La sortie de Budapest atteinte en marchant le long du Danube puis avec un autobus jusqu’à la dernière station, nous nous retrouvons sur l’autoroute de Szeged (a 220 km). 10 minutes nous suffisent et Ralf s’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence, ouvre son coffre et en route pour Thessalonique à plus de 1000 km de distance. Il a longtemps conduit des camions neufs en transit vers l’Iraq, l’Iran et dispose maintenant d’une flotte de taxis à Vienne (Autriche) où il vit. Il a pris la route car un Allemand avec lequel il habite vient de décéder en Grèce et cela nécessite une visite au consulat d’Allemagne pour s’occuper des papiers pour le rapatriement. C est un professionnel de la route, calme, pondéré et discret. Je lui propose de conduire mais il assure seul jusqu’à Thessalonique sans aucune pause sinon un plein d’essence à Nis (Serbie) où nous hésitons sur la route à prendre, soit le chemin le plus court vers Istanbul via la Bulgarie, soit nous le suivons via la Macédoine, contournons la Bulgarie et transitons par la Grèce. Nous ne regrettons pas notre choix car la route sinueuse, encaissée est magnifique et verdoyante. Même la petite Macédoine dispose d’une autoroute avec péage, une façon comme une autre d’avoir une bonne raison de prélever une taxe.

Nuit dans l’Espace, baignade dans la Méditerranée et bientôt la frontière turque. A l’arrivée, nous lui demandons si nous pouvons dormir dans sa voiture break où tous les sièges sont inclinables tandis qu’il doit dormir à l’hôtel à cause de ses rendez-vous le lendemain au consulat. La nuit est réparatrice. Il nous retrouve allongés sur les sièges à huit heures le matin et nous le lâchons là où nous avons dormi pour aller nous asseoir et petit-déjeuner à la terrasse d’un café. Nous nous extrayons de la ville et longeons la Chalcidique avec Anastase, professeur qui rend visite à ses parents. Il nous dépose près de la plage et nous ne laissons pas l’occasion de nous baigner dans l’eau très fraîche bien que ce soit la Méditerranée. Cela nous permet de faire la toilette, ôter la sueur de la veille (24 degrés en Serbie). Au sortir de la plage, arrêté au feu, j’avise un petit camion identique à celui de Janos le Hongrois. Avec le même aplomb, je lui demande à travers la vitre baissée dans une sorte de galimatias – un mélange de grec, d’allemand et de turc – s’il peut nous emmener. Quand nous sommes assis dans la cabine, je me rends compte qu’il est turc et peut nous emmener jusqu’à Ipsala, la frontière gréco-turque (400 km) où il nous lâche au magasin détaxé (duty-free).

Passeurs de frontières, passeurs de voitures. Un couple d’auto-stoppeurs avec un véhicule enregistré dans leur passeport ! Emplettes faites, de l’arak (en turc) appelé encore ouzo (en grec) qui est un alcool anisé et des loukoums, confiserie aromatisée à la gomme arabique ou à l’eau de rose, nous sommes dans l’obligation de trouver un véhicule pour traverser le nomad’s land et passer le pont entre les deux pays. Notre chauffeur turc nous a lâché prétextant une visite chez le médecin à la frontière. Je ne sais pas de quoi il a eu peur. J’avise un extraverti que je crois être Italien tellement il est expressif et gesticule. Il s’appelle Claudio et me demande de patienter et l’attendre. Il effectue un aller-retour aux douanes et revient avec une seconde puis une troisième voiture. Il les a ainsi ramenée depuis Patras, port d’arrivée de la liaison Ancône – Igouménitsa - Patras en retournant à chaque fois les chercher une à une en autobus. La Turquie est grande et il doit dans l’immédiat les passer sur le pont, celui que nous ne pouvons pas traverser à pied. Le destin nous a permis de nous rencontrer dans la même unité de temps, d’espace et de lieu. Claudio a la chance de tomber sur deux auto-stoppeurs dont l’un à pour objectif la Géorgie, pays dont il est originaire et vers lequel les voitures sont destinées à être revendues. Nous passons donc le pont chacun au volant d’une voiture. Il nous demande d’attendre que les formalités de douanes soient expédiées et ne voit aucun inconvénient à nous emmener vers Istanbul.

Transit rapide de la Turquie avec une pause à Istanbul. Je vois l’opportunité de transiter 1500 km environ d’une seule traite jusqu’à Batoumi (Géorgie). J’en parle à Valérie qui a acheté son vol retour en ligne (par Internet) Istanbul-Bâle Mulhouse et doit décoller dans 48h00. Elle doit profiter de notre passage à proximité de la ville pour descendre et y passer 2 jours avant de retrouver l’hexagone où son travail d’infirmière libérale l’attend mais les évènements vont se précipiter et le destin nous surprendre. Après un moment d’attente, Claudio retrouve 3 amis venus à sa rencontre en chauffeurs. Ils partent ensemble à la douane mais il revient bientôt et nous demande d’inscrire les voitures dans chacun de nos passeports afin qu’il ne puisse pas les vendre en transitant dans le pays, ce qui nous oblige à ressortir avec puisqu’elles seront enregistrées dans nos passeports. Shukri, son fils et son beau-frère n’ont pas de passeport. Si Valérie le fait, elle ne peut pas descendre à Istanbul mais doit continuer vers la Géorgie. Je pensais faire valoir ma carte d’identité pour passer la frontière. J’ai un visa arménien sur le passeport et j’ai peur qu’il ne suscite trop de questions et de curiosité de la part des garde-frontières. Je me soumets et sors mon passeport pour les besoins de la cause. Avec Valérie, nous en discutons. Elle a le temps de faire l’aller-retour jusqu’à la frontière et revenir en avion jusqu’à Istanbul. Nous accordons notre confiance à Claudio et acceptons d’enregistrer une voiture sur chacun de nos documents. Il accepte en contre partie de prendre en charge ses frais de voyage retour vers Istanbul où elle sautera d’un avion dans un autre si la chance le permet. Finies les formalités, je garde le volant jusqu’à Istanbul où nous dînons d’un chawarma, sandwich dont la viande émincée est marinée une dizaine d'heures dans une préparation parfumée à l'aide d'épices. Elle est ensuite cuite à la broche verticale ou au four puis servie dans du pain libanais généralement accompagnée de navets roses émincés, d'oignons coupés en ailerons, le tout parfois relevé d'une sauce à base de crème de sésame. Nous goûtons un jus de carotte et de grenade dans le quartier géorgien à Aksaray entre les strip-club aux toilettes immondes et infâmes à côté desquelles les filles se déshabillent et se maquillent et quelques boutiques ouvertes 24h/24.

Autour de la mer Noire jusqu’à la frontière géorgienne. Valérie n’a pas besoin de conduire car Shukri bedonnant associé à Claudio, son fils et son beau-frère ont fait la route pour conduire les voitures. Je laisse le volant à Claudio avant de me rendre compte d’après les remarques de Valérie qu’il est complètement épuisé. Je le reprends. Il a confiance, essaye de garder un oeil ouvert sur la route mais le sommeil le terrasse. Nous échangeons le volant plusieurs fois avant de nous garer après le Bolu vers 3h00 du matin pour y finir la nuit. Nous sommes deux par voiture mais je commets l’erreur de couper le moteur alors les autres le laissent tourner pour s’assurer un peu de chaleur. La nuit est froide et le gel nous saisit au petit matin. Nous attendons sagement que les autres se manifestent. Nous sommes dans une voiture dont la batterie n’arrive pas à recharger. Ultime supplice, à l’aube, il nous sortir dans le froid et la pousser pour pouvoir la démarrer. La journée sera longue malgré l’itinéraire sur les bords de la mer Noire via Samsun et Trébizonde où nous achetons le billet retour de Valérie pour le lendemain soir 22h00. Nous atteignons le poste frontière Turco-Géorgien de Sapi vers 20h00. Les véhicules dédouanés retirés de nos passeports, Shukri nous invite comme il nous l’avait annoncé dans sa maison de maître géorgienne à quelques bras de la Mer Noire. Nous sommes reçus comme des princes avec de la nourriture en abondance, de la vodka, une bonbonne de vin géorgien, beaucoup de gentillesse et délicatesse de la part des femmes et une chambre d’hôtes spacieuse bien gagnée.

Nos chemins/destins divergent; l’un vers Tbilissi, l’autre retour vers Istanbul. Claudio doit rentrer en Suisse où une nouvelle voiture achetée en ligne sur Internet l’attend et il retourne en Turquie vers 18h00 avec Valérie. Je les accompagne jusqu’à la barrière qui sert de frontière. Je fais demi tour, dors un peu plus de deux heures et reprends le volant pour aller jusqu’au bout et finir ma mission : emmener ma Belle au marché aux… voitures de Tbilissi la capitale comme d’autres emmènent leur chameau au souk où elle se retrouve noyée parmi quelques centaines de véhicules de marque allemand ou français pour quelques dizaines d’acheteurs intéressés. Comme le gain est d’un bon rapport qualité/prix – le jeu en vaut la chandelle ! – ceux qui sont assez chanceux de décrocher un visa et peuvent aller en Europe reviennent les mains sur le volant… Ainsi une voiture achetée 1000 Euros peut-être proposée et revendue 3,5 fois son prix d’achat. Le visa Schengen en poche, il suffit juste de se déplacer et le profit est énorme tant que le marché n’est pas engorgé ni saturé. De nuit, nous longeons la mer Noire avant de bifurquer dans les terres pour arriver à Tbilissi vers 8h00 le matin. Il n’y a que des voitures à vendre qui roulent au milieu de paysages assombris par la nouvelle lune.

Un sentiment de désolation et une impression de cataclysme. Lorsque je traverse le pays, les maisons et bâtiments sans toits ont été soufflés par une explosion ou bien une guerre nucléaire a enlevé toute vie. Je ne peux m’empêcher de penser à la Tchéchènie proche tant la mort rôde dans les lieux sans vie, inhabités et détruits. Valérie a eu un choc à Batoumi et j’ai été aussi agréablement surpris par les couleurs de la ville. Mais je suis retombé dans une république de l’ex Union Soviétique où les villes fantômes sur les bords des routes défoncées sont désertées et vides. Ce n’est pas possible de survivre sans chauffage, ni eau courante maintenant que l’état n’est plus responsable. Les habitants traînent leur misère en ville et portent le fardeau d’années de privations. Les routes sont parsemées de trous et un chauffeur éclate un pneu dans un énorme nid-de-poule. Nous nous rangeons pour changer la roue. Tandis que nous nous affairons, une autre voiture importée d’Allemagne celle-ci, saute dans le même trou d’eau avec le même résultat. Je ne peux me retenir de pouffer sans éclater de rire. Au bazar des voitures d’occasion, je quitte Shukri et son fils pour gagner le centre ville de Tbilissi où je dépose mes sacs à la Guépéou (ancêtre du K.G.B). Je croise des jeunes femmes au teint livide et à la peau terne, certaines d’une soixantaine d’années ont le visage aminci et cerné, les sacs plastiques en main témoignent d’une vie rude, où les soins rudimentaires et besoins alimentaires ne sont plus assurés. Un des murs du marché est même tombé sans être relevé. Le vieux Tbilissi fait pitié. Des maisons victoriennes d’un autre siècle en ruines aux fenêtres délabrées et balcons suspendus à-je-ne-sais-quoi ont rendu l’âme. Dans le quartier des artistes, un caricaturiste m’affirme que le pays ne donne plus à manger à ses habitants. Je peux sentir la faim qui les tiraille. La détresse se lit sur les visages émaciés. Qu’est-ce que fait donc le président-étudiant strasbourgeois Saakashvili pour solutionner les tiraillements, conflits et remplir les ventres affamés de ses pauvres concitoyens à part badigeonner de peinture quelques avenues répertoriées de la capitale ? Assurément le pays le plus pauvre autour de la mer Noire. Ni caviar, ni or noir mais un dénominateur commun à tous ces pays parcourus depuis août 2006 : le raisin avec une production vinicole géorgienne de qualité qui s’enorgueillissait de garnir les plus belles tables du régime soviétique. Adossé au grand Caucase, la Géorgie offre toutefois une géographie hormis les plans citadins et urbains avec de beaux panoramas de haute montagne.

A l’Armée du Salut à Tbilissi. Je surprends George en train de faire le plein dans une station. Je ne suis pas sûr de reconnaître l’écusson de l’Armée du Salut car c’est écrit en géorgien et cela me parait court comme traduction. Il m’embarque. Dommage que George parte demain à Moscou. Il me laisse entre les mains d André, le responsable du centre où j’aperçois des jeunes en pleine activité. Je fais connaissance avec leurs deux femmes très sympathiques. André est devenu officier de l’Armée du salut pour la servir lors de son implantation en Géorgie en 1993. Adepte du mountaineering, scoutisme, il se dit “non Européen” alors que physiquement tous les Européens sont des Caucasiens puisque issus de cette race et que l’adjectif caucasien constitue une acception pour classifier les individus à la peau claire de l'espèce humaine. Ses traits physiques le trahissent mais pas sa façon de penser qui est anti-occidentale, anti-capitaliste. Il est aigri, a du ressentiment vis-à-vis des Occidentaux qui ont réussi à imposer un système de valeurs avec lesquelles il n’a pas été familiarisé, éduqué et qui ne lui appartiennent pas. Un modèle s’est imposé au détriment d’un autre et certains ont des raisons d’en vouloir à l’Ouest d’avoir fait « tomber le mur » et désorganiser tout un modèle de société où l’éducation, la santé, le travail étaient un droit de la famille assuré par l’état. Certains citoyens ne demandent pas plus que cela. Le droit au voyage et la liberté de penser est un luxe qui n’est garanti ni à l’Est, ni à l’Ouest. Il ne l’était pas pendant la période communiste, il ne l’est pas plus aujourd’hui à cause du prix exorbitant des déplacements et de l avènement de nouvelles ploutocraties encourageant les fortes inégalités et une classe moyenne pratiquement inexistante.

Etape finale : La Birmanie en passant par l’Arménie. Au total à peine 5 jours ont suffit pour parcourir presque 6000 kilomètres avec seulement 7 véhicules dont 2 nous ont emportés pendant au moins 1000 km. Deux autres voitures compléteront mon trajet jusqu’à la capitale arménienne donc 9 au total. Peu avant de quitter la Géorgie, à 200 mètres du poste-frontière, j’aperçois un panneau sur lequel est indiqué : BURMA 1 km. C’est le nom que portait en anglais le pays dans lequel j’ai passé un an en 2005/06 et dans lequel je dois retourner bientôt pour y finir mes études. Signe du destin ou simple coïncidence ? Les deux gars qui m’ont embarqué en Géorgie et avec lesquels j‘ai passé la frontière me laissent dans un quartier d’Erevan, la capitale arménienne. Celui-ci s’appelle Bangladesh, pays voisin de la Birmanie, autre signe prometteur d’un retour annonciateur.