l’évidence qu’elles sont sorties d’un mouchoir de poche avec cette Europe de l’ouest où tout est concentré et minuscule alors que devant elles s’ouvre un espace gigantesque relativement plat, peu habité et comparable à celui qu’elles connaissent au Canada qui s’étend jusqu’au Pacifique. La route jusqu'à Stryi est belle, dégagée et propre. Les Carpates ne sont pas un obstacle. Des tapis de neige blanche parsemés de taches vertes sont la preuve que l'hiver n'a pas été dur et que le printemps fait son apparition. Sans trop monter en altitude, des hameaux sont parfois blottis au pied de collines qui n'ont pas su anticiper, qui ont préféré vivre de leur suffisance et ne point vouloir en imposer. Cela donne un paysage mamelonné aux courbes naturelles agréables à la vue et à l'esthétique digne d'un tableau de peintre paysagiste. Pas de cassure, l'oeil apprécie le spectacle. Le camion me dépose au rond-point, 2 km après son rendez-vous pour la nuit. Quelle galère si j'avais dû aller jusqu'à la station service du rond-point par mes propres moyens avec mes 40 kg sur le dos et mon sac de victuailles sous le bras. J'apprécie le geste.

Actions Caritas-tives en Ukraine: Arthur, Polonais, responsable du centre m’accueille une nuit. Je fais le choix de rester deux autres nuits dans le centre. Je peux ainsi participer ou mieux observer ce qui s’y fait et être „acteur” même si la „discothèque” – une party organisée par le veilleur pour les handicapés - m’empêche de trouver le sommeil, la veille de mon départ.
Je passe la journée du samedi avec les enfants. Une « corps de la paix » américaine les encadre et essaye de recréer sa « petite Amérique ». Je déjeune avec eux d’une soupe de pommes de terre, de purée garnie de chou rouge, sauce champignon et d’une tranche de mortadelle. Le dimanche, avec José né en Argentine en 1946 et revenu avec ses parents ukrainiens en 1954 suite á l’appel de Staline, je visite une ancienne base militaire russe qui abritait des têtes de missiles nucléaires dont la puissance équivalait á 60 fois celles conjointes qui ont servi á détruire Hiroshima et Nagasaki. Cet endroit en cours de rénovation est utilisé maintenant pour loger et réhabiliter des drogués et des gens qui sortent de prison. Nous échangeons en Espagnol. Il met à ma disposition un vélo afin que je puisse faire le tour de la base qui couvre 85 hectares. Caritas a investi le bâtiment principal et l’annexe qui fournissait le chauffage et l’eau chaude. 14 hommes et 2 femmes sont ainsi éloignés de toute tentation, à 8 km de Drohobych, bourgade qui compte 850 ans d’existence. En 1939, la ville comptait 10 000 Polonais, 10 000 Ukrainiens et 15 000 Juifs (40%) qui furent décimés dans les forêts proches de Bronice où le camp d’extermination de Belzec en Pologne.
Roman travaille dans la publicité et élabore des clips pour une chaîne de télé commerciale. Il vit avec sa mère Louba. Je l'accompagne jusqu'à son bureau le matin et il m'aide à chercher les adresses des lieux d'accueil d'enfants à Termopils. Je visite seul deux homes d'enfants administrés par l'état. Chez Caritas, je ne rencontre que le gardien d'un bâtiment vide, lieu sans vie et sans âme. Il ne peut pas me donner d'informations et je dois revenir si je veux voir le responsable. Il n'a pas son numéro de téléphone. Lorsque je ressors de l'enceinte avec le VTT emprunté à Roman, je tombe sur le neveu du directeur qui rentre sa voiture dans la cour. Il n'en sait pas plus. Les trottoirs sont si larges qu’on pourrait les comparer à des boulevards et si défoncés qu’ils me donnent l’impression en pédalant d’être assis sur un siège de manège genre « les montagnes russes » !
Les 2 autres lieux sans m'emballer m'intéressent plus : il y a une institution avec 62 enfants jusqu'à 5 ans d'âge (29 garçons et 33 filles) avec pléthore de personnel employé aux services de soins (médecins et soignants, puéricultrices) et à l'intendance (cuisine et lingerie). Je navigue un peu dans les couloirs dans lesquels il est facile de se perdre tel un labyrinthe. Ils servent peut-être aussi au personnel à se cacher et à tuer le temps lorsqu'ils le trouvent trop long. Des petites loges font office de bureaux de chaque côté du couloir. Je dépose des effets et des médicaments pour les moins de 5 ans dans le bureau du médecin. La "maison des enfants" quant à elle reçoit seulement 21 jeunes de 8 à 16 ans (10 filles et 9 garçons) et 2 filles de moins de 8 ans. C'est une structure plus familiale avec laquelle je suis beaucoup plus à l'aise qui dépend de l'église grecque catholique. Les garçons me demandent des maillots de foot et les filles des affaires d'été. Je peux répondre à la demande car j'ai ce qu'il faut; des maillots Adidas pour les garçons et des petits hauts pour les filles. J'y joins des pantalons, slips, chaussettes et 2 savons. Je dois me décharger. Il y a 2 autres centres en ville. L'un, à côté d'un bazar, est pris en charge par des Allemands et Bethléem, le second, est en train de déménager, ce qui fait que je ne peux pas les contacter. Ce sera tout pour l'aide humanitaire que je peux apporter à Termopils. Il me reste encore beaucoup d'effets, principalement des tailles 8-12 ans, ce qui part le plus vite habituellement. Il me faudra visiter d'autres centres ailleurs plus loin sur la route.



Cap toujours plus vers l’Est: A peine sorti de la ville, dans la dernière ligne droite avant le rond-point, j’aborde Zdernek un chauffeur à une station service. J’ai écrit sur une feuille la direction de Khmelnitski et coup de chance, c’est là où il se rend. Il tient son nom d’origine tchèque de sa mère, née là-bas. Il transporte des agendas “l’Oréal” imprimés à Lviv et qui seront distribués aux clientes “klasni” en petit cadeau d’appoint comme les échantillons chez nous. Voila qui me ramène 2200 km en arrière à Paris. Il m’en laisse un et au moment de transvaser les cartons d’agenda dans le coffre du représentant de l’Oréal à Khmelnitski, l’un d’eux tombe et s’ouvre. Quelle maladresse ! Je passe d’un véhicule à l’autre comme si je suivais à la trace ces petits agendas. Nous téléphonons à Woolya qui nous donne deux numéros d’amis proches qui peuvent me dépanner pour la nuit. La mère d’André me répond en russe exclusivement. C’est à cinq minutes à pied de l’appartement faisant fonction de bureau du représentant de l’Oréal. La numérotation des immeubles de construction soviétique est un vrai casse-tête tant ils sont identiques et dévastés. S’orienter devient difficile même pour les locaux. J’apprécie son aide. Clara nous ouvre la porte toute excitée. Elle est visiblement contente de ma visite. Elle est médecin et un peu de plus, je lui donnerai la spécialité de psychiatre si elle ne montrait pas des signes d’hystérie. Elle me parle de yoga et me glisse quelques revues dans lesquelles des corps athlétiques à l’esthétique irréprochable prennent des positions que des yogis asiatiques leur envieraient presque. Ils ont eu Lénine et Staline qui leur ont montré le chemin. Aujourd’hui d’autres temps et d’autres modèles à suivre. Elle m’invite à boire un thé noir et mange du chou parce que, ce serait bon pour le yoga mais pas de viande. Elle me laisse les oeufs et la saucisse qu’elle a frite. Les gens mangent en général froid, du pain tartiné de margarine le plus souvent, avec des cornichons et autres légumes récoltés à l’automne à la “datcha” (maison de campagne) accompagné de viande de porc. Le coeur y est et c’est là le principal même si l’estomac ne suit pas. Bien qu’il y eût une route du thé en Russie autrefois, les gens boivent plus souvent des tisanes ou un ersatz de thé noir. Je me suis ouvert à Clara, pédiatre de profession, à propos des fringues et des médicaments. Nous allons dans une maison de retraite où je peux laisser la totalité des médicaments, ce qui représente en volume une boite à chaussure (2 kg) et dans une famille démunie de huit enfants dont la mère n’a aucun revenu. Je ne sais pas comment les murs tiennent ou si c’est le foyer entre les deux murs qui tient la masure fissurée. De l’autre côté de la couverture tendue – il y en a deux à passer- je découvre 3 lits vides, une maman jeune de visage et son dernier chenapan de deux ans bien robuste pour son jeune age. Il semble accroché à sa mère et lui donner du fil a retordre. Tania choisit les vêtements que je lui présente et lui laisse le pull-over blanc laineux que je porte à l’occasion. Clara est partie visiter des familles proches et j’attends son retour avant de continuer ensemble sa tournée intéressante à plusieurs points de vue. Elle est pédiatre de quartier, une approche collective et de proximité de l’enfance. Seuls les stomatologues et les gynécologues peuvent avoir des cabinets privés. Son mari Yura est anesthésiste à l’hôpital.

Randonnée mortelle dans les catacombes d’Odessa. De 1803 à 1814, Armand du Plessis, duc de Richelieu, gouverneur d'Odessa servit dans l'armée russe contre les Ottomans et est considéré comme l'un des pères fondateurs de la ville. On lui attribue le tracé de la ville, l'organisation des ses aménagements et de ses infrastructures. Les maisons urbaines du XIXe siècle sont construites en pierre calcaire extraite des lieux de construction. Les carrières abandonnées, anciennement utilisées par les membres de la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale, agrandies par les contrebandiers formèrent un labyrinthe de tunnels sous Odessa appelés « catacombes » mais ces visites peuvent être dangereuses car il n'existe pas de carte exacte de ce réseau long de 2500 kilomètres. Avec Dimitri, Nathalie et deux copains, je fais une virée « underground » sous terre. Apres avoir passé une lourde porte de fer non cadenassée, nous remontons à l’aide de lampes frontales, plusieurs centaines de mètres, de l’eau à mi-genoux, dans un étrange conduit cylindrique bétonné (2 mètres de diamètre).
D’ou vient cette eau ? A nos pieds, un rail a du permettre le transport et l’évacuation de la pierre. Nous choisissons à à un embranchement de prendre sur la gauche et une échelle de fer forgé – identique à celui que l’on utilise pour cercler le béton armé – nous permet de prendre 5 mètres d’altitude. Là-haut, le labyrinthe, les salles obscures nous attendent. Nous convenons de suivre le couloir et prendre toujours vers la droite sauf cas contraire si nous butons dans une salle sans issue. Nous fléchons les murs pour indiquer le sens de la marche et une croix dans un carré si l’issue est bouchée. Les appareils photos crépitent. Face de momies, masques mortuaires, moments de folies (vidéo), tout est pris sur le vif un samedi soir à partir de 22h00. Nous en ressortons à 1h00 du matin sains et saufs.

Vinnitsa : berceau du hassidisme. Un vieux camion de l’ère soviétique m’emporte sur une trentaine de km d’ou je redécolle avec Vladimir, un jeune chauffeur jusqu’au centre de Vinnitsa. Je vois rapidement la couche de peinture superficielle dans la rue principale pour rafraîchir les façades. Il suffit de faire un pas derrière et les murs s’écroulent. Est-ce ce que l’on appelle le trompe-l’oeil ? Pauvre Ukraine, en totale décomposition comme une vieille femme vacillante que l’on remaquillerait avant qu’elle ne s’écroule dans son dernier souffle. Il me dépose dans la rue où habite Serge, un contact de Clara. Dès que nous sommes à l’intérieur de la maison, il referme la porte de sa chambre derrière lui. Il est seul, sans travail, vit avec ses parents. Je pars en ville car il fait beau dehors. Je rencontre Natasha, la femme de Victor, rencontrée il y a 10 ans, dans le train en route vers la Chine qui m’avait laissé son adresse. Elle a été pendant 3 ans professeur de russe à Phnom Pen (Cambodge) et prend soin maintenant de sa mère âgée et malade (60 euros mensuels de soins en médicaments). Officiellement, les soins sont gratuits mais il faut payer en fait si vous voulez avoir de bons médecins autour de vous. Quant à Victor, il a fini ses aller-retour et le bizness avec la Chine et vit à Dublin (Irlande). Ils habitent une jolie petite maison individuelle dans la partie la plus ancienne de la vieille ville, sur l’autre rive du Boug. A mi-pente sur la colline, l’église St Georges, la plus ancienne de la région peinte avec des traits verticaux bleu ciel et blancs et construite entièrement en bois sans aucun clou. Il fait vraiment un temps exceptionnel pour un début mars et le soleil couchant illumine le panorama. Je repasse vers le centre et jette un oeil sur la carte de Vinnitsa avant de rencontrer André avec lequel je me dirige vers le parc de la ville. Je l’invite à échanger un moment car il a vécu 4 ans en Irlande, terre d’immigration pour beaucoup d’anciens de l’Est. Il me raconte qu’il a pu acheter un passeport lituanien pour 1200 euros, ce qui lui a donné le droit d’entreprendre dans le bâtiment et de faire des affaires florissantes. C’était sans compter sur les rivalités et les jalousies suscitées par son succès. Lasse de l’attendre, sa fiancée est allée le chercher en Irlande et un Polonais l’a fait chanter. Au lieu de payer, il a préféré vendre et partir en catimini. Ils sont revenus, se sont mariés et il a créé sa petite entreprise dans le bâtiment à Vinnitsa employant une équipe d’ouvriers. 5% de la population détiennent tout le capital et les prix dans l’immobilier sont sensiblement les mêmes qu’à l’ouest à cause du monopole de quelques uns. La révolution orange a soulevé des espoirs vite retombés. La même oligarchie a repris les rênes du pouvoir politique et économique. Il me dit gagner plus de 1000 euros mensuels mais il lui faut compter sur des passe-droits pour avoir accès aux chantiers (SMIC à 60 euros). Quand je rejoins Serge, un peu plus tard à la maison, même comportement, sa mère avec laquelle il n’a aucune relation occupe la cuisine. Je ne peux même pas cuisiner ni pour lui, ni pour moi. Je partage une tablette de chocolat et lis en attendant de m’endormir par terre sur une couette dans mon drap couchette comme d’habitude car il n’a qu’un lit. Dans la nuit quand je me réveille, je suis obligé de lui demander une couverture qu’il n’a pas. Il se dirige vers la penderie dans le corridor d’où il sort deux paletots (mot d’origine russe) de l’armée soviétique qui ont du avoir d’autres honneurs en leur temps de grandeur que ceux de recouvrir le corps d’un français baroudeur en route vers la Crimée.

Crimée : Je tiens le bon bout de la route... Uman’ à presque 200 km. Une dizaine de kilomètres avec une voiture particulière jusqu’à un embranchement important et un « marushtka » m’emporte jusqu’à Nemirov où j’aperçois une Limousine pénétrer dans le village. Le Monde à l’envers ! Un couple dans une vieille Lada, un cochon dans le coffre, la jeune femme fraîche assise à l’arrière armée d’une rose, me dépose à la jonction de la route qui part vers la Moldavie. Je marche 2 km jusqu’au prochain carrefour et enchaîne avec un chauffeur en train de finir sa timbale de café. Ah ! Si je ne demandais pas, je n’avancerais pas beaucoup. Reverrais-je ma Normandie ? Les gens ne s’arrêtent pas du tout quand je pointe le doigt. Ce n’est pas dans la culture du pays (Russie=Ukraine, peu de différence à ce niveau) de prendre quelqu’un en stop. Au volant, en me dépassant, certains me font des signes avec démonstrations à l’appui, le couteau sous la gorge, la carotide tranchée et l’égorgement garanti, d’autres les deux doigts pointés me découpent déjà la nuque. Je n’ai aucun sentiment d’insécurité. Je comprends leurs peurs. Autrefois, l’Union soviétique était un monde fermé, sécurisé qui s’est abruptement ouvert à leur insu et dont ils ne maîtrisent pas toutes les évolutions. Les chauffeurs TIR (Transport International Routier) ne sont pas non plus avenants et plutôt antipathiques. Je dois les aborder un à un à l’arrêt quand j’ai une chance de leur parler. L’acceptation se traduit toujours par : « assieds-toi » comme si je franchissais une porte. Une fois cette barrière symbolique franchie, les gens peuvent être amicaux. Ils ne refusent pas mais je dois m’efforcer de les convaincre. Il n’y a aucune douceur dans leurs rapports entre eux, pas même entre personnes de sexes opposés. Ce sont des relations très basiques, rustres comme s’il fallait à chaque fois qu’il y en ait un qui remporte la palme de la grossièreté. Il n’y a rien d’amical. Même si les contacts sont plus aimables, les paroles sont fortes et appuyées, presque emportées. Ce doit être une histoire de lutte de classe ! Elle a tant marqué les esprits…

Dernière étape avant la république autonome de la Crimée. Je me dirige vers Nikolaiev (234 km) que j’espère atteindre ce soir. Beaucoup de belles cylindrées passent devant moi sans le moindre remords, des routiers aussi. Je me demande si je ne vais pas moisir/mourir mais j’ai toujours espoir qu’il y en aura un qui me sortira de l’ornière. Un père et son fils dans une vieille Lada s’arrêtent. Il est croyant – je le sens – cela se confirme lorsque à Ujno-Ukrainsk’, tout une ville de barres d’immeubles qui n’ont rien à envier à celles du 9-3, de Vénissieux ou de Mantes, nous déposons dans une église protestante les sacs qui remplissent tout l’espace de la voiture. Nous continuons et dans le coffre jetons au passage une carcasse de cochon découpée en quatre et reprenons sa femme jusqu’à voszonesk’ où la famille habite. Il est 17h00 et il fait presque nuit. Je suis à la sortie de la ville et il n’y a guère de voiture. J’esquisse à peine un mouvement du bras qu’un bus vide surgit et s’arrête sur mon injonction. Je monte et ne remarque aucun passager si ce n’est l’homme sympathique d’origine macédonienne qui me donne la permission de monter dedans et m’asseoir. Il m’adresse quelques mots en français, grec et anglais. Je pense à un transfert de ville à ville quand je note une passagère assise au troisième rang. Ils se rendent à Simferopol en Crimée mais je prends la ferme résolution de descendre à Nikolaiev même si je ne suis pas sûr d’y trouver un lit. Le bus passe sur le boulevard plutôt animé mais peu éclairé où piétinent trois filles, genre poupées russes d’un soir. Je comprends l’allusion du brave type d’origine macédonienne quant à ma future rencontre ce soir, un gars ou une « dievoutchka » (fille) dans ce quartier où j’ai une adresse.

La Crimée au bout de la route: Depuis l’aéroport de Simferopol, la ligne de trolley-bus la plus longue au monde (96 km) court jusqu’à Yalta dont les fameux accords allaient sceller le sort du monde en deux blocs le 11 février 1945. Habités par les Tatars massivement déportés le 18 mai 1944 par Staline comme forme de punition collective pour avoir collaboré avec les Allemands, c’est avec un Moldave vivant à Odessa qui va chercher des choux à Saki en Crimée qu’il revendra dans sa boutique que je vais franchir la frontière symbolique de cette péninsule qui jouit d’un statut spécial d’autonomie à cause de sa position stratégique toujours disputée entre les grandes puissances. Je pousse avec lui jusqu’à la côte dans un cul-de-sac, le soleil en suspens au dessus de la barre de joncs qui me cache l’horizon. Les rues principales dans les bourgades en Crimée lorsque j’en fais le tour en stop, à pied (60 km) portent encore le nom de la révolution, celle qui date de 1917 et de son rattachement à l’union soviétique sous le nom de République autonome soviétique socialiste de Crimée en 1921, les statues de Lénine toujours debout... je suis en pleine ère post-soviétique dans une Crimée russophone à l’autre bout de l’Europe que je peux observer par le bout de la lorgnette depuis Sébastopol, siège de la flotte de l’armée russe. Presque 4000 km à l’Est de Paris et je dois penser au retour.

Prochaine étape: Nous, citoyens de l’Europe réunifiée n’avons plus besoin de visa pour accéder á la Moldavie. Après la Transylvanie (anc. Province hongroise), à moi la Moldavie et pourquoi pas la Transnistrie (tant qu’à faire pendant que j’y suis) mais tu connais toi, la Transnistrie ? Elle n’est pas reconnue par personne mais se reconnaît elle-même comme pays indépendant. Tintin, c’est en Syldavie (TranSYLvanie + MolDAVIE = Syldavie) qu’il a mis les pieds et puis d’abord, je ne suis pas un personnage de bandes dessinées… puisque je suis bien vivant. Indice: La Moldavie est située entre la Roumanie et l’Ukraine et la Transnistrie est située entre la Moldavie et L’Ukraine.