Relation d'un voyage en auto-stop à Cuba (Mars-avril 1998)
Par Benoit Grieu, :: Cuba :: #14 :: rss
En préambule, une petite analyse numérologique: C=3 U=6 B=2 A=1.Soit CUBA = 3 + 6 + 2 +1 = 12 assimilé au « pendu » qui se réduit à 1 + 2 = 3 avec l’image du sacrifice et du de la victime. Quand on connaît la situation politique et économique de l’île, on comprend le rapport et il est inutile d’en écrire plus long à ce sujet.
Mais que fait donc Cuba avec les pays « riches et célèbres » du 3 ? Il est clair au moins que son rapport avec l’Espagne est étroit et dure encore de nos jours. Il persistera encore longtemps à cause de l’héritage culturel et du vecteur que représente la langue.
Mais que fait donc Cuba avec les pays « riches et célèbres » du 3 ? Il est clair au moins que son rapport avec l’Espagne est étroit et dure encore de nos jours. Il persistera encore longtemps à cause de l’héritage culturel et du vecteur que représente la langue.
Quant à la relation avec les autres pays riches, la chance matérielle dont bénéficie les natifs du 3, comme l’Allemagne par exemple, se trouve contrecarrée par les effets secondaires de l’embargo imposé par le pendu (12). Comment l’île ne serait-elle pas asphyxiée après 35 ans d’un rigoureux blocus économique et politique imposé par le « grand frère ».
Comme pour tout natif du 3, la religion est importante. Dans ce domaine, il peut être soit athée, soit «grand prêtre». Alors Fidel Castro serait-il le « grand prêtre » athée du paradis cubain ? On sait quel parti il a choisi pour embarquer ses fidèles et les inciter à le suivre.
La visite du pape marquera-t-elle un pas important dans l’histoire cubaine et favorisera-t-elle un rapprochement entre le communisme étatique et l’œcuménisme de l’église catholique ?
A l’approche d’une passation de pouvoir, le « grand prêtre » confiera-t-il la grande île à Dieu tout puissant ?
Doit-on cautioner le régime castriste en y mettant les pieds ? C’est absolument le libre arbitre de chacun qui fera la différence. Soyez à l’écoute de votre inspiration et votre intuition vous guidera ! Si vous tenez compte de votre analyse personnelle numérologique et que vous êtes du 3, le voyage à Cuba ne saurait tarder si ce n’est déjà fait. Vous allez adorer, c’est fatal !
Un grand désir de me rendre sur l’île m’a toujours animé. En tant que voyageur au long cours qui utilise essentiellement des transports collectifs par voie terrestre, j’ai retardé mon passage sur l’île car elle est seulement accessible avec l’avion.
Cuba avant que le vieux lion ne meure !
Cela fait cinq ans ou plus que j’ai envie de parcourir Cuba, encore appelée la Grande île ou le crocodile vert. L’ouverture du pays aux visiteurs en 93 facilite désormais les séjours même si le régime ne voit que l’aspect économique avec l’arrivée de « portefeuilles ambulants » (touristes). Des boutiques s’ouvrent sur le modèle des ex-pays de l’Est, où l’on paie en dollars U.S.$.
Des produits d’importation de moindre qualité y sont vendus. La devise est d’acheter au moins cher pour revendre avec un tel bénéfice que le peuple ne peut se permettre ces achats, à moins de faire partie des 15 % de la population ayant accès au dollar (envois de l’étranger ou tourisme).
L’anniversaire du trentenaire de la mort du Ché en 1997, la visite du pape en février 1998. Autant d’événements rapprochés qui m’ont poussé à faire le petit saut, 40 minutes de vol, depuis Cancun au Mexique. La dernière raison n’en est pas la moins importante : voir vivre et écouter les cubains à propos de leurs conditions de vie avant que le « Vieux Lion » - Fidel Castro - ne meure.
Pas trop excité à l’idée de voyager à Cuba mais sûr que ce sera une expérience nouvelle ! J’ai tellement eu à faire face à des situations inattendues depuis 18 ans que je n’en suis pas à une près. J’ai du passer tant de frontières - dans l’ex -U.R.S.S. ou les pays satellites de celle-ci à l’époque des tensions Est - Ouest et du mur de Berlin. J’avais été réellement impressionné par mon passage de la frontière ukrainienne en janvier 1996 - en route en auto-stop de la France vers l’Australie - et de la vacuité, du vide, du « néant » qui se trouvait derrière cette protection toute artificielle. Comme si l’on voulait empêcher le principe naturel des vases communicants. Quand l’un est trop plein, la théorie veut que le surplus de liquide, de flux, d’informations passe dans le second pour rétablir l’équilibre. Cela s’est passé ainsi entre les deux Allemagnes jusqu’au jour ou sous la pression du trop plein d’idées à l’Ouest, le mur a cédé pour rétablir l’équilibre et la libre circulation des idées et des informations. Relique de ces anciens pays satellites où je me suis rendu de nombreuses fois avant l’éclatement de l’empire soviétique, je ne m’attends à guère plus de surprise de ce côté-ci à Cuba.
1.Dans l'avion: Tout le personnel cubain à bord nous salue sans euphorie. Une hôtesse a le type européen - slave - ou d’ascendance espagnole. Sa peau du visage n’est pas très belle mais un fond de teint empêche les boutons d’apparaître. L’éclosion précoce se fera au printemps. Elle les étouffe jusqu’à la prochaine poussée de sève. A défaut de fard, d’autres aux revenus plus modestes utilisent du talc. Le siège 9c m’est attribué et je suis entre deux merveilles de la nature. Je viens juste de quitter deux Argentines que j’en retrouve deux « châtaignes » à mes côtés Je me suis délecté d’un verre d’eau minérale pour me dessécher la bouche. Mon corps ruisselle de sueur quand je pose mes épaules à côté de Caroline, la plus proche de l’allée. Elles conversent mais je les « délie » de leur complicité et m’immisce subrepticement entre leurs deux sièges. Je glisse de légers « papotages ». Elles séjournent 6 jours sur la grande île - complexe hôtelier de Varadéro oblige - avant de poursuivre avec un vol vers Buenos Aires.
J’attends avec impatience le repas qui va nous être servi bien que je sais par avance qu’il sera léger. Vu les restrictions alimentaires dues à la situation économique catastrophique, c’est certainement ce qui va le plus me faire défaut sur l’île. En attendant, c’est peu mais bon. Suffisant pour me maintenir en vie aujourd’hui, 17 mars 1998. La mini bière (25 cl) me donne un sang nouveau et régénère mes globules rouges. Elle agît telle une perfusion de glucose et me maintient en vie.
Un Américain, grande taille et queue de cheval, veut que nous réservions un taxi ensemble à la sortie de l’aéroport. Je n’en ai nullement l’intention et n’ai jamais posé les fesses dans un taxi. C’est une prise de tête que j’évite. Deux bonnes raisons à cela ; le prix de la course à discuter quand on ne connaît pas le cours de la monnaie et il convient de s’orienter dans la ville sinon il vous emmène en bateau.
Un numéro de « Granma » en anglais mais il est aussi publié en français nous est offert pour nous informer. Je le garde en pensant qu’il fera figure de numéro historique quand sera passée l’heure du castrisme.
2.Formalités et passage en douane: On se doit de réserver trois nuits en atterrissant sur l’île. Je ne tiens absolument pas à grever mon budget. J’ai dans l’idée d’éviter la réservation : « Je pars aujourd’hui pour Holguín dans le sud » et je compte donner le nom d’un hôtel là-bas.
Voilà mon asperge américaine qui tente une seconde approche dans la file d’attente. Pourvu qu’il ne me fasse pas rater mon plan ! On a chacun ses priorités. Malgré qu’il soit Américain banni par les Cubains, il se fait du mouron pour arriver à La Havane alors que j’en suis à méditer sur mon passage devant les officiers de l’immigration. Je discutais avec une Cubaine exilée à Miami quand il m’a interpellé alors que nous montions dans l’avion. Ce serait plus facile à moi de le retrouver qu’à lui de me repérer. Il fait la queue derrière mes deux belles plantes Argentines au guichet extérieur. Dans la ligne de passagers qui nous séparent, attend un jeune homme de type asiatique que je suppose être Japonais.
J’attends sereinement derrière une femme imposante avec une fillette de trois ou quatre ans qu’une préposée à l’immigration, fardée de blanc, ballade jusqu’à la porte pour donner le change. Je garde l’air sévère et l’évite bien qu’elle meure d’envie de m’aborder. Je ne m’exprime qu’en anglais, son point faible ; ce qui fait qu’elle ne me pose aucune question. Elle meure d’envie de me demander mes papiers mais elle ne dépassera pas les limites que je lui impose. Depuis mon rang, j’ai tout loisir de remarquer qu’ils sont deux à inspecter les documents à l’intérieur de leur petite loge en bois. Je n’ai jamais vu ça auparavant. L’un assis pose les questions habituelles à tout service d’immigration et un autre debout sur le côté, légèrement en retrait, supervise la situation et intervient au besoin. Si je n’avais pas eu de délai d’attente, je ne l’aurais probablement pas remarqué. J’aurais pu supposer qu’un collègue était venu conseiller le premier en difficulté mais en tournant la tête à droite et à gauche, je note qu’ils sont tous deux par cabine : le premier assis, le second en poste surélevé d’observation. Les guichets sont tous occupés par une paire de même sexe. Aucun couple mixte. J’ai choisi de passer avec deux femmes mais le guichet voisin libre, m’appelle et je glisse vers deux hommes. L’un des deux m’y engage et je n’ai d’autres solutions. Peu de questions mais des regards inquisiteurs qui me jaugent. A ceux-ci viennent s’ajouter deux officiers supplémentaires. Ils sont maintenant quatre ; c’est le maximum que puisse contenir la cabine. A tour de rôle, deux manipulent mon billet d’avion pour savoir où je continue après mon séjour cubain. Mon explication donnée à propos de mon déplacement dans le sud leur paraît plausible et ils semblent connaître l’auberge bon marché que je leur ai mentionné. Un cinquième plus communicatif les rejoint. Plus vicieux et sournois aussi. Il sait parfaitement que je parle l’espagnol car il m’échappe. Le peu que je dise est trop correct et bien accentué pour quelqu’un supposé buté sur les mots. Mon instinct linguistique me trahit.
J’insiste pourtant à parler l’anglais que je traduis par épisode en espagnol. Plus je persévère dans ma détermination, plus le type s’accroche farouchement à son obsession. Je ne comprends pas sur le champ le sens de son questionnement et ce qu’il cherche à savoir. Je me fourvoie avec des réponses évasives et en dehors du sujet. C’est seulement quand j’ai l’autorisation de passer le contrôle que je comprends son travail d’agent. Ce qui le tracasse ; Pourquoi, de nationalité française, ai-je atterri à New York avant de traverser tout le Mexique pour m’envoler à partir de Cancun ? Qu’est-ce que cela suppose ? Bon questionnement d’un agent bien entraîné intellectuellement et rompu au service secret. Après plusieurs réponses inadéquates, il jette l’éponge et abandonne.
Je crains à un moment que l’affaire ne prenne trop d’importance car je suis le dernier des touristes à être ausculté et passer mon examen de conscience. Les mouches suceuses sont toutes autour de moi et les guichets voisins sont vides. Pourquoi ne pas se garder un morceau de viande pour passer l’après-midi ? Le presser, le marteler et le pressurer afin d’en extraire le jus concentré et la matière grise. Je franchis le portillon sur ma gauche car l’accès m’y a été autorisé. J’attends que le tapis roulant m’apporte mon boudin ficelé quand je m’aperçois qu’il gît à 20 mètres d’un autre tapis arrêté. Comment a-t-il atterri ici ? Mystère et boule de gomme. Je passe au vert car je n’ai rien à déclarer. Je voulais passer par le corridor « à déclarer » pour éviter toute suspicion mais il est tellement encombré que je l’évite. En fait, pour m’être attardé à l’immigration, je passe la douane hauts les mains. Aucune objection sinon quelques questions pertinentes pour la forme de la part d’une jeune douanière.
3.De la piste d'atterrissage à l'autoroute: Je me hasarde progressivement à l’extérieur des couloirs de l’aéroport sans être apostrophé par qui que ce soit. Je ne sais pas si je suis surveillé mais j’ai l’impression de fauter comme si je prenais un corridor interdit ou à contre sens. Je tente ma chance sans retenue. Les taxis ne sont pas agressifs mais plutôt passifs. Une zone de stationnement, partie intégrante de l’aéroport, où des voitures brinquebalantes sont garées, attirent mon attention. L’atmosphère est bon enfant et la chaleur supportable car une île est toujours ventée. J’hésite entre aller sur le parking et sortir de l’aéroport. Je tâtonne et questionne pour savoir où se trouve l’autoroute et me dirige vers un abribus en ciment. Il n’est pas desservi et je dois marcher si je veux en gagner un autre. Je saisis l’occasion qu’un camion sorte pour demander ma direction et qu’il m’avance plus loin. Il travaille sur les infrastructures aéroportuaires et me « pouce » un peu plus loin. Le chauffeur est un brave homme costaud, à qui j’offrirai bien un rasoir, mais me retiens de peur de le froisser. Selon lui, il fait bon vivre à Cuba et la vie est normale. Je profite du fait qu’il vient à peine de me déposer pour accrocher une autre opportunité avec un jeune conducteur, père de deux fillettes auquel j’offre deux colliers. Aimable et la peau préservée, il ne semble pas être attaqué ou rongé par les vicissitudes de la vie. L’austérité ne se lit pas sur les traits de son visage d’une douceur infinie. Il m’avoue pourtant qu’elle n’est pas de tout repos. Il tire peu de profit de ses 180 pesos de salaire mensuel (8 dollars soit 50 fr.) et cela ne lui suffit pas pour bien vivre. Le peso remonte un peu ces dernières semaines et s’échange à 20 pesos pour un dollar au cours officiel. Après les années qui ont suivi l’éclatement de l’empire soviétique, il s’échangeait à jusqu’à 150 pesos pour un U.S $ ; ce qui donnait l’équivalent d’un peu plus d’un dollar mensuel soit moins de 10 fr. Y aurait-il une embellie concernant l’économie cubaine ?
Le paysage extérieur me rappelle trop l’Est. État de désolation, de tristesse que ne suffisent à combler le vide laissé par quelques bâtiments et usines d’un ton grisâtre et peu reluisant. Cela ressemble trop à l’Est après l’Est ! Si seulement ils savaient ce qu’il existe à l’Ouest, ils n’accepteraient pas cet état de dénuement extrême. Plus démunis qu’eux, tu vis misérable !
4.L'été sera chaud ! A la descente du camion, une jeune Cubaine, très sexy et décontractée, d’une blondeur étonnante est venue prendre ma place à côté du chauffeur. Il me dépose sur le pont qui enjambe l’autoroute et m’avertit que je vais devoir mettre la main à ma poche si je veux continuer en auto-stop. J’ai une vue d’ensemble de la difficulté qui m’attend. J’aperçois un attroupement à 1 km de distance supposé être un contrôle d’embarquement mis en place par des agents gouvernementaux. Je reste à distance du troupeau et converse avec deux jolies jeunes filles qui ont déjà mangé du Français alors que deux autres « nice looking girls » remontent sur le pont que je viens de quitter. Mama mia ! Retiens-moi ou je fais un malheur ! Ah ! Ces Cubaines !...
J’échange avec les auto-stoppeuses, courtoises et polies, dans l’attente d’un véhicule depuis 5h00 du matin. J’avance un peu plus loin pour converser avec deux de leurs camarades dans la même galère qui finissent par décoller une demie heure plus tard. L’une d’elle séduisante porte un maillot justaucorps d’un rouge vif qui lui moule la poitrine. Elles se rendent à Las Tunas et me réclament un regalo. Abusant de leurs charmes, je ne succombe pas bien que entièrement sous l’effet de la séduction. C’est au tour d’un jeune couple familial - le frère et la sœur - de m’approcher. Après m’avoir suggéré la hua hua ou la location d’une voiture, ils remontent vers le contrôle d’embarquement des voyageurs. La sœurette est moulée de la même façon que la précédente à l’exception de ses seins en forme de poire plus fermes à cause de son jeune âge (19 ans) qui bataillent pour ne pas mourir écrasés sous le maillot bleu. L’échancrure m’autorise une vue plongeante au creux des fruits gorgés et je ne résiste pas à contempler le téton qui se dessine sur le devant du justaucorps. Je me glisserais volontiers entre les deux minuscules monticules jusqu’à me laisser glisser en rappel au niveau du proéminent mont de Vénus où je m’accrocherais par la langue. Jusqu’à ce que la « petite mort » la secoue et avant que je ne trépasse, je tenterai l’impossible remontée vers les couches supérieures - grands tétons en exergue. Ligne d’horizon ou d’illusion à laquelle s’accroche la vision d’un homme sans soutien (-gorge). Bouées de sauvetage baignant dans un océan de chaleur corporelle et se perdant dans des flux sécrétés intensément. Effluves d’un corps perdu qui s’abandonne à lui-même. Pourquoi m’attarder à draguer et tester mon degré de séduction ?
5.L'auto-stop étatisé:Et l’auto-stop dans tout ça, où en est-il ? Vu le nombre de passagers dans l’attente d’un éventuel camion, je décide de prendre la vie du bon côté. Rester optimiste, quoi ! C’est bien la première fois que je vois sur la route plus de stoppeurs que de véhicules. Dans tous les pays où je vais, je suis à peu près le seul à pointer le doigt mais là, aujourd’hui, la concurrence est rude. Par groupe entier, ils s’agglutinent et essaient de prendre d’assaut ou de conquérir un camion. Plus d’une centaine de personnes lèvent le pouce devant des camions surannés, poussifs, polluants, pétaradants et peu nombreux. Espèces de monstres noirs encrassés et encalminés qui s’alignent les uns derrière les autres, semblables à des fourmis revêtues d’une armure qui les alourdit considérablement, au point que chaque tour de roue semble hypothétique. Je remonte petit à petit la longue file glanant ici ou là des informations. On me conseille vivement d’agiter un billet vert - la couleur du dollar américain - pour embarquer plus rapidement. Il n’en est pas question.
Mes trois sacs m’épuisent. Cela fait 7000 km - depuis le Québec - que je les ballade à la force des bras. Je vais pouvoir commencer à les vider. Les colliers du carnaval de la Nouvelle-Orléans (Louisiane) sont vivement appréciés et entretiennent l’amitié. J’en ai plusieurs milliers. Je passe ainsi deux heures à papoter agréablement avant de me décider à joindre le gros de la troupe qui attend derrière les barrières au punto amarillo.
Ariel vient à passer et je l’aborde pour lui demander conseil. Il m’explique le fonctionnement et m’introduit auprès de Virgilio, inspecteur préposé de l’état pour faciliter le transport des voyageurs à la recherche d’un véhicule. Virgilio, habillé en civil, est entouré d’une équipe vêtue de jaune d’où le qualificatif de « punto amarillo » - point jaune - donné à ces points d’embarquement à cause de la couleur de leurs salopettes.
Depuis 1989 et la chute du bloc soviétique, l’aide extérieure a été réduite et les importations pétrolifères rationnées. Les Cubains, depuis dix ans, vivent une « période spéciale » de rationnement. Cela implique des transports collectifs défaillants ; d’où la débrouille et le système D dont tout le monde fait preuve pour pouvoir survivre. Je m’en suis déjà rendu compte.
De bus, il n’y en a tout simplement aucun. Virgilio est un brave homme avec un cœur en or et prêt à me rendre service. Je ne lui cache pas que quoi qu’il ait besoin - nécessités de la vie quotidienne comme des lames à raser ou du savon - je peux lui en fournir si ça lui fait défaut mais il ne paraît pas intéressé par l’aspect matériel. La nuit va bientôt tomber et précipiter le départ. Dans ce cas, peu importe où le camion m’emportera. J’avise trois énormes Cubaines, bien noires de peau, qui font le pied de grue, bavardent bruyamment et laissent éclater leurs rires. Je me joins à elles et Isabela, me traite de « cara de loco ». Je leur cède à chacune un collier avant de grimper dans la remorque sur l’injonction du responsable. Je ne suis pas sitôt installé que je vois leurs gros popotins se hisser par dessus la ridelle. Première arrivée, première servie ! C’est Isabela la plus rapide à s’installer entre mes jambes. Selon le contexte des pays machistes, je lui plais et elle m’a choisi : je suis son homme. A moi d’assumer et d’assurer !
Isabela, Clara et Nieta diminutif de Antonieta sont toutes trois mères célibataires et ont les seins plats et longs en forme de planche à repasser qui pendouillent de tous les côtés. De vraies Afro-cubaines, quoi ! Isabela me confie qu’elle a un garçon et une fille de 15 et 10 ans.
L’ambiance monte d’un ton quand Mario m’apostrophe dans un anglais correct. J’insiste en espagnol sur le fait que nous sommes à Cuba et que la langue nationale est celle de Cervantès. Je ne me sens pas à l’aise de parler la langue de l’Oncle Sam au pays de José Marti, patriote et père de l’indépendance cubaine. Je ne souhaite pas faire d’apartés mais au contraire me fondre parmi les masses populaires. C’est une des raisons pour laquelle je voyage - mange, dors - comme les autochtones le font. Plus proche de la population et vivant dans les mêmes conditions, le vécu conjugué au quotidien permet de mieux cerner la réalité.
Mario m’a bien compris. « De donde eres ? » (D’où viens-tu ?). Ils me citent les grandes villes de France et finit par Le Havre (Normandie) avant que je ne le coupe. Il veut décidément jeter de la poudre aux yeux et éblouir son auditoire composé d’une cinquantaine de passagers. De propos culturels et intellectuels, nous sautons à des grivoiseries.
Trois hommes montés à bord avec leurs bicyclettes s’échauffent autour d’une bouteille de rhum payée 62 pesos (3 dollars soit presque 20 fr.), le tiers d’un salaire minimum. La meilleure qualité a été choisie.
Après un verre de yaourt de soja très nourrissant dont se sont gavées mes trois négritas, j’ai le droit à un peu d’intimité l’obscurité nous enveloppe. Les plaisanteries les plus douteuses fusent au fur et à mesure de l’état d’ébriété avancée des trois gais lurons soutenus par l’assemblée générale. Ca rigole de tous les côtés ! Un jeu de mots dont je suis l’auteur et dont je n’étais pas conscient m’est venu à l’esprit. Je suis la victime dont on se moque. Mario parle plusieurs langues car il travaille avec les touristes et chante pour eux dans les complexes et c’est là ou je devrais me taire. Je l’invite à se produire devant l’assistance et l’incite à nous faire partager son « espectaculo » à 17h00. Je mets l’accent sur le « u » au lieu d’accentuer le « a » et il faut comprendre que je lui demande de montrer son cul ! Fous rires interminables garantis !
6. En route pour Cienfuegos:Isabela se sent mal et trop à l’étroit. Elle se lève et se tient debout adossée contre les bicyclettes. Des fourmis dans les jambes l’ankylosent et lui commandent de bouger. Sa copine est morte de jalousie d’avoir été prise de vitesse et mise à l’écart. C’est la vie !
Je peux coucher chez Mario qui descend en premier ou mieux chez Isabela au niveau de Matanzas mais la route et ses chemins m’appellent. Je veux profiter de l’occasion qui m’est donnée de continuer avec le camion jusqu’au terminus : Cienfuegos, la perle du sud.
Nous sommes cinq à aller au bout de la nuit ; un couple, deux femmes et un oncle et son neveu avec lesquels je me lie d’amitié. Raphaël, adolescent de quinze ans, a froid et je tire un pull-over bleu ciel du sac boudiné pour qu’il puisse se couvrir. Je lui en fais cadeau ainsi que d’un cuissard.
Nous faisons plus amplement connaissance et au bout de la course, nous descendons ensemble de la benne, seuls rescapés de la cinquantaine de passagers. Il est environ minuit et ils m’invitent à les suivre. J’espère que cela ne portera pas à conséquence car je sais qu’il est interdit d’être hébergé chez un particulier à Cuba. Il y a deux types d’hébergement possibles sur l’île : les hôtels contrôlés par l’état et les particuliers payant une patente et autorisé par l’état à louer des chambres. Je ne respecte ni l’un, ni l’autre des deux cas de figure. Reynaldo et Raphaël ne semblent pas s’en soucier le moindre du monde. Rey parlemente d’abord avec sa mère et lui explique les circonstances de notre rencontre. J’attends sagement à l’extérieur sur le seuil de la porte dans la rue éteinte. Je pense que ce ne sera pas possible car elle doit prendre de gros risques et faire face aux autorités si elles viennent à savoir qu’elle m’héberge. Elle approche en chemise de nuit de la porte entrebâillée et jette un coup d’œil pour me jauger. Elle m’écoute mais je crois qu’elle m’a d’emblée acceptée. Son ange gardien lui commande de m’accueillir et elle écoute les sentiments qui poussent une grand-mère à prendre son petit fils dans ses bras. Mère nourricière, elle nous prépare une omelette aux herbes avec du riz et des haricots. Cela me nourrit et revigore. J’arrose le tout avec une tisane du Canada partagée avec Ramona. Le temps est venu de s’étendre et j’hérite malgré mes récriminations du lit deux places de Reynaldo et Raphaël. J’ai pleine confiance en la famille chez qui je dors mais c’est vrai que si mes sacs ont peu de valeur à mes yeux, il représente un pécule important vu l’état de dénuement de la population. Que tout soit réparti et distribuer selon les besoins des gens et les hasards des rencontres. Pour qui saurait en tirer bénéfice, le montant égalerait plusieurs mois de salaire.
Le réveil est matinal. Je me mets à l’écriture tandis que Ramona prépare un café agréable au goût et bien noir. Ici, on ne triche pas car il vient de la sierra d’Escambray, parc national sis à côté de Cienfuegos. Le café croit dans les zones froides et j’ai l’intention d’aller y distribuer mes chemises à manches longues en provenance du Québec.
J’écris, j’écris tellement à les décontenancer. Des pages et des pages... Avec le marc de café que je réchauffe, j’ajoute de la farine pour faire des bouillies et j’avale le tout. Je prends mes précautions en ce qui concerne la nourriture et suis prêt à manger ce que j’aurais sous la main.
Heureusement que je ne suis pas des plus difficiles... L’écritomanie me reprends jusqu’à 14h00.
Je n’ose pas sortir de peur d’être repéré et dénoncé. Je fais connaissance avec les sept petits-enfants de Ramona, déjà arrière-grand-mère. J’évalue les besoins et les nécessités de la famille. Je questionne pour savoir s’il est préférable de donner le lot de médicament au « médecin de la famille » - il existe un cabinet par quartier - ou bien au directeur de l’hôpital. La santé et l’éducation sont gratuites à Cuba mais il y a carence en médicaments pour soigner. A cause de l’embargo en cours depuis 36 ans, les principaux laboratoires pharmaceutiques qui disposent de succursales aux États-Unis ne peuvent fournir le principe premier avec lequel les Cubains pourraient fabriquer leurs médicaments.
Je prépare une salade d’un kilo de riz mélangé avec du thon et six œufs. Le rationnement permet la consommation de deux œufs par personne par quinzaine. Nous en avons exceptionnellement autant parce que Reynaldo les collecte et les achète pour aller les revendre à La Havane en train. Il s’assure ainsi un petit revenu en ces temps de disette et permet à la famille d’en avoir régulièrement à défaut de viande ou de poisson. Les ingrédients noyés dans la masse de riz suffisent à peine à donner le goût de poisson. Ramona a cette réflexion qui en dit long sur les conditions de vie qu’elle connaît depuis les années de vaches maigres : « un petit quelque chose en plus et on a ce plat succulent et délicieux ». Une boite de thon se vend 1.50 U.S $ dans une boutique seulement accessible avec le billet vert. Les produits de première nécessité font cruellement défaut : le beurre, le sucre et l’huile que je n’ai pu obtenir. Ce à quoi Monga - diminutif de Ramona - m’a répondu : « on vit dans une misère ». Je me suis hasardé en ville discrètement. Le choix est à faire entre des magasins d’état disparates aux étagères vides et les boutiques à devises hors de prix. Il faut compter 10 dollars pour acheter 1l d’huile, 1 pot de mayonnaise et 1l de lait en poudre. Extrêmement cher si l’on tient compte des revenus minimums mensuels de l’ordre de 7 dollars.
7. Le choc émotionnel: Raphaël et son cousin se proposent de me guider en ville et m’indiquent le bureau de poste. Les lettres et les cartes postales sont timbrées respectivement à 75 et 45 centimes de pesos. Encore eut-il fallu que j’en emporte quelques unes avec moi !
Nous continuons par la voie piétonne avant que mes guides ne soient interceptés par un policier. Il leur est conseillé d’arrêter de me suivre et les soupçonne de vouloir me délester. De beaux restes coloniaux dans cette ville au passé historique chargé. Je leur explique effectivement que je suis mieux de continuer seul à découvrir le centre ville. Je ne vais pas m’y perdre et j’ai l’habitude d’investir des lieux inconnus. Je poursuis jusqu’au parc José Marti dont les bancs peints apportent une nuances aux couleurs naturelles. Dans un coin de la place, un slogan avec un portrait géant de Ché Guevara m’impressionne : « Tu ejemplo VIVE - Tu ideas perduran » (Ton exemple est vivant - Tes idées sont toujours d’actualité). J’ai aperçu sur un fronton du Prado un patriotisme du même genre.
Je me promène dans le parc que je contourne puis m’égare cinq pâtés de maison plus loin avant d’y revenir. Je vais faire une photo noir et blanc avec toute ma famille nourricière et reviens à pied vers le parc. Sur le retour, je remarque une caisse enregistreuse de marque National datant de 1890. Elle est à moi pour la somme de 25 dollars (150 fr.) mais quel poids ! Le gérant du bar veut aussi me vendre une petite horloge d’appartement de l’époque victorienne pour 50 dollars. Je suis persuadé que ça en vaut beaucoup plus mais il est prêt à se débarrasser de tout à n’importe quel prix pour récupérer des billets verts. La population est aux abois.
8.Tricher pour survivre:Dans le parc Marti, j’attends que réapparaisse le soleil couchant caché par les nuages. Un jeune homme m’aborde bon enfant et me demande si j’ai besoin d’un hébergement. Il me propose une chambre chez son grand-père contre un cadeau de bienvenue. Je lui demande d’être plus explicite et je comprends qu’un pantalon de bonne facture devrait satisfaire le vieil homme. Raoul me confie que, avec sa profession d’agent de surveillance et son salaire de 148 pesos mensuel, il ne peut décemment vivre. Quant aux retraites des personnes âgées, elles sont si peu élevées qu’elles sont négligeables. Il est très correct jusqu’au moment ou surviennent deux de ses relations proches dont un cantinier. Il me raconte qu’il est obligé de voler pour manger car ses 100 pesos (5 dollars soit 30 fr.) mensuel ne lui suffisent pas pour manger. Raoul me prouve qu’il a les moyens de s’habiller : chaussures à 150 dollars la paire d’après ses dires et un pantalon de marque français dont il me fait voir la griffe. Son pantalon n’a rien d’extraordinaire mais il est mettable. Ailleurs, il serait jetable. Il se donne l’illusion de pouvoir jouer les dandy.
Lequel des trois prend l’initiative ? Je ne sais plus mais c’est un marché juteux qu’ils me proposent. Le cantinier a tiré un billet de 100 dollars de son portefeuille et me le tend. Ils ne trichent pas avec moi et me disent qu’il est faux. C’est après le système qu’ils en ont et qu’ils veulent gruger car la société ne les fait pas vivre. Ils me font penser à des adolescents attardés vindicatifs à l’encontre de la société. Il s’agit pour moi d’aller acheter quatre bières et un paquet de cigarettes au restaurant touristique de la place où font halte les groupes en autobus. Le tenancier ne se méfiera pas à cause de mon statut d’étranger sinon le détecteur est mis à l’épreuve. Je reçois le change en retour et j’empoche 20 dollars ; délictueux mais fructueux ! Je ne tiens pas particulièrement à ce genre de petit commerce où l’on finit toujours par se faire attraper. Ils me mettent dans la confidence en partie mais je crains que n’y soit mêlé la police ou le restaurateur. Il suffit alors de faire chanter le pigeon pris au piège. La tentation est toujours forte d’empocher trois mois de salaire en un tour de main sans se fouler le poignet. Ca fait déjà un moment que nous causons sur le banc et nos gestes mafieux n’échappent pas à l’attention des badauds. J’avise la voiture de police stationnée devant le bar restaurant et elle me dissuade de passer à l’acte. Attention à la délation ! Il faut savoir que deux Cubains sur trois sont des indicateurs. Après plusieurs mois de frustrations passés à Cuba, j’aurais certainement de bonnes raisons de tirer ce que je pourrais de l’état. Je dois me rendre à l’évidence ; je suis commotionné de retrouver les conditions de vie identiques à celles qui existaient dans les pays satellites de l’Union Soviétique.
9.Le vide complet ! - Le néant - L'abysse ! Les rues sont désertes et les magasins vides. Les ménagères ont le caddie sous le bras pleines d’espoir que les produits de rationnement soient livrés. Très rapidement, Monga me met au parfum et m’informe. Chaque soir, un quartier est délesté par souci d’économiser l’énergie que l’état n’est plus capable de fournir. Le gaz est introuvable donc de ce fait hors de prix et l’alcool disponible pour les lampes d’éclairage est insuffisant pour tenir le mois. Depuis plusieurs années, elle est contrainte de tout cuisiner au charbon de bois.
Le riz et les haricots noirs sont l’alimentation de base de la population cubaine et font partie des produits courants rationnés mais qui ne font pas défaut. Dans le même cas, le sucre et le sel font partie des ingrédients délivrés sur ordonnance mais toujours disponible une fois par mois. Les quantités accordées sont consignées dans la libreta et dépendent du nombre de personnes hébergées sous le toit. On y a le droit tous les mois et on n’y revient pas. Ainsi, 2.6 kg de riz par adulte est vendu à prix d’état et enregistré ; ce qui est insuffisant pour tenir quatre semaines. Il faut trouver le complément dans la rue ou dans les magasins à devises à un prix au marché libre. L’huile est en rupture de stock depuis plusieurs années et elle est indispensable à la cuisine cubaine à cause de la friture qui est le principe de base de nombreux plats cubains. On la trouve au prix de 1,55 dollar la bouteille de 0,75 l au shopping et 20 pesos (1 dollar) le demi litre au marché noir dans la rue. Le pain, s’il est livré, est à peine mangeable et le savon tout juste bon à faire fuir les puces d’un chien que l’on voudrait baigner. On fait le maximum avec le minimum !
Dans ces magasins rutilants où tout est mis en valeur en devanture, les petits plaisirs de la vie - gâteries, bonbons, stylos - coûtent cher. Les sodas se vendent 0,65 centime de dollar et les colliers plastiques 2 U.S $ la paire alors que j’en ai des milliers dans mes bagages.« el mundo esta loco !» : Le monde est fou ! J’entends à longueur de journée cette réflexion.
La question essentielle pour ne pas dire existentielle que se pose un Cubain à l’aube du vingt-et-unième siècle est celle primordiale de la survie alimentaire. Que vais-je manger aujourd’hui ?
Dans la rue, nous en sommes encore à l’époque du cheval taxi et de la calèche. Le pittoresque de la carriole dont les roues cerclées frappent les pavés donne une note surannée au décor.
Il est parfaitement clair que Cuba est en état de dépendance totale de l’étranger et du dollar en particulier. La « dollarisation » galopante de l’économie cubaine prend les habitants de la grande île en otage. Une famille qui n’a pas de relation aux États-Unis ne peut que difficilement survivre. C’est pourtant le lot de la majorité de celles-ci. 85 % de la population fait sans. L’économie cubaine est sous perfusion et pour combien de temps encore ?
Il faut envisager un changement politique important pour une économie plus ouverte mais l’embargo, décrété par les États-Unis depuis 1962, ne jouent pas dans ce sens.
Je crains que cela ne change du tout au tout. L’exemple des pays de l’Est est là pour nous le rappeler. La faillite d’une économie contrôlée par l’état sans transition vers le libéralisme a été trop rapide. D’un modèle qui se veut gestionnaire et impartial à un libéralisme débridé et désordonné, la situation est désastreuse. Le consensus serait de marier la cubaine à l’occidentale et de faire un mélange des deux.
Pourquoi la Cubaine s’y colle ? En stage de préformation, elle s’initie et tire le maximum de bénéfices qu’elle peut soutirer.
Par pur souci de l’exotisme ou pour faire vivre leur famille, elles s’acoquinent avec l’étranger. Elles sont charmantes et séductrices mais ce sont de pauvres filles livrées à elles-mêmes. Elles sont la plupart jolies, joueuses et fines et on sent la culture cubaine à fleur de peau. Prêtes à s’enflammer sur un boléro ou au son de la salsa, rumba et autres musiques de l’île qui est un vrai paradis pour danseurs et musiciens.
10.Repos et farniente à Cienfuegos: Une journée de découverte qui ne tient pas vraiment ses promesses. Avec le marc de café, je sors des crackers. Sur le trottoir, deux Cubaines longilignes m’adressent des coups d’œil complices et font une pause pour sucer une glace. Je rentre dans une librairie où une cliente me sollicite pour changer 50 dollars. Avec son mari qui travaille pour la compagnie nationale pétrolière et elle-même dans la restauration, ils gagnent bien leur vie. Elle veut convertir son argent pour acheter des vêtements pour habiller son enfant. Des classiques sur la révolution française et mexicaine sont en vente pour la somme modique de deux pesos. Aragon et Malraux ont été traduit à la sauce cubaine. Il y a de quoi se nourrir intellectuellement à défaut de pouvoir le faire autrement même si, c’est bien connu, la littérature ne nourrit pas son homme. Les livres paraissent avoir été publiés au siècle dernier mais suivent en fait la vitesse de dégradation des édifices publics. L’humidité leur donne plus de volume et les alourdit. On les croirait sortis des caves du Vatican tant ils sont vermoulus et piqués.
Je débarque chez Ramon à 13h30 qui ne m’attendait plus. Il est parti faire un tour et il faut lui téléphoner pour qu’il vienne. Je l’ai rencontré hier soir sur le malecón en discussion avec deux amis et il m’a invité à le visiter. Il m’emmène à la marina et un vieux rafiot baptisé « le temps de vivre », en piteux état, sait que ses heures sont comptées.
Les contacts se font et se défont au fil du voyage et enrichissent mon quotidien depuis une vingtaine d’année. Il suffit parfois d’une seule rencontre pour que je me satisfasse pleinement de la relation. Et l’Autre, dans tout ça, qu’en retire-t-il ? Un naturel pour aborder les gens me permet d’entrer dans leur vie et leur intimité et me retirer sans les blesser aucunement mais ils en ressortent rechargés, pleins d’espoir et d’énergie. Certains me paraissent insignifiants, vide de sens et creux au bout de peu de temps - voir même quelques minutes - et d’autres très rares me passionnent. Pourquoi une telle inégalité sociale, culturelle et intellectuelle existe-t-elle entre les humains ?
Une « aire de récréation » sur le modèle de ceux que j’ai vu à l’Est, il y a une quinzaine d’années, est à l’abandon. Destinée à amuser la population, ces endroits sont plutôt des zones pour occuper les adultes entre les mains de qui on met une bouteille d’alcool - schnaps en Allemagne de l’Est, palinka en république Tchèque et rhum à Cuba - avec un fond musical pour finir de vous abrutir. La combinaison des deux conduit à l’abêtissement aussi sûrement qu’un ouragan déferle avec violence et vous martèle les tympans. Plus c’est bruyant, plus on se sent seul devant sa bouteille sans communiquer avec ses voisins. Le modèle parfait qui engendre l’abrutissement et permet de noyer son oisiveté parfois empreinte de frivolités. Des femmes fréquentent ces lieux publics pour vous consoler et recoller les morceaux d’une vie antérieure, vivre le moment présent ou se projeter dans le futur. Quelques arbres témoins d’une époque révolue osent résister à la tourmente et la violence des éléments humains déchaînés. Ces parcs d’attraction sont souvent présentés comme des points de vue touristiques et peuvent éventuellement servir de point de contrôle des étrangers. Il est de bon ton de s’y faire voir. C’est d’ailleurs l’endroit de prédilection pour se faire appâter par les piranhas. J’y rencontre toutefois un ancien entraîneur national de l’équipe d’aviron cubaine qui eut l’occasion de faire un stage d’entraînement en 1984 à Vichy. Il fait une chaleur étouffante bien qu’il y ait toujours la brise pour nous rafraîchir les épaules. Je reviens « à la maison » et passe par le parc pour remettre une savonnette et un stylo comme prévu à une vieille dame. Chemin faisant, je rencontre un groupe de jeunes dont l’un souffre de maux de tête violents. Il me suit jusqu’à la maison où je lui donne un remède. Je reviens juste pour déjeuner d’une assiette de riz aux haricots, tomates et bananes plantains cuites à l’eau car il y a pénurie d’huile. La viande hachée est au menu ; ce qui en fait une journée exceptionnelle.
Mince ! Une panne d’électricité au moment ou je voulais compléter mes journaux et m’avancer pour quitter tôt demain matin. Cette étape m’a permis d’alléger mes sacs mais c’est encore insuffisant. Ramona a parlé autour d’elle et j’ai distribué à toute sa famille d’abord avant d’éparpiller le reste. De trois sacs, je n’en ai plus que deux.
J’ai beau essayer de dormir. Ca gueule de tous les côtés ! Les murs d’agglomérés laissent passer l’humidité et le toit de tôle répercute les rayons du soleil. Entre le toit et les murs, l’espace n’est pas suffisant pour aérer correctement l’intérieur. Des ventilateurs d’appui se chargent d’éloigner les moustiques allergiques aux courants d’air. C’est Ramona qui m’a avoué qu’ils étaient de la partie ce soir car je ne m’en serais peut-être pas rendu compte. « Abuela » comme tout le monde l’appelle est un terme affectueux pour mentionner le respect qu’on lui doit. C’est une personne généreuse avec un grand cœur de qui tous dépendent ; une « mama » italienne à la sauce cubaine. Sa petite fille vient passer toutes les fins de journée avec elle jusqu’à ce que son mari vienne la chercher après son travail. Si jeune, si tendre, si jolie et si puérile, elle a peur de l’obscurité naissante et se réfugie chez sa grand-mère. Ils ne rentrent pas ce soir et couchent à même le sol alors que je ne peux pas laisser mon lit conjugal. Ils le refusent.
11.Visite à l'hopital:Je vis dans le quartier le plus défavorisé de Cienfuegos qui à pour nom San Lazaro et il existe en moyenne un médecin de la famille pour 10 000 habitants. J’emprunte la bicyclette à Leyanis endormie pour aller porter les médicaments au directeur de l’hôpital car c’est le choix que j’ai fait. Absent, j’ai une entrevue avec le sous-directeur à qui je remets la totalité des antibiotiques, antalgiques et fébrifuges. Je garde sous la main des anti-diarrhéiques, un anti-infectieux intestinal et toute la nivaquine. C’est tout juste si l’hôpital dispose d’une pharmacie. Tout est désespérément vide ! Des antalgiques à base de paracétamol sont parcimonieusement donné pour éviter de se retrouver sans. Il y aurait tellement à faire ici que c’est à peine inimaginable. Un garde-chiourme vérifie le contenu des sacs du personnel au sortir de l’hôpital. J’ai aussi droit à la fouille. Je récupère ma bicyclette auprès du préposé chargé de les garder et, de retour à la maison, offre un caleçon et une petite culotte à Leyanis et son mari pour les remercier.
12.Une journée exemplaire: Le mari de Ramona, dur à la tâche, allume plusieurs fois la radio pour connaître l’heure avant de se lever. Radio Granma émet et il s’informe. Un canal - une voix. Il y a bien radio free Cuba à partir des États-Unis mais elle est interdite d’écoute sous peine d’amende. L’état cubain n’arrive pas à brouiller complètement les émissions à cause de la puissance des émetteurs. Il compte donc sur la bonne conscience populaire pour éviter la vulgarisation des idées diffusées. Grand-père bossu, il s’allonge très tôt, rompu aux travaux des champs et du lopin de terre qu’il cultive pour ramener des légumes à la maison. Il m’apprend que les États-Unis ont en partie levé l’embargo et Reynaldo m’affirme que les deux pays viennent de signer un accord migratoire. Je rôtis mon pain sur une plaque de tôle et le trempe dans mon café. Qué rico ! L’écriture m’occupe en matinée et j’avale mon assiette de riz avec des haricots noirs et de la sauce tomate épicée avant de filer à bicyclette vers la plage de « rancho luna » distante de 18 km. Je pédale à contre vent et quelques voitures locales ou de touristes louées reconnaissables à leur plaque d’immatriculation noire me dépassent. Le paysage a été agréable jusqu’ici légèrement vallonné ou accidenté avec des vergers - cerisiers principalement - tout autour. L’asphalte est dans un état satisfaisant.
13.Au petit trot: Cienfuegos m’a si bien retenu que j’y passais la fin de semaine. Je suis fin prêt à 11h30 et Monga m’offre de déjeuner d’une polenta sur laquelle je verse un coulis de tomates et de l’huile imprégnée de minuscules piments verts. Dans une autre assiette, une tortilla cuite en spirale m’est proposée. D’une main, je manie la cuillère et de l’autre, je déroule la tortilla. Excellentissimo ! Idéal pour un repas d’adieux et prendre la route. Un plat de résistance comme se doit d’en ingurgiter un voyageur en transit. J’ai l’essentiel dans l’estomac pour tenir la journée. Tanpis si je ne dîne pas ce soir ! Vu ce que j’ai en réserve dans mes sacs, la fin du mois pourrait s’avérer difficile. Ne t’en fais pas, l’ami Benoît ! Lèves ton verre, il restera toujours le rhum ...
11h30 : Je suis contraint d’attendre car ça tombe à seau alors que l’eau ne coule pas des robinets ! L’eau est distribuée une seule fois par jour et à une heure irrégulière. Des armées de bassines et récipients de toutes sortes sont laissées sous les robinets ouverts. Absolument tout conteneur est réquisitionné au cas ou le précieux liquide se mettrait à couler.
13h30 : Nerlys est prêt pour m’accompagner jusqu’au point jaune dont j’ai fini par oublier l’existence. Nous empruntons une voiture à cheval et marquons une pause pour remplir sa bouteille de boisson gazeuse au goût orange. Nous baissons les bâches latérales découpées dans des sacs plastiques car de grosses gouttes finissent par nous nettoyer le visage. 10 minutes nous suffisent pour atteindre le point jaune où je prends contact avec l’équipe en place. J’explique qui je suis et ma façon de voyager. Aucun camion n’est parti aujourd’hui pour Trinidad sur la route de Sancti Spiritus. Pour ne pas s’impatienter, il va visiter un ami à deux pas d’ici et revient quand les hommes en jaune quittent le point de contrôle. C’est aujourd’hui samedi et les fonctionnaires de l’état se retirent en début d’après-midi. Nerlys m’incite à retourner avec lui mais je résiste. C’est super ! C’est à moi de faire la décision ; voilà ce que j’appelle faire de l’auto-stop ! Lever le pouce et avec toute la puissance de celui-ci obliger le véhicule à l’arrêt. Questionner le conducteur et visualiser l’itinéraire pour planifier et savoir où descendre.
14h00 : Des camions se rendent à Cumayagua en direction de Santa Clara. Nous sommes plusieurs à attendre un véhicule dont un ancien étudiant en langue française. Je pense qu’il a deviné d’où je viens et il m’aborde en français. Je le rudoie un peu car je ne supporte pas que l’on m’interroge en français. Il prend un air pitoyable et je lui demande comment est la situation à Cuba. « Très difficile. Presque inhumaine » me répond-t-il. Je le sais pour l’avoir vu et vécu dans le quartier défavorisé de San Lazaro à Cienfuegos. Inutile qu’il m’en dise plus mais je reconsidère toujours la question sous un autre angle. Les sons de cloche peuvent être différents et les points de vue diverger au contact d’autres personnes. Je joue l’innocent et au besoin, me fais l’avocat du diable. « Mais vous ne voyez donc pas ! » insiste-t-il. « Bien sûr que si ! » et je le laisse désespéré. Il embarque dans une Lada - un particulier qui le fait payer. Et je reste seul au point mort. J’épate Nerlys qui rie avec son copain. Je me bats du doigt sur mon terrain de prédilection et parviens à embarquer dans la benne d’un camion qui me dépose à une intersection. J’avance dans la direction qui est la mienne et Adrianna, jeune poupée au visage particulièrement juvénile et typé, m’a devancée. Environ la trentaine, je la devine mariée. Elle resplendit bien que je ne crois pas tout ce qu’elle me dit. Elle est un mélange de timidité et de perspicacité mais je l’aime telle qu’elle se présente à moi. Elle me pose des questions toutes simples et j’y réponds sans arrière pensée. C’est un brin de femme sans fesses rebondies, ni poitrine opulente mais ce qu’elle dégage est magique. J’ai délaissé l’homme aimable qui m’a courtoisement aidé à porter mon sac jusqu’au croisement et me suis désintéressé de lui au profit d’elle. Il ne doit pas avoir apprécié le peu de reconnaissance dont je l’ai gratifié mais j’accorde plus d’attention à Adrianna qui me séduit. C’est la vie !
14.Adrianna, mon Amour ! Une voiture de tourisme s’arrête au poste d’essence SERBI et j’en profite pour demander au conducteur de m’emmener. Je le pensais Russe mais il s’avère Français et je demande qu’il fasse le même geste pour la gracieuse Adrienna. Je l’ai laissée griffonner son adresse pendant que je courais vers Patrick qui cherchait à s’orienter. Confortablement assis, nous faisons route agréablement tous les trois et déposons Adrienna au chemin qui mène à la « sierrita », un hameau où habitent des membres de sa famille. Elle travaille dans une usine de conditionnement de jus de fruit et vit avec sa mère à côté de la « finguita » où chante Mario. Son visage irradie de joie et elle me plaît. A moi de me donner les moyens de la revoir !
Avant de me lâcher, Patrick m’offre des échantillons de parfum à redonner autour de moi. De corps noirs, les flacons au bouchon couleur or sont tentants et dénotent une marque de prestige. Une Jeep me suffit pour finir les quarante kilomètres qui me séparent de Trinidad. Sur la route, une armée de crabes, pinces pointées en avant, font barrage et empêchent notre progression. Je ne le croirais pas si je n’étais pas là ! Ils la traversent de gauche à droite et vice versa. La plage d’où ils viennent est sur notre droite et ce doit être vraiment effrayant de devoir circuler sur ce morceau d’asphalte à vélo. Ils poussent sur leurs pinces et arrivent même à sauter dans la Jeep. Extrêmement dangereux quand on conduit à vive allure. Le goudron habituellement noir est un ruban rouge du à la multitude de carapaces écrasées par les automobiles. Dommage qu’ils ne soient pas consommables !
15.Portrait du Cubain: C’est l’histoire d’un petit crabe qui montre les pinces pour saisir les pneus du véhicule qui passe. Il veut s’y agripper et se laisser emporter vers un peu plus de liberté. Il est tout ce qu’il y a de plus Cubain, ce petit crabe ! Il l’aime cette île sur laquelle il a grandi mais ses aller retours entre le fossé et l’océan le lassent. Il aimerait s’expatrier et prendre des risques comme celui qu’il prend de se faire écraser quand il traverse le ruban noir sur lequel il aime se faire rosir. Au lieu de prendre l’océan à pleine pince pour quitter le pays, il le prend à contre courant et cela l’amène à l’intérieur des terres. Il sait qu’il y a beaucoup d’eau à passer et que d’autres frères ont essayé avant lui. Ils s’embarquent sur des rafiots de fortune qui ne tiennent pas bien longtemps au grand large. Les terres voisines n’acceptent pas qu’ils mettent pied à terre et les mailles des filets des garde-côtes sont si resserrées qu’il est impossible de leur fausser compagnie et vivre sa propre vie. C’est le panier à salade qui les attend ! A long terme, seul le retour sur leur confetti au beau milieu de la mer des Caraïbes est envisageable. Quand les patrouilles les enferment, ils ne tiennent pas longtemps sans cet iode de l’air marin qui assure leur survie. C’est son sel à lui, le piment qui lui donne la vie.
Déconfit, il s’est alors mis en tête de faire le tour de l’île et d’en connaître tous les plus beaux endroits. Il s’arrêtera là où il approchera de l’extase et goûtera légitimement du bonheur. L’état d’euphorie le portera un certain nombre d’années avant qu’il ne se rende compte que tout est impermanent et illusoire.
Il ne doit compter que sur lui-même et faire preuve de débrouillardise. Ainsi la roue à laquelle il s’accroche l’emporte et lui sert de moyen peu onéreux de transport. Mais il n’est pas seul à vouloir faire le grand bond en avant car l’idéal est bien d’embarquer en cabine première classe avec le chauffeur. Le danger de se faire écraser est bien moins grand mais on rejette souvent les clandestins dans le court-bouillon et c’en est cuit d’eux. On a beau se hausser sur les pointes, la portière est si haute et si rapide qu’il faut s’appeler Carlos Sotomayor - perchiste de renommée internationale - pour pouvoir la franchir. Attendre un camion de l’état et sauter sur l’essieu arrière est une autre solution car il demeure toujours le petit père des insulaires. L’état, c’est lui et il assure leur transport. C’est la seule façon maintenant dont il se manifeste. Lui, le « père nourricier » les laisse mourir de faim pour bon nombre d’entre eux. Tous émérites se tiennent en rang d’oignon sur le bord de l’asphalte prêt à faire le grand saut de leur vie.
D’autres découragés se donnent en spectacle et entreprennent le « saut de la mort » qui les verra passer d’un état solide à celui de bouillie. Ils s’exposent au soleil et chauffent leurs carapaces à vif. La chaleur les cuit sur place et la promiscuité oblige les plus téméraires à s’étaler sur le milieu de la chaussée d’où ils ne reviendront pas vivants. Ils se risquent sur le goudron et leur léthargie les empêche parfois de décoller sec quand un moteur approche. La peine encourue est démesurée pour les risques encourus. Ils resteront dans l’esprit des autres comme de bons camarades révolutionnaires et solidaires mais l’histoire n’en tiendra pas compte. Pour être tombé au combat, la ligne rouge sanguinolente colorée par les carapaces écrasées servira de ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest. Faut-il leur souligner le danger de passer à l’Ouest ? On a du les mettre en garde et celle-ci a du être blanche avant qu’elle ne soit rouge. Ils luttent tellement pour ce qu’ils croient être leur liberté et leur idéal - « hay que luchar » (il faut lutter) - qu’ils perdent de nombreux camarades au moment de la lutte finale. « ja voy » (j’y vais) ou bien « diga-me ! » (dis-moi) reviennent souvent et encouragent les doléances des uns et les confidences des autres. Une manière de se motiver avec ces entrées en matière qui parfois sont abrégées par des interjections de désespoir ou de colère comme : « Madre de pinga ».
Par petit groupe, ils tiennent des conciliabules et échafaudent des plans pour arraisonner tel véhicule qui passera à telle heure. Ce sont des moments de régulation fréquents et réguliers qui les aident à planifier leur vie au quotidien. Ils s’interrogent. Qui peut les sortir de l’ornière ou du fossé béant dans lequel ils se sont jetés pour avoir cru à une liberté factice. Liberté bien illusoire puisqu’ils se sont battus pour elle et qu’elle ne leur a jamais été octroyée. Elle ne peut être que relative puisqu’ils habitent une île. Comme tout insulaire qui se respecte, il surveille, épie et dénonce son voisin. Le « qu’en dira-t-on » dépasse les préjugés pour tomber au stade de la délation. Ce côté relationnel négatif se trouve néanmoins occulté par une joie de vivre et un optimisme constant. Jusqu’où le cultiveront-ils pour éviter de voir une réalité qu’ils ne peuvent même pas imaginer puisqu’elle leur est occultée. Ils ne connaissent pas d’autre vie que la leur. Il leur faut faire le tour de l’île, voir même mieux, la quitter temporairement. Et se jeter pince en avant sur le goudron est devenu le symbole d’un geste désespéré que l’on peut qualifier de suicidaire. Comme d’autres se sont jetés à l’eau. A eux de lutter et de se faire une idée plus juste de ce qu’est la révolution car il ne faut plus leur raconter d’histoire de classes. Ni les bercer d’illusions à moins d’en faire des contre révolutionnaires.
16.Trinidad, la coloniale: A l’arrivée, je dépose mes deux sacs en consigne chez les pompiers et pars en ville. Il n’y a pas de permanence de nuit chez les hommes du feu et je dois trouver une famille d’accueil. Je tamponne mon agenda au bureau de poste où la charmante receveuse me propose une chambre à louer. Je ne retiens pas sa proposition et une dizaine d’autres offres me sont faites au cours de ma ballade au cœur de la cité coloniale. En montant vers la ville haute, j’avise une famille nombreuse en train de prendre le frais sur le seuil de la porte. Des jeunes dont deux bébés et des moins jeunes entourent la patriarche Joséfa qui m’invite à louer une chambre chez elle. Trinidad, la perle de l’Atlantique, est tellement courue et visitée que tout le monde est prêt à loger chez lui. Cette famille n’a visiblement pas les moyens d’héberger les touristes de passage et je joue franc jeu avec eux. Tout en ayant conscience du sacrifice que je m’impose, je leur explique ma façon de voir ; la rencontre, l’échange, le partage. Le vécu est le résultat de la connaissance profonde qui lie les êtres les uns aux autres. Il commence par l’échange autour du partage d’une assiette de riz et ils en acceptent l’idée. J’ai effectivement de quoi les entretenir pendant plusieurs jours.
17.Une casquette prémonitoire:La décision de m’accepter revient au fils de Joséfa, présent sur le trottoir dont le nom anglo-saxon de Nelson est extrêmement rare dans un pays hispanophone. Or figurez-vous que j’ai dans mon sac une belle casquette noire avec Nelson brodé sur le front. En la ramassant sur St Charles Ave à la Nouvelle-Orléans, pendant une des nombreuses parades du carnaval fou, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir en faire. Ce n’est pas mon genre de porter la casquette sinon par gros coup de chaleur et je suis l’antithèse du style nord-américain qui les collectionne. Elle était tellement belle que je n’ai pas pu la laisser tomber. Je comprends mieux maintenant pourquoi la chance m’a mis cette casquette entre les mains. C’est un signe du destin. C’était écrit que nous devions nous rencontrer. L’histoire est belle et ne fait que continuer. Nelson acquiesce. J’accepte de revenir plus tard vers 20h00 avec mes sacs.
J’ai le temps de monter jusqu’à l’église désaffectée et murée pour jouir d’un beau panorama et y assister à un coucher de soleil en compagnie d’un couple de belge. Je change d’avis et passe prendre Nelson au passage pour qu’il m’aide à récupérer mes sacs. Nous traversons la place principale où une fête de la musique a lieu tous les quinze jours. C’est l’occasion de s’enivrer et danser jusqu’au petit matin. La chaleur dessèche les gorges car la bière et le rhum coulent à flot.
18.Saturday night à Trinidad:Eddy, frère de Nelson, m’a proposé de l’accompagner dans sa voiture à cheval. Je finis la tisane que toute la famille a goûtée et appréciée. Nous avons déposé des clients à la « casa del agua » qui, comme son nom ne l’indique pas, est une discothèque. Je me sens sale et pue la transpiration. J’insiste auprès d’Eddy pour revenir me doucher à l’eau tiède chauffée au feu de bois. Je me vêts d’un pantalon et me parfume à la française. Tout le chic parisien pour un vagabond se transformant en un loup galant. Galamment habillés et raffinés, nous repartons en sens inverse et sommes arrêtés par un trio avec deux roues crevées. Eddy doit les emmener chez un vulcanisateur pour qu’ils puissent réparer. Je continue à pied jusqu’à la boite tandis qu’Eddy n’oublie pas d’arrondir ses fins de mois.
L’entrée est de un peso mais Eddy m’a présenté au portier. Je pénètre dans un lieu agréable avec une petite cour intérieure entourée de murailles plus ou moins dégradées. Les jeux de lumière ne permettent pas d’imaginer et de réaliser le degré de détérioration de l’enceinte et au contraire la mettent en valeur et l’embellissent. Vestiges d’un palais, l’ensemble a une touche princière et de jolis corps joliment vêtus et bien proportionnés s’y trémoussent. Quelle contraste avec les toilettes dans lesquelles je patauge désagréablement. L’odeur est à la limite de l’insoutenable. Elles n’ont rien à voir avec les murs antédiluviens et sont de construction récente. Elles ont été noyées par le flot de danseurs émérites et éméchés qui ont joué les équilibristes au-dessus de la cuvette.
Je m’installe sur une marche en haut de l’escalier et c’est le meilleur poste d’observation qui soit pour contempler la foule et ses jeux de rôles. Je lis les paroles des chansons qui défilent sur l’écran et fixe les couples endiablés par les rythmes cubains. Il ne m’en faut de peu que je les rejoigne. Devant le manque d’espace évident, certains dansent entre les tables regroupées. Je me repositionne à plusieurs reprises et parfait ma configuration des locaux. La disco est un cadre agréable et bien aménagé. Des escaliers autorisent une vue d’ensemble du lieu et peut être bien utile si l’on cherche une tête. Un petit palier retient mon attention et surtout une petite noire qui gesticule et fait des siennes avec sa robe une pièce qui la moule du cou aux fesses. Elle a beau tirer dessus ; ses mouvements cordonnés et désarticulés la font remonter tellement elle lui colle au corps et aux fesses, point de mire des regards masculins. Comme une seconde peau, elle suit le déhanchement du corps et glisse vers le haut. Petit bout de chair, elle frétille si bien qu’elle ne peut qu’exciter le regard et susciter l’attention. C’est un appel au viol collectif ! J’aborde sa copine et la regarde danser avec plaisir. Nos regards se fouillent longuement. Nos corps sont en éveil. Nous nous accordons et je la soutiens de mes yeux pénétrants jusqu’au plus profond de son corps minuscule. Je ne me hasarde pas pour danser un collé-frotté - fessier ou vaginal - et reste impassible, scotché sur ma chaise blanche en fer forgé. Je suis médusé et méfiant. Nous sommes deux au monde et il est à nous. Jusqu’où ira-t-on ?
La relation sans même déjà exister est pourtant intense. Laissons nos corps vibrer à l’unisson de nos regards. J’ai peur qu’elle ne soit trop intéressée et n’attaque pas. Elle me dirait s’appeler « Jinateja » que je n’en serais nullement étonné. Ces petites chattes qui cherchent le réconfort et la chaleur dans les poches plutôt que dans les bourses. La relation n’est qu’une excuse pour déshabiller l’autre et lui vider les bourses. Lui pomper tout le liquide qu’il est en mesure de fournir.
Le gong m’empêchera d’intervenir : la fermeture de la discothèque. Son amie l’avait pourtant entraînée vers les toilettes pour la mettre au jus. J’avais déjà sauté du petit palier et atterri sur la piste où je m’ébranlais le corps sectionné par les effets du stroboscope.
Sur l’écran, les paroles d’un loup-garou nommé Denis qui se transformait à Paris. Et si c’était moi, le loup ? Quelle étrange similitude ! C’est la seule chanson que je n’ai pas lue depuis le début de la soirée. Et si c’était l’heure de la métamorphose ? Loup-garou, j’aimerais être pour mieux manger ce petit morceau de chair noire que je sens se rapprocher de moi. Pour mieux lui mordiller cette poitrine naissante mais déjà bien ferme et lui glisser deux doigts dans les orifices les plus sensibles qu’une femme puisse compter. La faire « hurler au loup » si elle ne l’a pas déjà vu...
A peine mes trois adolescentes sorties et éclipsées, je me retourne et retrouve mon cocher avec ses amies. Je remarque deux visages souriants et charmants : l’un tête rasée m’indiffère, l’autre bouclée à la Whitney Houston me séduit au plus profond de mon être. Toutes deux sont marquées par des yeux globuleux saillants et des lèvres pulpeuses avec un nez proéminent. Les traits afro-cubain se dessinent sur une peau foncée. Mirélia, moulée dans une salopette, est plutôt bien de sa personne. Avec sa copine, elle fait de la surenchère et lance : « A quién se lo leva ? ». Je suis ensuite fusillé du regard. J’ai parfaitement compris : « Qui va le sortir ? » et je sais à quoi m’en tenir. Qui va tirer le gros lot ? Mirélia, mère célibataire d’une fillette de 9 ans, sait qu’elle tient le haut du pavé. Elles sont gaies du à la consommation abusive de rhum mais ont tous leurs esprits.
Un fêtard passablement imbibé a gueulé à l’encontre du cheval attelé et l’animal s’est emballé et a presque heurté le trottoir. Je suis furieux pour Eddy que la soirée prenne une telle tournure. C’est son outil de travail, bon sang ! Le cheval pourrait se blesser. Une cochère peu aguerrie prend place à mes côtés et je l’entoure de mon bras gauche tandis que le droit se pose sur l’autre l’avant-bras. A-t-elle réellement peur ? C’est celle qui me plaît le plus qui occupe le banc à mes côtés et elle a su prendre sa concurrente de vitesse. Faut-il que je finisse la soirée avec l’une ou l’autre ? Absolument pas car je suis officiellement l’ami du cocher et membre du petit groupe « las chicas locas » (les filles folles).
La ballade nocturne est agréable dans les rues pavées de l’ancienne ville coloniale. La « casa de la musica » porte mieux son nom. C’est un endroit superbe, bien éclairé, mis en valeur par les jeux de lumière et où la répartition homme/femme est à peu près égale. Nous réussissons à entrer : Mirélia, une amie et moi-même. Les autres n’ont pu forcer le passage. Elle est pleine de vie et nous dansons quelques instants mais son esprit est encore avec ses amis, contraints à l’extérieur. Elle a peur que si on la voit seule avec moi, on la prenne pour une « jinateja ». Elle complote avec un frère de couleur tandis que je monte sur la terrasse pour avoir une vue d’ensemble de la discothèque. Nous en sortons. Elle m’a convaincu de les rejoindre mais je ne lui donne pas la main pour descendre l’escalier. Pas d’intimité au vu et au su du public, elle a sa réputation. En petit comité, je lui caresse les épaules dénudées et lui caresse à l’occasion le genou lorsque nous réintégrons la calèche. Je lui passe aussi une main très douce sur la nuque que je masse sagement tandis que l’autre main lui remonte de la naissance des deux seins jusque sous la gorge. Je lui déboutonnerais volontiers la robe à bretelle jusqu’à la naissance du pubis.
Nous faisons halte devant le « coupé », un bar discothèque à devises. Les autres alternatives ont été éludées car en cours de fermeture vu l’heure avancée de la nuit. Je suis rapidement mis au jus et elle me charge de sortir les biffetons. Le prétexte est une bière dont le prix excède le dollar à l’unité. Mais nous sommes huit et une canette, cela fait un peu juste ! Pourquoi ne pas mettre un pluriel au bout de « cerveza » ? Mirélia m’a dit qu’elle ne buvait pas de bière ; elle travaille donc pour les autres et cherche à me vider les bourses. Sa copine prend la mouche et lui fait une crise de jalousie. Elle quitte en faisant la tête. Au bas mot, la facture sera de 10 U.S $ pour des bières importées alors que leur salaire ne dépasse pas 5 U.S $ mensuel. Je refuse de donner dans le système de l’économie castriste. S’il a besoin de devises, qu’il les acquiert d’une autre façon ! Voilà où elle voulait en venir. Calculatrice, j’aurais préféré qu’elle me les soulage autrement ! Un baisemain pour rester en bon terme et le galant serviteur se sépare de sa dulcinée. Le rendez-vous sur la plage est compromis et la discothèque « las cuevas » attendra ma visite un autre jour.
Avec ma nouvelle famille qui comptent deux bébés en bas âge, je risque un réveil matinal. Mieux vaut que je dorme quelques heures. Eddy dépose chacun chez lui ou à proximité et nous réintégrons le cocon familial.
19. Un biberon en or. ça piaille comme je l’avais prévu de bon matin. Je m’aperçois qu’il n’y a qu’un biberon pour les deux nourrissons de un et quatre mois. L’un doit attendre que l’autre soit repu pour avoir la tétée. Les mères les font patienter au sein. Le second biberon a été cassé et la famille n’a pas les moyens d’en racheter un. C’est incroyable !
J’en sors un du sac que je donne à la famille. Je n’aurais jamais cru que ces biberons, laissés sur la pelouse de St Charles Ave, eurent été d’une quelconque utilité. Je ne me suis pas trop posé de questions et les ai ramassé à la fin du défilé tout comme la casquette. L’un avait bien la tétine un peu terreuse mais nettoyé, il pouvait parfaitement servir. L’autre, de petite taille, donnée à la fille enceinte de Ramona, était tellement chou et mignon. Les tétines sont beaucoup plus tendre et souple que les cubaines. J’ai connu une famille aux États-Unis qui collectionnait les biberons et la mère avait douze biberons à disposition pour allaiter son nouveau-né. A chaque sortie au magasin où ils se fournissaient pour le bébé, ils leur prenaient l’envie d’en acheter un supplémentaire.
Quelle contraste avec l’austérité cubaine !
20. Ma nouvelle famille:J’écris et toute la famille tourne autour de moi. Deux fils, Nelson l’aîné et Eddy le cadet vivent sous le même toit avec leur petite famille et Joséfa règne sur son petit monde. Chaque frère a deux enfants dont un bébé. A cela vient s’ajouter Jordan, une petite-nièce de onze ans élevée par Joséfa. Elle a obtenu la garde de l’enfant car la mère est décédée et le père travaille. Ce qui me fait le plus défaut en cours de voyage ; le vin et le lait. De ce côté-là, je suis chanceux avec les deux nourrissons car le rationnement leur permet 6l de lait quotidien jusqu’à l’âge de deux ans et du yaourt. Les enfants en boivent très peu et le reste, à cause de la chaleur, n’est plus consommable dès 10h00. Le réfrigérateur n’existe pas puisque les coupures d’électricité sont fréquentes. Les plus fortunés ont des modèles anciens au gaz d’une vétusté à toute épreuve. On utilise souvent celui d’un voisin complaisant et qui fait acte de solidarité.
L’assiette de riz avec les haricots noirs est consommée deux fois par jour. Joséfa s’excuse de ne pas avoir de viande faute de moyen. Un peu de viande rationnée arrive avec la libreta sous forme de piccadillo (hachis) mais il se fait de plus en plus rare en ces temps de vaches maigres. Bien que nous sommes à 6 km d’une baie, il n’y a pas plus de poisson. Quand bien même, il y aurait du gas-oil pour sortir et revenir à bon port, la rusticité et le manque d’entretien des embarcations ne le permettraient pas.
21.Club des illusions: Après la folle soirée du samedi soir où je suis réveillé par Éliane vers 5h00 du matin, il me faut bien récupérer d’une manière ou d’une autre. Des pages d’écriture, malgré le sommeil, s’offrent à moi. Le déjeuner dominical s’avère très frugal : une salade de riz aux tomates et aux poivrons. J’emprunte ce que je crois être une bicyclette : un cadre et deux roues avec le frein en option. Je parviens à parcourir une vingtaine de kilomètres et atteindre les plages où les antiques voitures font l’aller retour avec le cœur de la vieille ville. Quelques hôtels de construction soviétique donnent plus l’impression de servir de tour de contrôle et de surveillance des côtes que de paradis touristiques.
J’atteins « pasa a caballo » situé près du phare où le vert domine avec un fond de teint bleu marqué par la baie très large. J’arrive directement sur la plage que je contourne après m’y être baigné. Je pédale sur la grève et dépasse deux poissons carnivores à la recherche d’un bon morceau de viande blanche. Je pose le vélo contre le tronc d’un palmier, les pieds dans le sable, et mon sac dans une chaise longue en forme de baignoire utilisée pour les bains de soleil. Je me plonge dans l’eau pour me rafraîchir et retirer toute odeur de sueur. Ce n’est pas vraiment possible car ma ceinture à laquelle pend ma pochette kangourou en est toute imprégnée. Elle est jaune à cause de l’urée contenue dans la transpiration. Deux couples de Russes s’amusent dans l’eau à côté de moi et l’une d’elle apprend à nager. Sur le sable, deux jeunes paires de tourtereaux, quatre Italiennes et une Québécoise, maquilleuse pour le cinéma et la télévision à Montréal. Elle est en pension complète dans le complexe touristique mais la restauration - pas plus que les chambres - ne vaut pas tripette.
Zone récréative de type club de vacances, l’endroit a connu ses plus belles années au moment où Cuba dépendait de l’Union Soviétique. On ne peut pas dire que cela attire l’œil ou même donne envie d’y mettre les pieds : un bâtiment en fibrociment tout en longueur avec des chambres à l’étage et des cabanons au sous-sol. Une véritable forteresse où les prisonniers s’y promènent bracelet au poignet, histoire de vite différencier qui fait partie de la maison des éventuels intrus. On le vérifie pour pouvoir prendre ses repas. Sûrement que ce lieu dans son temps de splendeur, qui s’apparente à un bunker, a gardé des réminiscences de l’époque où la fréquentation était exclusivement russe, allemande. Loin d’être un opéra, il comprend pourtant plusieurs salles où hurle une disco poussée à son niveau sonore le plus aiguë. De quoi déserter ce lieu de plaisir synonyme de torture morale. Plusieurs voix se font entendre. Ténors essayant de battre outre mesure le volume record en audition. Des voix féminines surtout, censées animer le public parsemé. Quelques bouteilles de rhum n’entament pas la résistance des déléguées à l’animation. Les chambres sont à l’étage supérieur. Il suffit de grimper les marches pour faire le grand bond en avant puis la planche. Au bout du compte, on se lie d’amitié et noue des relations plus fouillées. On se laisse pénétrer d’intenses vibrations et on s’imagine que l’on jouit de la vie. On s’illusionne ! On fait plus parler nos corps que nos têtes. Nos pulsions d’animal irrationnel que notre cœur ou notre esprit. Décadence du genre qui contribuera à la perte de l’identité humaine...
22.Plus misérables qu'eux, tu meurs ! Au retour de la plage, il a déjà commencé à pleuvoir des gouttes. ça tombe plus fort quand je quitte Casilda dont j’atteins le petit port désaffecté. Tout semble abandonné depuis des lustres. Les slogans révolutionnaires n’ont pas été effacés au fil des intempéries mais tellement usités et mouillés, lu et relus que je commence à douter de leur efficacité. Ils sont tous « rouillés » dans la tête des gens.
Je rencontre un couple extrêmement démuni sous l’abribus qu’ils occupent temporairement. Des cartons sont étalés pour s’allonger et s’asseoir dessus afin de protéger de l’humidité et la saleté. Le couple grignote une petite papaye dont je refuse le morceau qu’il me présente à cause du manque d’hygiène. La femme en voie de clochardisation attrape une casserole que lui tend l’homme chauve au faciès d’un noir intense et aux traits accentués. Elle s’assieds et pêche une tête de poisson qu’elle épluche délicatement de ses longs doigts fins avant de la mordiller et l’avaler. La casserole en contient une dizaine et une banane et deux tomates pourries traînent sur le sol. Je m’efface sans pouvoir agir devant tant de misère. Au revoir !... Le retour s’effectue sous les trombes d’eau. Il ne pleut pas souvent sous les tropiques mais quand ça tombe, ça pisse dru ! Je suis trempé de la tête aux pieds et c’est l’affolement dans la maisonnée quand j’arrive. Les lits ont tous été recouverts de bâches plastiques car les flaques d’eau se répandent aux pieds de ceux-ci. Les gouttes traversent la couverture de tuiles disjointes et les gamelles ne sont pas assez nombreuses pour récupérer le volume d’eau. Ca s’affole de toute part pour viser le bon trou qui laisse couler l’eau. Les bras ne suffisent pas pour endiguer les ruisseaux qui se dessinent sur le pavé. Les matelas mousse ont absorbé ce qu’ils peuvent boire. Il faut changer les lits et les attribuer d’une autre façon car les enfants sont prioritaires.
Je dois être solidaire de la famille dans les moments difficiles et ne pas quitter le bateau quand celui-ci prend l’eau. Je ne dis rien, ne rechigne pas et prête main forte pour vider les seaux pleins. D’ailleurs, a quoi bon ! puisqu’ils m’assurent que c’est la même chose dans tous les foyers. Je suis trop fatigué pour évaluer la situation. Il suffit de jeter un coup d’œil par la porte et voir la puissance du torrent d’eau qui déferle en provenance de la ville haute. Vraiment impressionnant ! Un jeune enfant s’y noierait ! Les ruelles se remplissent d’une eau limoneuse tombée d’on ne sait où et qui dévale les pavés imbriqués en quinconce. La pluie va les nettoyer et les lessiver à l’image de ces petits torrents alpins qui se gonflent sous l’effet d’un orage soudain. Il n’y a pas moyen d’y échapper !
Je juge la situation critique et m’effacerai volontiers devant le déluge. Mieux que de m’éteindre, je souhaiterai devenir poisson et disparaître au plus profond des océans. Que le courant m’emporte dans les abysses ou bien qu’il me fasse oiseau et me permette de survoler le déluge d’un coup d’aile.
23:Une journée particulière. J’aime ça le matin me promener et voir la vie qui renaît avec ses contraintes, la ville qui s’éveille en toute liberté. Qui va à l’école débarbouillé porte la jupette à bretelle rouge. Qui fait les courses fait la queue devant les magasins. Qui travaille avec le tourisme démarre le tacot ou attelle le cheval pour attendre le client. Qui fait ses heures à l’usine marche avec ses collègues en blouse jusqu’au lieu de travail. A propos d’usine, il est encore temps pour moi de filer à la fabrique de cigares et voir ces doigts fins qui les roulent avec dextérité. Chacun a sa façon de faire ; sont-ils tous de la même densité et qualité ? Il faut y goûter pour voir. Je visite aussi le temple dédié à Iémanja, déesse de la mer et parle avec éducatrice spécialisée pour l’enfance inadaptée.
L’après-midi est propice aux photos quand le soleil plonge derrière le rideau bleu. Les couleurs en sont d’autant plus atténuées qu’elles dégagent une plénitude. La sérénité de ces petites ruelles est telle qu’on s’y laisserait vivre et mourir. Les soirées sont rythmées au son des tambours qui émanent à la nuit tombée de la maison de la musique. En me baladant dans une ruelle animée, j’ai l’idée d’échanger des colliers de graines locales enfilées sur un fil avec les miens. J’en fais la proposition à Daisy, affreuse mégère d’une avidité qui se lit dans les yeux et Odalys, mère célibataire d’une fillette de onze ans s’approche intéressée par l’offre. Je ne prête pas attention à elle mais c’est après avoir été chercher mes trésors que je la remarque. Je suis assis sur une chaise dans le hall d’entrée de la maison de Daisy et je domine la situation. D’un côté, Daisy s’évertue à fouiller le tas de colliers étalés et de l’autre Odalys les trie pour contrebalancer les vingt colliers que j’ai choisi. De mon poste d’observation, j’ai une vue plongeante sur ses deux pommes d’amour qui paressent le long de son corps. Elles sont complètement flétries et alanguies que l’envie me prend de les réveiller. Si excitables à cause du cotylédon, masse de terminaisons nerveuses d’une sensibilité à toute épreuve. A peau noire correspond une poitrine nourricière : deux belles miches de pain enrobées dans une musette retenue par un cordon. Le plaisir de pétrir la pâte n’est jamais vaine pour le boulanger en voyage que je suis.
Se doute-t-elle que la vue de ses melons au balcon réveille mon instinct de chasseur ? Celui qui tire peu mais ne rate pas son coup. La proie est à cerner avec la plus grande discrétion. On doit l’entourer du plus grand soin comme le culte des orishas auxquelles l’idolâtrie prend le pas sur la vénération.
Nous faisons plus longuement connaissance et elle m’introduit dans sa famille où vit sa mère, sa sœur inspectrice du travail sur les marchés et son beau-frère. L’emploi de sa sœur lui garantit l’obtention de sa patente. Son neveu me donne tout l’impression d’être un morveux, enfant gâté et monsieur muscle en miniature. Odalys que sa fille vient rejoindre, reste chez sa mère ce soir pour pouvoir avoir le dessus du morpion infernal et hyperactif. Nous jouons aux dominos à 55 fiches. Je suis chanceux tant que le beau-frère ne s’en mêle pas. Vers 22h45, je prends congé. La rencontre s’est faite naturellement. Rien n’a été forcé. Ainsi vont les choses de la vie !
24: Entre nature et réalisme. C’est la journée de nettoyage de printemps chez Joséfa. Nous sommes le 21 mars 1998. C’est une raison suffisante qui leur tient d’excuse pour ne pas cuisiner. Je n’ai jamais vu un pays où les gens sautent autant de repas et meurent tant de faim chronique. Ce n’est pas dramatique mais un gouvernement qui nationalise et garde tous les bénéfices des revenus se doit de nourrir, éduquer et soigner ses enfants dont il tire ses rentrées de devises. La situation internationale avec la chute de l’Union Soviétique a pris le marxisme léninisme à la gorge et l’a privé de ses illusions. Elle a étouffé la voix du peuple essoufflé de courir pour avoir à se remplir l’estomac. Qui peut toujours croire à l’idéal révolutionnaire et corroborer ses idées sinon sur le papier. Elles sont tellement suivies à la ligne que les régimes qui en émanent les dévalorisent. Au lieu de « libérer » l’être humain, elle lui fait perdre sa dignité. La dimension humaine se perd au profit de celle du pari omnipotent. Amas de cellules hiérarchisées pour donner l’impulsion à un corps d’état qui survit au contact des masses populaires convergentes. Celles-ci lui permettent d’exister et lui donne forme et contenu aux yeux des autres.
Des graillons de porc donnent du goût au riz cuisiné par la mère d’Odalys. Elle m’emmène à la cascade et le machisme pousse les gens sur notre passage à lui demander si elle est une « jineteja » ; une de « celle qui couche pour de l’argent ». Le machisme paraît plus subtil et fin que dans d’autres pays latins mais il était courant quand la situation économique le permettait d’entretenir deux familles. Joséfa est d’ailleurs l’une des épouses de son mari bigame.
Avec Odalys, nous coupons au plus court et rendons visite à des parents sur une propriété foncière qui leur appartient. Aucun savon ne traîne sur les lavabos massifs. Quant aux produits d’entretien ou de toilettes, ils n’en ont jamais vu le jour si cela a pu existé depuis la révolution. C’est le dénuement le plus complet !
Le système a conduit à un rationnement des plus aberrants pour raisons économiques. Le ver est dans le fruit. Il est probable qu’il le pourrira tout entier. Le cœur se sait déjà atteint et gangrené. Je souhaite ardemment que le changement se fasse en douceur et non pas d’une économie planifiée à un libéralisme sauvage non structuré comme cela s’est vu dans l’ex U.R.S.S. S’il advenait que Castro disparaisse soudainement ou que le régime soit renversé, le lobby cubain contre révolutionnaire au pouvoir en Floride s’emparerait des rênes du pays.
25.Transit à Sancti Spiritus: Je gagne la fameuse discothèque du « coupé » vers 13h30 situé juste à côté de la station-service où les pleins se monnaient en devises pour les étrangers. Au fait, la receveuse m’a mis au jus et n’a pas exigé que je paye mes timbres avec des dollars mais cela fait cher 75 cents la lettre. Elle a du se souvenir de notre première rencontre et m’a pris en sympathie. Mon sac sur l’épaule, je demande à une voiture qui va là, où je me suis rendu hier à vélo. J’ai offert et laissé derrière moi mes sacs de voyage et tout a été emballé dans une toile de jute que je porte harnaché sur le dos.
Sur le bord de la chaussée, un jeune couple de Cubain aisé et leur fillette qui répond au nom de Dyaili attend le retour d’un camion parti chargé. La petite ressemble à une poupée et a des allures de princesse. Je pointe le pouce et un semi-remorque m’embarque jusqu’au point jaune où je me retrouve seul et isolé. De l’autre côté de la route un bureau de poste me permet de tamponner mes cahiers de voyage. Le jeune couple me rejoint et j’offre le plus beau des colliers que je possède à leur gamine extasiée. Les fausses améthystes la ravissent et je tombe en pâmoison devant tant d’innocence. Devant l’effet de serre et le confinement induit par la société cubaine, je lui raconte que je suis un voyageur intergalactique. Je rencontre une ravissante petite fille sur la planète terre et je viens de la lune. Je garde contact car nous prenons le même moyen de transport jusqu'à Sancti Spiritus. A l’arrivée, je dépose mon sac chez l’un de leur parent pour la nuit et gagne le centre à pied pour y passer la nuit. J’ai retiré de quoi me nourrir - flocons d’avoine et lait en poudre - et m’occuper - journaux et appareil photo. Je visite d’abord la place de la charité avec une exposition sur un projet mené en 1986 par Antonio Nunes Jiménez. Une expédition en canoë à travers vingt pays d’Amérique : « du Pacifique à la mer des Caraïbes ». D’une place à l’autre, j’en arrive à celle de Hanoi ! A cause de l’amitié qui lie les peuples des républiques socialistes du monde entier, je voyage d’un continent à l’autre. Je questionne plusieurs personnes pour savoir où je peux dormir. Un homme à la bicyclette essaie de m’aider en vain. Je sollicite Ivan et Jorge, professeurs de droit, le premier à l’université de Santa Clara et le second en ville. Jorge me propose de loger chez sa tante très sympathique qui accepte gentiment. Elle prépare un picado de poisson avec une pomme de terre et du riz. Nous mélangeons le tout avec de la crème. C’est la première fois que je mange du poisson sur l’île et c’est excellent ! Jorge jouit d’une position favorisée car il est un maillon du régime castriste. Il doit former les couches étudiantes et adonner dans le sens du régime. Il parle beaucoup et cherche à m’endormir. Il a forcément raison et je ne le contredis pas, trop heureux qu’il puisse m’aider. Non pas que je sois conciliant mais je me mets à sa place. Difficile de penser autrement que de la façon dont on a été éduqué. Jorge me fait faire un tour de sa ville natale et nous passons un vieux pont à cinq arcs cimenté - d’après l’histoire - avec du lait de mule. Étonnant cet arbre sans base dont les racines sont collées au mur ! Nous finissons à la « casa de la trova (dour) » où il a ses entrées. Un spectacle y est justement donné à des groupes de passage pour une compétition d’aérobic. Au programme : boléro, danzon, son et chœur de voix féminines d’une exceptionnelle douceur. Je suis étonné que le pourcentage des différentes races sur l’échiquier national soit si bien représenté ce soir. A savoir une forte proportion d’hispanophones proches de 70%, de métisses à plus de 20% et afro cubains plus de 10%. Ca danse jusque sur les terrasses du centre culturel.
26.En el camino... à Santiago:Des flocons d’avoine me donnent l’énergie nécessaire pour débuter la journée. Un paquet de lait en poudre que j’ouvre à l’occasion me permet d’enrichir mon porridge et le rendre plus nourrissant. Je le laisse à la tante de Jorge qui n’en a pas vu la couleur depuis des années. Je quitte Sancti Spiritus en fin de matinée car je me suis attablé dans un service de restauration rapide pour rédiger mes mémoires. Un café au lait avec du pain vient compléter mon petit déjeuner et me rassasier. Vers 11h00, je récupère mon sac là où je l’ai laissé la veille au soir et rien n’a été touché. Le monsieur m’aurait proposé de passer la nuit chez lui s’il avait su ce que je cherchais. Au premier feu après que je sois sorti de la maison, j’avise un camion et obtiens un droit de passage. Des Cubains attendent qu’une occasion s’arrête mais il n’y a aucun point d’embarquement, ni aucune file d’attente à respecter. Chacun œuvre pour soi et se regroupe par connaissance ou par famille. Rarement en solitaire même si c’est la meilleur solution. Deux femmes sont montées avec moi dans la cabine et descendent 12 km plus loin. Elles travaillent dans une usine qui empaquette du lait pasteurisé et que l’on aperçoit au loin lorsqu’elles marquent l’arrêt. Mon chauffeur me lâche sur la rocade de la petite ville de Cayo coco. Heureusement qu’un passage à niveau à proximité pousse les véhicules à ralentir. Je saisis cette chance pour sauter dans un camion jusqu’au point jaune. Il n’y a pas de point d’embarquement en fait. C’est un arrêt de bus où les gens attendent et j’ai confondu un homme en salopette verte avec les habituels aiguilleurs. Je prends un peu de recul et me détache du groupe. Une femme cherche à profiter de mon statut d’étranger à la peau claire pour embarquer avec moi. Un peu en retrait, je me singularise et n’attends pas longtemps l’occasion. Je ne me suis pas rendu compte de rien et tous les regards sont tournés vers moi. Je tourne la tête et un semi-remorque dont la portière s’entrouvre m’attire plus vers l’arrière. Je doute qu’il se soit arrêté pour moi mais je dois me rendre à l’évidence ; personne n’en descend pour vérifier l’état des pneus. Je charge mon baluchon sur le dos et en oublie de dire à la femme de me suivre. A hauteur de la cabine, je m’aperçois qu’il y a de la place dans l’espace couchette. Encore une partie de plaisirs de gâchée !
27.Traquenard à Camagüey: Mes deux chauffeurs font de longues distances et se rendent à Guantanamo. A l’entrée de Camagüey, Ils profitent de l’hôtel avec pension qui est réservé aux chauffeurs de la compagnie nationale. Le prix de l’hébergement et des repas s’élèvent à la somme d’un petit dollar tout compris. Ce n’est malheureusement pas possible que je les accompagne à l’intérieur du complexe. Je commence à marcher vers le centre ville mais l’avenue me semble longue. J’en suis à mon deuxième arrêt de bus et ce n’est pas fini. J’avise cinq hommes dans la cabine d’un camion auquel est accroché une remorque de distillation. Ils sont loin d’être à jeun mais j’embarque pour 90 km plus au sud, un petit port qui sent bon la mer des Caraïbes. Trop entassé à l’avant, je tire la sonnette d’alarme et saute à l’arrière où m’attendent deux jeunes fortement imbibés. Ca sent quoi au juste ! Je suis du côté de la bouilleuse et je commence à croire que ce sont les émanations d’alcool qui imprègnent les neurones de mes camarades de voyage. A moins que ce ne soit du vinaigre qu’ils distillent ! C’est ça la vilaine odeur désagréable mais ce n’est certainement pas ce qu’ils ont du consommer. Ils ont l’alcool mauvais et un mauvais pressentiment me parcourt l’échine lorsque je m’adresse à eux. Je sens l’esprit négatif qui les anime. Ils se montrent plus intéressé par le contenu de mon sac que par ma personne. Par le fait de me délester que de m’aider.
Je suis insensé d’aller au bout de mes envies lorsque de telles opportunités se présentent à moi. C’est une histoire à y laisser sa peau ! Il n’était pas nécessaire de m’embarquer dans cette histoire. A prendre trop de risques, on se fourre dans la gueule du loup. Voilà qu’ils se montrent entreprenants et menaçants. Ils veulent savoir ce que contient mon sac et lorgnent ma pochette kangourou. Je suis toujours confiant en mes possibilités de faire face et pouvoir dominer la situation. Mon assurance personnelle me pousse parfois à prendre des risques inutiles et passer à l’action. Au lieu d’aller comme je l’avais initialement prévu jusqu'à la mer des Caraïbes, je change subitement d’avis. Devant l’injonction de mes deux compères de leur montrer mon passeport, je préfère quitter le camion et ordonne l’arrêt du véhicule. Je m’époumone à l’intention du conducteur et frappe sur la tôle de l’alambic pour l’avertir. Je joue au plus fin devant les malfaisants et quitte le bateau d’autant plus que l’odeur nauséabonde est insupportable. Ouf ! J’ai eu peur !
28.Dans de bonnes mains:Ma déconvenue rangée au placard des souvenirs, je rencontre Maria Louisa toute de blanc vêtue. Autant dire qu’elle est loin de représenter le diable en personne ! Le blanc lui sied à merveille et l’innocente totalement. On croirait un ange tombé du ciel. Voilà maintenant que les cieux me prennent en charge et je vois mon avenir sous de meilleurs auspices. L’apparition idéale pour reprendre confiance en moi. Je l’aborde et lui fais part de ma préoccupation. Elle n’habite pas bien loin et je lui demande de garder mon sac pour pouvoir tranquillement rechercher un toit pour dormir. Je lui laisse la responsabilité de mes affaires que je laisse dans son logement exiguë. Je pars avant de revenir ranger des journaux dans le sac. Son mari travaille jusqu'à 18h00 dans une usine d’électricité et elle a peur qu’il se montre jaloux quand il sera de retour. Elle me suggère de le laisser dans la pièce contiguë appartenant à un petit vieux mal rasé. Avec un peu plus de recul, je peux regarder l’intérieur misérable dans lequel j’ai laissé mon sac. Cet endroit misérable sens dessus sens dessous à peine habitable par un être humain doit éveiller mes soupçons mais j’ai tellement envie de me débarrasser du sac que je ne regarde plus où je mets les pieds. Je prends même le risque inutile de me faire dépouiller. Je m’éloigne pour de bon et lui fait un signe d’amitié d’un geste de la main. C’est une façon d’apaiser mes doutes car je l’ai sentie plutôt hésitante.
La découverte de Camagüey ne suffit pas à me faire oublier l’incident et je trouve des côtés sordides à la petite ville de province. Ses ruelles adjacentes trop étroites m’angoissent. Je franchis une rivière sur un muret de briques et débouche dans une venelle où s’entassent plusieurs familles par habitation. Je suis de suite coopté par deux frères entourés d’une myriade de jeunes adolescentes. Parmi elles, trois sœurs dont l’une, un bébé dans les bras, a son mari en prison. Ils m’invitent à entrer mais je prétexte une raison pour quitter les lieux et projette une balade dans le centre ville. En remontant la rue principale, je remarque une bible dans les bras d’une jeune fille rouquine dans l’embrasure d’une porte à vantail. Elle est à demi tournée vers sa mère, blonde platinée courte sur pattes, et s’alanguit au soleil. Le regard tourné vers l’extérieur, elles observent le train des piétons qui passent. Je lui fais remarquer sa bible. Volontaire et énergique, elle coupe la parole à sa fille, la monopolise et me parle de Dieu comme d’une litanie. Elles se montrent accueillantes, pentecôtistes de confession et je sais qu’elles peuvent m’aider pour la nuit. J’ai entière confiance en elles mais elles vont me saouler toute la soirée de religion. Je cherche à savoir quelle est leur source d’évangélisation.
La maman me demande où je dors et je joue franc jeu avec elles. J’expose clairement que je viens d’arriver et suis à la recherche d’un logement. Les deux battants de la porte d’entrée sont ouverts et je suis reçu comme un prince. La mère, matrone qui s’ignore, règne sur ses deux filles jumelles et les éduque religieusement. La rouquine s’est fait teindre pour faire plaisir à son amant italien et la seconde, un peu simplette mais qui ne doute pas, a le droit d’être visitée par son prétendant. En dehors de ce moment, pas de jeu de mains possible.
« Que gracioso ! » n’arrêtent-elles pas de s’exclamer. De l’eau tiède m’est apporté pour me doucher et Elena me lave tout mon linge. J’en oublie mon sac.
Nous soupons de riz, haricots noirs, tomates et tortilla de huevos. Tout à fait comme si la situation était normale. Sa fille pleure car elle n’a pas pu téléphoner à Carlos l’Italien. A défaut d’avoir pu s’entretenir avec lui, elle prie pour le repos de son âme. Elena pour finir la soirée, m’abreuve de paroles antigouvernementales. Les jumelles se partagent un lit à deux. Leur parent vivent sous le même toit mais font chambre à part.
7h45 :Elena, réveillée tôt, me tend un verre de café noir. Je fais bouillir de l’eau pour mon thé au lait puis pars en ville faire un tour. Je retrouve le « cambio » café bistrot où quelques beautés noires trinquaient hier soir lorsque je suis sorti. Une plaque sur le mur met en garde contre les établissements de jeux. En 1959, la révolution abolit la loterie nationale et les jeux de hasard qui asservissent les masses populaires et enrichissent les classes dominantes.
« En este lugar se establicio (où j’écris ce matin) « El Cambio » dedicado a la expedición y pago de billetes de lotería. La lotería nacional se establicio en 1909 y perduro hasta 1959. entronizando la corrupción e infundiendo en el juego de azar esperanzas de bienestar asectores humildes del pueblo cubano ».
Je profite d’être au centre pour visiter la vieille ville et ses églises, le couvent saint Jean de Dieu faisant fonction d’hôpital et le musée. 13h00 : Elena a été cherché à bicyclette un bifteck que sa mère lui a donné. Additionné de riz et de tomates, c’est un délice ! C’est un vrai dilemme ! J’hésite entre partir et rester une autre nuit. Je sais qu’elle a peur d’avoir des ennuis si l’immigration vient à savoir qu’elle m’a hébergé.
29.Histoire d'une arnaque: Je suis nerveux et irritable car le temps presse maintenant que j’ai décidé de quitter Camagüey. J’ai l’intention de visiter l’église de la charité et filer récupérer mon sac. Un mauvais sentiment me traverse l’esprit. Une intuition indéfinissable me dit d’aller vérifier l’endroit où j’ai laissé le sac. Il est pourtant dans une maison à l’angle de la monumentale place où le pape a dit la messe. Cela ne suffit pas à me tranquilliser. Je remets la visite de l’église à plus tard et pars retrouver le petit vieux responsable de mes effets.
Je frappe à la porte et j’ai peur qu’il n’ait disparu avec mes bagages. Je remarque que mon sac n’est plus dans l’encoignure où je l’ai déposé et devine une présence humaine dans une pièce annexe au fond du bâtiment. Un lit et un matelas dépareillé habille la chambre aux murs délabrés. Aucun drap n’est visible et l’oreiller est éventré. Que la chambre ait été le lieu d’un véritable pugilat ne m’étonnerait guère.
A moins qu’un ouragan n’ait entraîné les détritus et autres déchets du voisinage dans son sillon. Je pénètre dans le local et m’approche intrigué par les bruits du fond. Une plaque de contre-plaqué sépare les deux pièces jusqu’à mi hauteur et je vois trois personnes dont un jeune s’affairer dans celle du fond. Je les gène visiblement et comprends assez rapidement la nature de leurs préoccupations puisqu’elles recoupent les miennes.
Pris sur le fait, ils prétextent qu’ils avaient besoin de se rassurer quant au contenu du sac. Il a été vidé et tout est étalé par terre. Je remarque vite que le principal manque mais commence à ensacher le reste. Les vêtements neufs avec étiquette ont disparus et cela me rend furieux. Je prends la mouche et l’envie me prends de leur sauter à la gorge. De les rouer de coups pour leur donner une leçon. J’ai mal d’avoir porté ces effets pendant si longtemps et devoir les abandonner entre les mains de rapaces qui ne contrôlent même plus leur vie. Je n’aurais pas plaisir à les donner puisqu’ils m’ont été subtilisés.
Deux solutions s’imposent : soit ils me redonnent ce qu’ils ont volé, soit je porte plainte à la police. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une femme me guide vers un commissariat de quartier qui m’envoie au commissariat central situé sur la route de Las Tunas. J’attends trois heures pour pouvoir enregistrer ma plainte après que l’on soit allé vérifier si les voleurs étaient chez eux. Ils avaient naturellement pris la poudre d’escampette. Je sais que je dois remettre mon départ à demain.
Le soleil baisse d’intensité au fur et à mesure que je décolère. Les hommes sont connus des services de police. Les petits vieux sont des frères, alcooliques en puissance et le troisième larron est le voisin, mari de Maria Louisa, l’infirmière. Sur son lieu de travail qu’il a repris, l’ordre lui a été donné de se présenter au commissariat central. Je le vois arriver à bicyclette, celle avec laquelle je l’ai vu quitter son domicile. Il est accompagné par son frère. Pour me mettre en cause, il essaie de faire intervenir l’immigration. Je suis légal et celle-ci ne daigne même pas se déplacer.
C’est Gonzalez, un jeune inspecteur au physique de basketteur, qui prend mon cas en considération. Je sais qu’il ne se fait pas trop d’illusions sur le fait de récupérer les effets volés. Ils ont probablement été recyclés, vendus ou échangés à bas prix sur le marché. Quant à la culpabilité des individus mis en cause, elle ne fait aucun doute mais il est difficile de les confondre. Un détail m’intrigue et me retient. Ce sont les carnets de rationnement que Ramona m’a donné. Ils peuvent être utilisé à ma décharge comme une pièce à conviction. Je serais accusé d’espionnage et Ramona courrait de gros ennuis.
C’est d’ailleurs ce que le parti adverse tente pour m’inculper et semer la suspicion. Je serais impliqué dans un vaste réseau de déstabilisation du régime et la carte touristique ne serait qu’une couverture pour couvrir mes activités de journaliste contre-révolutionnaire.
Gonzalez m’en parle ouvertement et me dit de nier que je possède de tels documents. J’ai pu aussi déposer sans donner l’adresse d’Elena, ni dire où j’ai passé la nuit. Je signe la plainte et Gonzalez me fait savoir que son oncle va venir me chercher et m’héberger.
30.Chez Ernestico y Manuela: J’ai le droit à un accueil chaleureux qui me réconforte. Le potage de haricots noirs et les pommes de terre sautées me donne l’énergie nécessaire pour faire face à la situation. Je suis tellement déçu de ne pas pouvoir leur donner ce qui m’a été volé. Les sweaters et pantalons de plage aux couleurs vives leur allaient parfaitement vu la grande taille d’Ernesto et de son gaillard de fils.
Dans l’immédiat, j’offre de l’after-shave et des paires de chaussettes blanches après avoir pris une douche froide pour me détendre. Que de fatigue nerveuse engendrée par la bureaucratie policière ! Il me faut quitter cette peau du voyageur volé et bafoué dans sa démarche humanitaire et retrouver celle du combattant révolutionnaire qui croit, signe et persiste dans sa lutte pour un idéal.
La journée dominicale sera suffisante pour me permettre de retrouver l’optimisme qui me caractérise et espérer de nouveau en l’être humain. A partir du moment ou j’ai sauté du camion distillateur, j’aurais du être plus vigilant. Je croyais pourtant l’avoir échappé belle ! Sancti Spiritus ne m’a pas protégé et ma bonne étoile se baladait dans les profondeurs du firmament. Au lieu de m’éclairer, elle voisinait avec les zones d’obscurité. Aller savoir dans quel trou noir elle était tombée avant qu’elle ne réapparaisse !
Je n’ai jamais aussi bien mangé que chez Ernestico et Manuela. Ma boite de crabe en miette a disparue mais ils la remplacent par du poisson. Ernesto est retraité de la police mais il n’exerce aucun contrôle sur moi. Il est neurasthénique et n’a aucun moyen de se soigner car les traitements ne sont pas disponibles. Les visites des voisins animent la journée. L’une d’elle, trop bruyante à mon goût, est venue trier les impuretés du riz et je me réfugie dans la chambre du fiston avant de sortir 20 minutes prendre l’air. Une autre m’échange une pièce du Ché qu’elle ne veut pas garder parce qu’elle a peur de la confondre avec celle de 1 peso. L’une est pourtant couleur argent et l’autre bronze. Elle revient plus tard avec des cartes postales et des timbres oblitérés.
Je rencontre Rita, professeur à l’université et mariée à deux reprises. Son second mari l’a lâchée pour aller aux États-Unis. La quarantaine sonnée, elle a quelque chose d’attirant malgré sa taille imposante qui contraste singulièrement avec les traits de douceur de son visage. Elle est habillée superbement d’une robe à frou-frou et repasse un peu plus tard dans un caleçon moulant qui ne l’avantage pas tellement sa culotte de cheval est mise en évidence. Elle occupe l’appartement voisin et fait presque partie de la famille. Nous buvons une tisane ensemble. Je lui emprunte sa bicyclette et elle m’autorise à aller jusqu'à la place de la charité. Je désobéis et pousse plus loin pour voir deux magnifiques Cubaines défiler devant moi tandis que je fais une pause sur un banc du parc Ignacio Agramonte. Cette petite place en l’honneur d’un héros de l’indépendance cubaine est franchement reposante et loin du tumulte des rues commerçantes. Une fanfare y donne un concert de cuivres et je délaisse du regard les déesses noires pour me tourner vers les étoiles. La statue d’Ignacio avec son épée pointée vers le sud m’indique l’estrade où se joue la musique tandis que le clocher de la basilique vacille au dessus de ma tête. Son parvis abrite pourtant le chœur de l’orchestre. Il faut entendre les trompes résonner et les cors vibrer. Je laisse échapper le temps qui ne me retient pas.
31.Escale à Bayamo: Lundi matin, j’accompagne à vélo Rita à l’université. Elle me présente à ses collègues et fait faire le tour des locaux. Vers 11h30 avant de quitter, Ernestico m’invite à goûter un morceau de pancréas et je me retrouve à mastiquer par petits morceaux la glande cuite avec du riz. Il vient avec moi jusqu’au point jaune mais avant d’atteindre le croisement, il a l’idée de sauter dans une calèche. Il faut attendre qu’elle soit complète pour qu’elle parte. Je perds patience et mets pied à terre. Mon baluchon a des proportions plus humaines depuis qu’il a été délesté. Je peux l’avoir en tout temps avec moi. Tout ce qui avait de la valeur a été retiré ou distribué. Un camion garé au pied de l’immeuble où je réside se rend au point d’embarquement mais je ne connais pas son heure de départ. Las d’être dépendant, je prends mon courage à deux mains et effectue les deux kilomètres qui me sépare du point jaune. Ernestico me traite de fou car il est plus facile d’attendre plutôt que de crouler sous la charge. J’ai beau marché et sué... Le but est atteint et je suis finalement récompensé. Un semi-remorque vient juste de faire le plein de passagers et s’apprête à partir. J’obtiens du conducteur une place supplémentaire et mon baluchon coincé entre les roues de bicyclettes, je grimpe à l’avant. Trois femmes m’entourent dont une étalée, le visage caché par une chemise pour se protéger du soleil. Le voyage ne me paraît pas trop long mais il a commencé pour certains depuis La Havane. Une jeune fille noire, à la lèvre inférieure proéminente, s’étale comme si elle était seule. Quel égoïsme et manque de savoir-vivre ! Un instant plus tard, un homme veut retrouver sa place, assis sur son sac au pied d’un fût de 220 l, qui le protège des intempéries. Il commence à pleuvoir et veut permuter pour s’abriter. Je lui dis qu’il y a toujours des gens qui veulent le bon côté des choses sans tenir compte des autres : être au soleil quand il brille et à l’abri quand il pleut ! Ces deux attitudes dénotent une pointe d’égoïsme inconsciente mais la vie ne peut être ainsi. Il faut savoir composer avec tout le monde surtout quand il y a une concentration humaine importante. Basta !
Le camion continue sa course vers Bayamo et je le suis jusqu’au bout. Je récupère mon sac au fond de la remorque vers 16h30 et un réparateur de cycles avec lequel je me suis entretenu m’invite à le suivre. Il est allé acheter des pièces de rechange à Las Tunas et il me propose de m’héberger. Sa seconde femme et la fille de son premier mariage m’enchantent et me séduisent par leurs regards malicieux qui en disent long. Je fais aussi connaissance de ses frères costauds dont l’un est policier. La jeune épouse prépare le dîner. Yasmina, 14 ans, se met en tête de concocter un jus de tamarin. Après les avoir épluchés, elle les écrase et les mouille avant de les sucrer. Sa belle-mère coupe la viande en cube qu’elle fait frire et qu’elle mélange au riz cuit. Une salade verte accompagne le plat de résistance. Sitôt repu et douché, nous filons en motocyclette voir la grand place désertée de Bayamo. Je suis claqué et la planche de bois sur laquelle Yasmina a l’habitude de poser son corps m’est attribué pour la nuit. Le fiancé auquel elle est promise est venu la visiter. Il n’a pas du tenir en place longtemps car elle avait omis de porter un soutien-gorge après s’être douchée. Elle lui donne une bonne raison d’être patient et d’attendre que la marchandise lui soit livrée en pâture. En attendant, il peut toucher des yeux et des doigts mais il doit attendre que le fruit mûrisse pour pouvoir le consommer. De quoi le rendre fou ! La nuit sous la moustiquaire est excellente et le parfum enivrant de Yasmina me plonge dans des rêves érotiques où le réel se mêle à l’imaginaire.
32.Santiago enfin ! Julio apprécie le flocon d’avoine mélangé avec du chocolat pour le petit déjeuner. Je quitte à pied jusqu’au centre où je dépose mon sac dans un atelier de sculpture. Je fais un petit tour dans cette ville provinciale et distribue des colliers par dizaine à des fillettes au détour des ruelles. Le père de l’une d’elle veut même tout m’acheter pour les revendre avec profit. Je me dis que je pourrais les écouler pour une somme modique et améliorer l’ordinaire de certaines personnes. J’écoute un groupe en représentation à la « casa de la musica ». Un petit pont me permet de rejoindre rapidement le point jaune. Ca fait une demi-heure que je patiente. J’avise un couple de touristes français qui s’est égaré. Je les remets sur le bon chemin et comme ils se dirigent à Santiago, je leur demande de m’emmener. La route tropicale s’ouvre devant nous avec une forêt merveilleuse et verdoyante à la végétation foisonnante et exubérante. Nous faisons halte au fameux lieu de pèlerinage de l’île; la basilique du Cobre où est enfermé le prix Nobel de littérature de Ernest Hemingway. C’est aussi la plus vieille mine de cuivre de l’hémisphère nord découverte par les espagnols en 1530. La basilique est belle de loin dans son écrin de verdure, un décor naturel grandiose. A Santiago, je descends au pied d’un arbre historique témoin d’une bataille qui libéra la ville des colonisateurs. Je remonte l’avenue Madulay et la traverse pour tomber sur l’Alliance Française. Les locaux sont visiblement fermés et je m’adresse à l’homme d’entretien qui a recours au gardien de nuit. Georges, un élève du cours supérieur, est appelé et m’invite chez sa mère. Célibataire, sans emploi, il semble être passé à côté du moule dans lequel on forme les universitaires et sa situation n’est pas facile. Il vit sous le toit de sa mère, laquelle accueille sa sœur plus âgée mais plus alerte qu’elle et un vague neveu entouré de sa petite famille. Celui-ci avec sa femme et ses deux enfants en bas âge semble faire sien le toit qui leur a été accordé avec faveur. Georges avait un poste de microbiologiste qu’il a perdu lors d’un reclassement à cause de sa mauvaise vue. Il pense qu’en dominant bien le français, il arrivera à décrocher un poste d’attaché culturel ou de traducteur accompagnateur. Il s’illusionne à pure perte.
Avoir un travail ne permet pas de vivre décemment ; alors être sans emploi, c’est survivre ! Georges m’introduit auprès de Jean-Pierre, ingénieur dans la canne à sucre, qui demeure en face de chez lui. Une fois douché, je lui rends visite. Nous éclusons une bière « Mayabé » et je lui laisse un quotidien français relativement récent. Il m’offre des cigares de mauvaise qualité qu’il s’est fait fourgué en connaissance de cause. Je le quitte vers 22h30 et retrouve Georges qui m’attend embarrassé. Je sais que la maison est pleine et ça ne me dérange pas de m’allonger par terre. Lui refuse cette idée et c’est sa mère qui, malgré son bel âge, garde toute sa lucidité et nous viendra en aide. Je répugne à l’idée de m’allonger à ses côtés dans un lit minuscule. Il est si inhibé que je le soupçonne de s’ignorer et d’avoir des tendances homosexuelles. Il est franchement dépendant de sa mère et je doute que cela s’améliore vu son âge avancé.
Au réveil, je branche la radio et capte R.F.I pour m’informer. Cela ne fait de mal à personne de s’informer et on relativise l’information lorsque l’on se trouve loin de sa terre natale depuis plusieurs mois. Thé noir pour tout le monde au petit déjeuner. Je croise en ville un couple avec une 404 berline qui héberge un coopérant français en poste à l’Alliance. Santiago me fait bonne impression et les points touristiques sont nombreux. La maison du premier gouverneur de l’île Diego Vélasquez est une authentique demeure. De jeunes mulâtresses pleines d’énergie parviennent à maîtriser et dompter leurs corps de façon magnifique au musée du carnaval. Celui-ci se déroule annuellement à la mi juillet. Je m’assieds à la terrasse d’un hôtel de grand standing et observe le manège des « jinetejas ». Il suffit de se lever et elles vous collent aux fesses. Les moustiques se déplacent en essaim mais elles opèrent plutôt en solitaire. Le parc Cespedes, en l’honneur d’un avocat qui proclama la république et fut reconnu président en 1868, me retient jusque vers 20h00. J’évite le musée de la lutte clandestine qui parodie celui de la Moncada où eut lieu l’attaque du mouvement révolutionnaire du 26 juillet 1953. Ce fut un échec et Castro fut exilé au Mexique après le fameux : « L’histoire m’acquittera ! ». Dans une galerie d’art, un groupe de danseuses se démènent comme de belles diablesses et affolent les spectateurs. C’est sur cette touche de cubanisme exacerbé que je finis la découverte de la capitale culturelle de l’Oriente, la province du sud.
33.Le monde agricole: Julio A. Mella est le nom du village de canne à sucre d’où je suis parti dans l’après-midi. Je prends la piste vers 14h00 après que Jean-Pierre m’ait déposé. Ca grimpe sec et c’est caillouteux. Qué calor ! (Quelle chaleur !). J’arrive très vite à un niveau de fraîcheur acceptable et les pins foisonnent à cet altitude. Je dois m’attendre à tout car c’est une petite partie de l’île qui ressemble au Jura que je traverse. Il y fait même froid ! Vraiment étonnant sur la plus grande île de la mer des Caraïbes. J’accroche un petit bout de chemin avec une Jeep soviétique jusqu’au lieu-dit Pinalito. Je suis dépourvu de tous sens d’orientation. J’entends un moteur et un tracteur me confirme la direction de la piste que je dois suivre. Je mets près de deux heures pour parcourir une dizaine de kilomètres sous un ciel assombri qui vire au noir. Un décor irréel qui engendre l’angoisse et un ciel si menaçant que ceux des films d’anticipation font pâle figure à côté. Au loin, l’orage a éclaté. Je laisse de côté deux stabulations libre avant de pénétrer dans la prochaine à ma droite. Thomas, vétérinaire chef, a du mal à démarrer son side-car russe d’une époque révolue. Il est d’accord pour m’emmener mais il doit d’abord vérifier une information dans une stabulation que j’ai laissée sur ma gauche. En l’attendant, je discute avec deux femmes dont l’une me propose de boire et manger un morceau. J’apprécie le geste que je ne refuse pas. Elle m’apporte une assiette de riz avec du foie et du manioc. Tout à fait ce qu’il me faut pour reconstituer mes ressources en énergie. J’ai parcouru 28 km dont 18 à pied en 3h. Je leur laisse en échange 3 colliers, du savon et une dose de shampooing. Comme convenu, Thomas m’embarque jusqu’au carrefour qui mène à l’hôtel où je n’ai nullement l’intention de me présenter. Je sens que Thomas se montre suspicieux vis-à-vis de ma démarche. Je l’interroge à propos des races de vaches qu’il soigne et leur capacité laitière. Cela me paraît tout naturel car mes parents ont une exploitation en Normandie. La balade derrière lui est très agréable et cela change réellement des moyens de locomotion habituel. J’ai revêtu un gilet de laine pour femme que je traîne encore dans mon paquetage et un bonnet bleu que je lui laisse au bout de la course. « Quand la bise fut venue, le randonneur fort dépourvu... » Je suis prêt à enfiler ce que j’ai dans le sac car je n’imaginais pas devoir affronter le froid tropical.
34.Suspecté d'espionnage:Thomas est grand, élancé, fin, famélique et les traits marqués pour ses 46 ans. Au hameau où nous arrivons, il me questionne pendant une heure. Je sais pertinemment qu’il me teste. Mes réponses à ses questions ne lui suffisent pas et appellent d’autres réflexions. Il procède par déduction et se montre très méthodique. Il prend au moins le temps de discuter avec moi mais plus il agit en détective, plus ses soupçons se confirment. Il se pose des questions à mon sujet. Qu’est-ce que ce type fait ici ?
Si j’étais Américain, je n’aurais aucun droit d’exister à cause de son américanophobie latente. Il me raconte une histoire abracadabrante. L’année dernière, il a surpris un agent de la C.I.A dans une chambre du motel dans lequel il voulait m’envoyer. Avec son pardessus coupe-vent qui lui descend jusqu’aux genoux, Thomas, assis sur son side-car me fait penser à un S.S. Son imperméable kaki a sérieusement besoin d’être rapiécé. Nous sommes au beau milieu d’une petite communauté et un film noir et blanc est projeté en plein air sur grand écran. Il relate les faits de guerre durant la campagne de l’armée cubaine en Angola. On se croirait à un cinéma populaire sous l’arbre à palabres en Afrique...
L’inertie de Thomas m’embarrasse. Les questionnements vont durer combien de temps avant qu’il ne se décide à agir et intervenir. A faire quoi ? Me conduire chez une connaissance ou m’ouvrir son laboratoire où il fait ses essais de plantes médicinales afin de substituer les médicaments qui lui font défaut. Dans le cas ou il opte pour la seconde solution, je lui promets de ne toucher à rien. Je sens ses réticences et elles le font hésiter. Il saute le pas et m’installe dans son champ d’expérimentation. Je pense qu’il est vraiment cinglé s’il doute de moi car il me donne tout à portée de main. Il me teste peut-être encore. Alors, Camarade Benito, sois sur tes gardes !
Je sais qu’il va revenir. Mon intuition ne me trahit pas. Mon sixième sens est en éveil et j’entends du bruit. L’intrigue est suffisante pour mettre en page l’histoire et la réalité flirte avec le roman d’anticipation. Je range vite mon journal de voyage et le substitue par un livre de poche. S’il découvre que je prends des notes, je suis fiché et foutu. Comme je l’ai pressenti, il veut voir le titre du livre.
Il m’enjoint de le suivre jusqu’au campus où sont localisés les bureaux de l’administration. Le cadre est soigné et magnifique. Une plantation de palmiers assure un couvert végétal à l’image de la canopée dans la forêt tropicale. Au niveau du sol, les caféiers affectionnent les terres froides. Thomas a eu le temps d’interroger le chef de la production laitière et ils ont convenu qu’il était préférable que je dorme à leurs côtés. Le nouveau plus amène et affable se soucie de savoir si j’ai dîné. Je lui réponds que je peux engloutir un morceau supplémentaire tandis qu’il s’escrime à allumer le réchaud. Il leur reste en tout et pour tout deux allumettes. Heureusement j’ai un briquet.
La betterave rouge se cultive à l’hectare dans les parcelles de l’état et sont exportées vers les zones côtières. Le légume est de qualité et se mélange en salade au riz et aux pommes de terre. Je grignote des graines de potiron séchées, excellent vermifuge et me verse un demi verre de sucre de canne énergétique et dépuratif.
La tension est moindre et je respire un peu. Le chef de la production écrit à ses supérieurs une lettre de dénonciation. Des citoyens sans scrupules volent, abattent, découpent et revendent la viande de bovins appartenant à l’état. L’état ne les nourrit pas ; alors ils se nourrissent eux-mêmes. Travailler pour l’état et le servir alors qu’il les asservit.
Dans quelles conditions vivent ces chefs d’entreprise ? Combien reçoivent-ils pour leur salaire mensuel ? Devoir rendre des comptes, être complice et coupable de délation. Pourquoi sont-ils venus au monde ? Ces patrons d’exploitation payés 40 000 fr. mensuel en Europe survivent à peine à Cuba et sont les rouages du système. J’ai lu des rapports mirifiques sur la lactation à Cuba et des chiffres mirobolants accolés à des taux de production laitière inaccessible en Europe. Qu’en est-il en réalité de l’agriculture étatisée ?
A vrai dire, ils leur manque le minimum : des allumettes. Ils leur a fallu prêt de 20 minutes pour faire prendre le réchaud qui menace d’exploser à chaque étincelle. Quelle misère ! Il ne tient qu’à moi de prendre une douche froide mais vu la température de la pièce, ma motivation s’en trouve diminuée. J’attrape une couverture dans un placard. Quant au drap, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. J’utilise mon drap couchette et la nuit s’avère confortable. Extinction des feux à 23h30.
35.«Déporté» à Holguin: J’apprécie un litre et demi de café filtré dans une chaussette avec un snack que je partage avec le stagiaire vétérinaire.
Le paysage est grandiose et le décor digne de la genèse. La lumière diffuse donne un air de création terrestre. Si je n’atteins pas le paradis, je suis proche de l’éden. Je gagne le jardin expérimental seul puis sa tutrice me rejoint.
Le chef de la production laitière part pour la préfecture et cela me permet de quitter le lieu motorisé et en bonne compagnie. Thomas s’assure que mon départ se fasse sous bonne garde. Il n’accepterait pas l’idée que je veuille continuer à pied.
En route ! Nous descendons du haut plateau sur lequel nous nous trouvions et atteignons Mayari où nous sommes contraints de changer de véhicule. Le nouveau chauffeur extorque de l’argent aux passagers et je l’exècre. Sous couvert du responsable de l’exploitation, je suis tenu de suivre sans avoir à régler le prix du transport dont personne en théorie n’est redevable. J’atteins Holguín où je suis lâché en ville. Je ne me suis pas trompé quand j’ai donné un hôtel dans cette ville de province comme point de départ de mon séjour à Cuba. Elle vaut le coup d’œil et c’est une bonne base pour rayonner dans la région.
36.Aventures à Gibarra(ltar): J’arrive à Gibarra dans la caisse d’un pick-up, un gâteau d’anniversaire entre les jambes. C’est aujourd’hui vendredi, le jour bihebdomadaire où la disco se gare sur la place principale avec un bal populaire jusqu'à l’aube. Je rencontre Alberto au bureau de poste et nous discutons de son proche avenir. Il me confie qu’il vient de se marier à une Allemande et qu’il va bientôt la rejoindre. Sa mère qu’il embrasse affectueusement nous rejoint et tous les deux à l’unisson me disent que si je n’ai pas de toit, je suis le bienvenu. Je demande des indications quant à la localisation de la maison.
Des filles assises à un bar m’interpellent sans que je réponde. Je suis à l’autre bout et j’évite le contact. Leurs tentatives d’approche se soldent inévitablement par des échecs. Elles finissent par prendre conscience que je ne comprends pas l’espagnol. Je reste trop en dehors des sentiers battus, l’air concentré et sérieux, pour me laisser perturber par de petites ingénues. Elles ne demandent qu’à être consommer contre monnaie trébuchante. Au lieu de remonter au 201, avenida independencia vers 19h00, j’y suis à 20h20.
Demetrio, le grand-père à moitié aveugle, m’ouvre la porte et m’accueille. Petit à petit, il m’introduit dans son univers et s’enhardit. Danila et sa fille Ania, mère célibataire magnifique sur les photos, sont déjà sorties. Il me montre la cour extérieure où je peux me baigner à poil. J’entreprends d’abord de me raser et déplace le miroir de la chambre vers la cuisine. Une ficelle sert à le suspendre. Je promets au papy de le raser demain matin. 22h00 : Sur la place principale, la fête bat son plein. Un orchestre donne le rythme. Un camion-citerne est venu « arroser » les danseurs émérites. Il vend de la bière bon marché en conteneur. Les consommateurs viennent tirer la quantité qu’ils veulent au robinet. Les achats se mesure à partir du demi-litre jusqu'à 5l ou plus.
Pas grand(e)s chat(te)s à fouetter ! Je risque de passer outre mon chemin La palmeraie est somptueuse et elle me marquerait plus si je dégrafais un corsage dans la pénombre afin de tâter les cocos qu’elle renferme. Ce n’est qu’après minuit que la musique commence à me plaire. Je me retire sans avoir aperçu la tête de Danila ou Ania. Je retrouve la maison et les claquettes de Danila me réveillent dès 5h30. Je ne peux pas me rendormir et me lève pour uriner dans la petite cour. J’aperçois les taillis bouger et un singe agite le manguier. Je m’approche et reconnais Dailo, le fils d’Ania. « je les ai cueillies pour toi » me lance-t-il avec un grand sourire. Ma nuit est faite et ce n’est plus la peine que je me recouche.
37.Cyclotourisme en bord de mer: Alberto loge dans la maison de sa grand-mère et je lui emprunte une bicyclette pour aller me promener et visiter les environs. Il fait encore frais et je le réveille vers 8h30. Je longe le front de mer et un léger ressac animent les eaux bleues turquoises de la mer des Caraïbes. De petites vagues successives attaquent et grignotent le promontoire sablonneux sur lequel je pédale. Ce plateau ressemble à une éponge avec sa multitude de petits trous dans lesquels s’incrustent les milliers de coquillage. Je dois garder l’attention soutenue sur cette piste de latérite à cause des nids-de-poule. Les pédales ont du jeu et cela me ralentit car je ne roule pas à la vitesse voulue. Je n’utilise pas toute la puissance de mes cuisses de peur de casser le pédalier.
Au point kilométrique 14, un vieux me confirme qu’il me manque 20 mn pour atteindre Caletones. Un petit coin de paradis sur terre avec trois plages et une piscine naturelle où l’eau est si claire et limpide bien que salée. Sur ses bords, des types alcoolisés alors qu’il n’est que 10h15 me contraignent à poursuivre mon chemin. Je choisis la dernière plage et me baigne aux côtés d’un jeune homme et quatre fillettes qui en sortent. La mer m’ouvre les bras et veut m’enlacer. Elle a mis son plus bel habit pour me séduire. Une auréole de sable blanc est visible lorsqu’elle se retire. Je la pénètre et elle reflue donnant l’impression d’une paupière se retirant pour mieux éblouir de la profondeur de sa beauté bleue azur.
Je me rafraîchis rapidement et ressors pour continuer la piste où, désormais aucun véhicule ne passe plus. Je fais une halte à l’ombre d’une cabane au toit de branchage et je suis invité à une assiette de bananes plantain cuites à l’eau avec du poisson extrêmement salé - seul moyen de conservation - et un oignon. Un peu d’huile dilue le tout. Je croise deux adolescentes et un homme. J’atteins une caserne de l’armée désaffectée et un peu plus loin, un poste relais radiophonique occupé par quatre familles.
C’est le moment que choisit l’axe du pédalier pour rompre. Je suis au point de non retour et l’endroit est aride et déserté. Personne ne s’aventure au-delà de cet ancien poste de contrôle bien que la piste continue plus en avant. Mon intention était de poursuivre vers Herradura - Laura - Velasco - Aguas claras et effectuer une boucle de 80 km. Je change d’avis et l’aller retour depuis Gibarra ne dépassera pas 60 km. Avec ce vélo, cela représente toutefois une véritable expédition.
Autant que je profite de l’endroit et je pars à pied sur la plage. Une énorme carapace de tortue gît sur le sable et elle a été dépecée dans la matinée. Je déchire des lambeaux de viande encore accroché que je goûte. De retour à « la maison de la radio » où j’ai déposé mon vélo, une femme me propose des plants de yucca. Ils les cultivent sur place et j’en boulotte deux pleines assiettes avec de la purée de tomates et des piments. Ils se doivent d’économiser l’eau potable car elle vient de Gibarra. Si je reviens, le chef de famille me promet de la langouste au menu. Il a épousé sa cousine et le résultat est consternant : deux enfants inadaptés et le troisième est marié avec lui-même un gamin confus. Une chienne ronge l’axe ventral de la carapace que j’ai rapportée et ses chiots l’épluchent. Je leur explique que c’est une espèce en voie de disparition et qu’elle devrait être préservée. Quand on n’a que ça à se mettre sous la dent, inutile de comprendre que mes considérations d’européen bien nourri passent au second plan. La carapace dessinée de carrés juxtaposés est d’un brillant exceptionnel et mériterait d’être accrochée dans un salon.
Qu’il la garde ! Nous ne devons pas avoir la même notion des choses et nos valeurs sont différentes ; ils survivent et je me fais plaisir.
Je glisse un tube en aluminium entre les deux pédales pour renforcer l’axe et ma technique me permet d’atteindre Caletones.
Le retour ne se fait pas sans douleur et je souffre physiquement car la selle m’irrite l’entrecuisse. Le coup de chaleur n’est pas complètement tombé. Désolé et enchanteur, le paysage l’est à la fois côté pile, le littoral et face, les fonds marins si limpides.
38.En passant par Guantanamo: C’est dimanche et il n’y a pas grand monde sur la route retour à Holguín. Je réussis à accrocher une ambulance et pendant mon transfert à l’hôpital, je reste assis à l’arrière sur le brancard en piteux état. Un patient à l’état aggravé ne peut voyager dans ces conditions lamentables. Un transit rapide par Santiago me permet de rejoindre la route de Guantanamo que j’atteins avec Alberto, chauffeur routier. Je me gave de mangues qu’il transporte. Nous laissons le camion à l’entreprise et il m’invite chez lui. Au passage, il m’invite à une timbale de vin imbuvable. Je dois demander l’autorisation à l’homme, avec laquelle une dame toute habillée de bleu, parle pour lui offrir un collier de la même couleur. Aux papillotes dans les cheveux et boucles d’oreille assorties, s’ajoute le collier ras le cou. Deux consommateurs veulent en acheter et une tierce personne avec un air roublard vient me démarcher en anglais. Sa femme est hospitalisée et ses enfants à la garde de sa belle-sœur. Ce sera un morceau de cochon avec du riz nature pour le dîner. A la flamme d’une bougie pour cause de coupure d’électricité.
Le départ jusqu'à l’usine se fait en side-car. Ca cahote beaucoup vu l’état des pistes mal damées. J’ai l’impression que la place de copilote que j’occupe est en sursis et que je n’arriverais pas au bout de l’itinéraire. En fait, Alberto me laisse à un rond-point d’où je peux mettre le cap plus à l’est. Devant un tel regroupement de personnes, je prends la fuite avec la première opportunité supposée rouler 6 km. Ce seront deux petits kilomètres, juste pour que je puisse décoller du groupe. Je me retrouve isolé en pleine nature et la seule solution est de continuer à pied.
Des fumées s’échappent du brasier et des hommes hirsutes, crasseux, ni rasés, ni peignés sortent la tête de baraquements où ils sont entassés. Ils apparaissent les uns après les autres à la lumière du jour. Ce sont des saisonniers, coupeurs de canne à la tâche. La zafra - récolte de canne à sucre - est annuelle et c’est la production principale de l’île dont le rhum est un produit dérivé. Une fiat miniature s’arrête et m’emporte jusqu'à l’embranchement de l’aéroport où un panneau géant retient mon attention. Il m’avertit que : « s’il ne doit rester qu’un seul révolutionnaire sur l’île, elle restera aux mains du peuple » avec en médaillon, le portrait de l’homme providentiel qui l’incarne depuis 40 ans. Un camion vient de passer mais je le retrouve plus tard à la Glorieta, point de contrôle obligatoire sur la route de Baracoa. Les uniformes m’aident et j’obtiens un passage dans un camion de transport où nous sommes collés les uns aux autres. Les peaux moites se touchent et le contact est désagréable avec certains. Les sueurs se mélangent et les odeurs s’unifient. Avec les barres de fer qui servent à maintenir la bâche et au vu des conditions de voyage, la remorque s’apparente à une bétaillère. Même les animaux ont plus d’espace pour respirer et le droit de se retourner car l’éleveur craint toujours que certains périssent asphyxiés au cours du transport.
Deux frères communiquent avec moi. Leur père, pour éviter les conditions éprouvantes de transport, les a devancés en autobus. Il vient de séjourner un mois et demi dans un hôpital militaire et est atteint de cirrhose. Ils m’invitent à descendre 6 km avant le terminus et visiter leur famille dans le monte. Ils ont quittés depuis une semaine et au cours de notre progression, les gens les saluent et leur témoignent de la sympathie. L’émotion est intense car chacun ne se fait pas d’illusions sur le sort de Juan. Il a été porté jusqu'à son domicile car la pente est abrupte. J’ai déjà tout compris avant de voir le convalescent en question. Inutile d’être un professionnel de la médecine pour diagnostiquer une fin proche. Cet homme cadavérique, malade et efflanqué, puise son dernier souffle de vie. Il se déplace, se fatigue, fume et cherche à illusionner son entourage. Ce sont les derniers sursauts du coq que l’on a abattu et qui n’en finit pas de mourir. La famille est réunie autour de lui. Ses cinq fils et un petit-fils surnommé l’Américano à cause de la couleur blanche de sa peau. Le vieil homme a une épouse beaucoup plus jeune que lui qui doit lui serrer les cordons de la bourse. Le café qui m’est donné de boire est le meilleur jusqu’alors jamais goûté sur l’île. Les habitations très sommaires dénotent une rusticité qui contraste avec la vue splendide sur la vallée. Mon estomac se rassasie d’une assiette d’ignames et de riz sur laquelle je verse des gouttes d’huile de coco. Le plat principal vient ensuite. Un chevreau a été sacrifié pour fêter le retour du père et ils souhaitent que je sois de la partie. C’est impossible de participer si je veux connaître Baracoa et revenir à Santiago demain. Je souhaite traverser l’île d’ouest en est et me rendre dans les plantations de tabac. Je décline l’invitation et m’éclipse avec la tante Elena qui me prend sous son aile protectrice. C’est une grand-mère pleine d’énergie et qui ne tient pas en place. Elle a des petites courses à faire - du café moulu pour sa fille ou de l’huile de coco - au fur et à mesure que nous rejoignons l’asphalte. Elle s’arrête chez les uns et papote avec les autres. Excédé, je finis par la tirer par la manche.
39.Chez la tante Elena: Un km à pied, ça use... les souliers. Nous marchons depuis une demie heure quand un panneau indique Baracoa à 8 km. Je vois mal comment nous allons atteindre la ville avant la nuit. Il n’y a pas eu d’occasions jusqu’alors et je lui conseille d’arraisonner un tricycle. Un tracteur approche et j’agite la main pour lui faire signe de s’arrêter. Nous grimpons dans la remorque où des passagers sont assis sur des fagots. Je dépose mon baluchon chez Elena qui a travaillé pendant 48 ans comme femme de ménage dans l’hôtel à côté duquel elle habite.
Je profite que le soleil ne soit pas complètement occulté pour faire un tour en ville. Je pensais la petite baie plus jolie. Je n’ai rien raté de ne pas être arrivé plus tôt et je trouve que le petit port a moins de charme que celui de Gibarra. Elena a six enfants qui ont tous de bonnes situations - professeur, ingénieur... - car sinon comment s’en sortirait-elle avec ses 80 pesos mensuels de retraite ? Elle rend souvent visite à ses enfants à La Havane et le vol coûte 108 pesos.
22h00 : Je finis une assiette de riz et un corossol avant de partir en goguette. La petite place est noire de « jinetejas ». Dans cette partie de l’Oriente, la population est de souche africaine, renforcée par les migrations successives à partir de Haïti. Ca fourmille de « filles faciles » et ça mate à max pour voir si ça mord, bien qu’il y ait peu de poisson à ferrer. Je ne pensais pas que ce cul-de-sac serait si animé. Un camion vend des frites et des cigarettes américaines de contrebande pendant qu’une radio diffuse des musiques en provenance des États-Unis. Je suis déçu qu’il y ait eu infiltration de la culture nord-américaine jusqu'à ce petit bout de l’île alors que le pouvoir politique cubain symbolise à lui seul la résistance à l’hégémonie américaine.
J’escalade les marches qui conduisent au château et la vue sur la baie est dégagée. Je rejoins Elena qui dort à l’étage avec sa sœur Cécilia. La maison ressemble à un taudis. Un porc d’ailleurs y est hébergé et deux casseroles empilées l’empêchent de sortir de son carré. La nuit, avec son groin, il joue de la musique et tente de repousser les limites de sa liberté. Joli tintamarre quand l’envie lui prend de gambader d’autant plus qu’il est insomniaque. Le robinet fuit alors que la distribution de l’eau sur l’île se fait irrégulièrement. Je dispose une planche à laver sur laquelle j’ai placé un linge pour amortir le bruit des gouttes qui perlent. A ce niveau, la fuite peut être comparée à un filet d’eau. Bien que je sois éreinté, les boules quiès s’avèrent nécessaires.
Elena n’a aucun respect pour mon sommeil et sa voix forte me réveille. J’ai la tête lourde mais je me dois de prendre sur ma personne ma mauvaise humeur. Je n’ai pas à maugréer, ni à faire la gueule. Ce sont des conditions de voyage que je m’impose et les gens accueillants sont chez eux. Elle me prépare un délicieux jus de citron sucré auquel j’ajoute une mangue. J’écris mon journal et quitte vers 8h00.
40.El libro de recuerdos de Manolo: J’avise un camion en stationnement dans lequel des passagers grimpent. Ni vu, ni connu, je fais le saut sur la remorque. Mon intuition me dit qu’il va bouger d’ici peu et je flaire le départ. Je profite de l’aubaine jusqu'à Santa Maria, à moitié route vers Moa. Au pont où il marque une pause pour se rafraîchir, j’effectue un transfert de véhicule. De la remorque, je saute sur un tas de gravier dans une benne, qui s’arrête 500 m plus loin pendant 20 mn. Un collègue rejoint mon camion et je change de nouveau de partenaire. Il avait trois passagères à bord, raison pour laquelle il n’avait pu m’offrir un siège dans la cabine. Armando est seul mais il m’annonce qu’il roule lentement car il est dégonflé. Je n’aurais peut-être pas du changer de cheval. Son collègue a déjà filé. Tout macho qu’il est, il a dans l’idée de faire des avances à sa passagère après avoir déposé les deux autres. Il préfère se la couler douce avec elle plutôt que de s’embarrasser avec un passager supplémentaire. Armando s’arrête finalement après Contingentes pour réparer la roue crevée et il ne repart que demain. Je le croiserai peut-être de l’autre côté de l’île où il a élut domicile. Il a vécu cinq ans en république Tchèque et travaille aujourd’hui dans le transport. En déplacement, à 400 km, il se fait 400 pesos (18 dollars soit 110 fr.) mensuel pour une moyenne de 14 h de travail. A titre indicatif, les ouvriers avec lesquels je viens de voyager gagnent 6, 80 pesos (30 cents soit 2 fr.) par jour pour un plombier. Un « canero » touche 7,82 pesos par jour et travaille le samedi sans être payé. Une misère qu’ils ne cachent pas. Les godasses de ceux avec qui je voyage font pitié à voir. L’état ne nourrit pas son homme. Il leur faut travailler au noir chez les particuliers pour s’en sortir. Autant de bonnes raisons qui se perdent de faire la grève et fomenter une nouvelle révolution.
Je rejoint le point d’embarquement où, pour la première fois, ce sont deux femmes vêtue en jaune qui opèrent. Elles ne me seront d’aucun secours. Je grimpe dans un camion après avoir obtenu l’autorisation du chauffeur. Je pense avoir affaire à un véhicule d’entreprise nationale qui se trouve dans l’obligation d’emmener les passagers mais je déchante vite. A la première halte où descendent des passagers, le conducteur se présente à l’arrière pour recueillir les fruits de sa collecte. Je me rends compte de ma méprise. En échange, je lui donne à choisir trois colliers. C’est un particulier qui paye une patente à l’état - 500 pesos par mois - et tout le bénéfice est pour lui, dépenses déduites.
J’atteins Sagua de Tanamo vers 14h00 sous une chaleur implacable. Mieux vaut se protéger la tête. Un écolier à bicyclette vient à passer par le carrefour où je suis positionné et je sais que le point d’embarquement se trouve plus loin à 3 km. Je le stoppe et lui explique l’idée qui m’est venue. Il n’est pas farouche et comprend vite où je veux en venir. Voilà que je pédale avec l’écolier assis sur le porte-bagages. Le soleil est tellement cuisant qu’il fallait mieux éviter la marche. Manolo travaille comme agent de l’état sur le « punto amarillo » et n’en revient pas. Il rapporte tous les jours deux ou trois anecdotes de sa journée de travail et les reporte dans son journal de bord. Il a envie d’en faire un livre et de le publier. On se ressemble un peu. Il oublie sa condition avec la liberté qu’il acquiert dans sa passion pour l’écriture. Avec mon arrivée, je suis en train d’écrire le dernier chapitre. Il n’a jamais vu un étranger sur le point d’embarquement et je l’estomaque. Il est tout pantois quand je lui dis que je parle plus de cinq langues. Il pense que je cherche à l’abuser et me compare au pape. Il le qualifie de génie et il ne parle pourtant que sept langues.
41.A travers la selva: Ce sont deux bonnes heures qui me retiennent avec Manolo avant qu’une opportunité se présente avec un camion du personnel. L’équipe de jeunes pour la plupart formés par l’usine de Moa se rend à Santiago pour un stage d’électricité. La piste est défoncée et l’une des plus accidentée de l’île. Le déplacement s’effectue dans une remorque qui a été découpée dans un conteneur collée sur un châssis. Les fenêtres sont minuscules et permettent à peine la vue vers l’extérieur. Bien que le parcours soit chaotique, le paysage est grandiose et impressionnant à cause des précipices que nous longeons. Les conditions de voyage sont épuisantes et les têtes tombent comme des mouches, alourdies par la fatigue. Torse nu, la chemise sur l’épaule sert de mouchoir pour se boucher le nez et éviter l’asphyxie à cause de la poussière qui pénètre la tôle. Pour d’autres, pliée sur l’épaule, elle est un repose-tête et permet un somme mouvementé. Les mains cherchent les barres fixes pour se retenir et s’accrochent aux poignées de cuir. Elles sont nécessaires car la tôle est brûlante et un contact prolongé entraîne des lésions cutanées superficielles. Sans elles, les corps endoloris s’entrechoqueraient et s’entasseraient sur les sacs qui jonchent le sol.
Je débarque en fin d’après-midi chez Georges et sa mère m’envoie chez Janet où a lieu une petite fête en l’honneur d’un départ. Du beau monde en perspective avec Miguel, très démerde, Lioubes, professeur d’anglais insatisfaite professionnellement de son travail, Djamila, grande noire longiligne, architecte de métier et Jean l’ukrainien. Cette petite élite se retrouve à l’Alliance Française pour apprendre et perfectionner la langue de Molière. Après un apéritif anisé et des cacahuètes, nous entamons la salade niçoise et les toasts arrosé de rhum et de vin doux. Je ne profite pas complètement des réjouissances car j’ai mal à la tête et me sens sale et poussiéreux. Je n’ai pas eu l’occasion de me débarrasser de toute la sueur et crasse accumulées au cours du voyage. Mes prises successives d’alcool n’arrangent rien et vers 22h00, je tire la sonnette d’alarme. Georges, en cinéphile averti, fait un exposé mais je n’en peux plus et nous nous retirons. Repos mérité à 22h35. La porte claque et Georges ressort furieux par la remarque de son neveu. Il l’a menacé de le dénoncer à l’immigration parce qu’il m’héberge. Ce à quoi, Georges lui a répondu qu’il n’a qu’à s’acheter une maison.
42.Chez José et Mercédès: J’ai l’impression d’avoir dormi suffisamment bien que réveillé à 6h30. J’ai énormément transpiré au niveau du torse et mouillé les draps bien que la fenêtre grillagée soit entrouverte. Je paresse au lit bien que le temps joue en ma défaveur. Je m’imagine dans l’ancienne demeure coloniale du quartier chic à l’époque où la classe supérieure de la société cubaine se pavanait. Georges a essayé de me réveiller pour me prévenir de l’attitude de son neveu mais j’étais tellement crevé qu’il n’a pas pu. Au cas ou il avertirait les autorités, je sais que je ne dois pas traîner dans la maison. Je dépose mon sac à l’ouverture du musée et file réserver mon vol retour à la « Cubana de aviación ». Avec les coupures d’électricité, les ordinateurs ne fonctionnent pas et je dois repasser plus tard. Dans la maison musée de Diego Velázquez, une réceptionniste me demande discrètement un remède contre l’herpès génital. Elle me conduit à la médecine du travail et je donne les antalgiques et antihistaminiques que j’avais gardé en cas d’urgence. Je ne peux malheureusement pas satisfaire la personne de l’accueil qui ne dispose d’aucun recours pour se soigner. Mon vol retour est confirmé pour le 16 avril.
Dès lors, je peux envisager sortir de la ville et longer la côte escarpée au pied de la Sierra Maestre. A Baracoa, j’étais dans le talon de la botte et je fais maintenant le tour de la pointe avant de remonter vers l’ouest. De nombreux rochers la découpent et lui confèrent à la fois un aspect sauvage et enchanteur. Je sors de la ville en bus et saute dans une Jeep soviétique prise d’assaut par huit passagers. Ce qui donne avec le chauffeur et le copilote, dix au total. C’est de la pure folie mais les véhicules sont si rares. Deux femmes ont sauté dans le coffre, nous sommes cinq sur la banquette arrière et trois à l’avant. Cinq femmes et trois hommes ; on est collés les uns aux autres et certaines sont assises sur les genoux d’un autre. Nos têtes se touchent et la voiture est comble. Quand j’en descends, je ne suis guère plus avancé de huit kilomètres mais le ciel est dégagé.
Elles se rendaient à leur service dans un complexe touristique près duquel je rencontre José, hispanique et témoin de Jéhovah remarié avec une jeune fille noire au nom de Mercedes. Nous attendons un bon bout de temps une occasion et faisons connaissance. C’est un camion surchargé de troncs d’arbre qui nous emporte jusqu’à la plage du français ainsi appelé. Je n’ai pas réponse à la raison pour laquelle elle a été ainsi nommée. Une jeune femme de 36 ans se joint à nous et nous embarquons dans une remorque vide dont le conducteur vient de visiter son frère emprisonné à Ciego de Avila. Un reste d’oranges et de bananes avancées se balade sur le plancher et je suis invité à me servir. Une chance que je les aime bien noires, les Cubaines. Si sucrées, quel régal !
Diana, cinq grossesses avortées ou suivies de mort prématurée, rend visite à sa mère à Chivirico, la localité où habite José. La vieille dame est atteinte d’une paralysie faciale suite à une brusque hausse de la tension artérielle. Arrivé au village à la tombée de la nuit, José m’invite à le suivre chez lui. Il me met en garde contre la vétusté de sa cabane en bois mais je le rassure. Je connais l’île et n’en tiendrai pas compte. Ce qui compte avant tout, c’est l’intention qui vient du cœur.
Mercedes est à cheval sur les principes et ne goûte pas ma tisane de bienvenue car elle n’en connaît pas l’origine. La religion qu’elle professe la conduit à se méfier des autres. Jusqu’aux colliers qui la feront tiquer car elle en ignore la provenance et l’usage. Un collier d’une couleur donnée dans la religion locale sert à parer et vénérer telle divinité. Ce qui la pousse à les refuser mais elle accepte avec joie une jupe en laine, un débardeur et un sous-vêtement. A voir combien ses yeux brillent, je la sens heureuse. Ces habits valent une petite fortune à Cuba en comparaison du salaire de base. Le monde est insensé car si je leur avoue que c’est de la récupération, ils ne me croiront pas.
Mercedes me propose une assiette de crudités - tomates et concombres - que je ne refuse pas. La seconde de riz, haricots et yuccas me rassasie totalement. Je suis repu avant d’avoir fini ma ration et elle pense que je n’aime pas sa cuisine. Je suis en fait fatigué et cela d’autant plus qu’il y a un parterre d’admirateurs dans la pièce surchauffée. Le toit de tôle est en train libérer la chaleur emmagasinée pendant la journée. La nuit sur un lit de camping va être difficile en compagnie d’un jinetejo et d’une nuée de moustiques. Celui qui « couche pour de l’argent » fait partie de la famille mais on me demande de me méfier de lui. Il est perçu comme la brebis galeuse et le principal point de discorde de la famille. La cellule familiale rejette le membre désavoué comme le corps vomit l’objet ingéré par mégarde. Je pique une tête sur le matelas où je m’endors instantanément malgré l’inconfort. Jusqu’à 4h00 du matin, heure à laquelle je suis réveillé, conséquences des effets de la pleine lune. Mes retards de sommeil s’ajoutent aux bonnes habitudes alimentaires abandonnées car je suis dans la quatrième semaine de séjour.
43.Le tour de la Sierra Maestre: je prépare un thé avec deux barres de céréales. Je fais griller le pain que je tartine de nougatine et que je propose à la ronde. Absolument délicieux et exquis ! Je transpire sous le toit de tôle à donner un dernier tour de main à ma mise en page et assure la rédaction de mon journal avant de décoller. Je pouvais aussi m’installer dehors sur un banc de pierre. J’emprunte une bicyclette et fais le tour du village avant de revenir déjeuner. J’offre une paire de baskets et trois timbales peintes à José pour ses trois enfants nés d’un précédent mariage. Il est réparateur de cycles à domicile et il lui faudrait presque trois mois d’économies pour pouvoir acquérir les chaussures. Je répartis entre le nord - U.S.A et Canada d’où j’ai emporté mes richesses - et le sud - Cuba - contribuant ainsi à une juste répartition des ressources. J’en ai bavé pour transporter mes sacs mais ça fait plaisir d’offrir un peu de la sueur de mes bras. Le sel de la vie… qui rend la vie un peu moins fade. Celui du pain et du levain qui donne le souffle et l’énergie. Amen !
Je saisis un semi-remorque jusqu’à Ocujal (19 km) suivi par une cuve de mélasse à laquelle j’ai bien failli rester coller. J’ai pu obtenir un siège à l’avant. Le chauffeur rudement costaud m’impressionne avec la taille de ses panards qui sont de vrais battoirs. J’hésite à me départir de mes chaussures mais c’est encore trop tôt pour garder uniquement mes tongs. La mélasse est destinée aux animaux et le camion-citerne tourne dans un champ sur la droite. Je suis largué en pleine ligne droite entre le pic Turquino - le plus haut sommet de l’île avec une altitude de 1700 m - et l’océan. L’endroit est isolé et la mer en contrebas d’une beauté incomparable m’ouvre ses bras. Je laisse filer mon maillot qui court le long de mes jambes car l’élastique ne le retient plus. Je ne fais plus qu’un dans les eaux d’une limpidité éclatante. Le sel marin me lustre le corps et ces rochers ressemblent aux écueils de la vie qu’il faut mieux éviter. Ballotté de l’un à l’autre, la puissance du ressac et la poussée des vagues m’étreint. Mon corps rebondit et encaisse les soubresauts comme on se plie aux aléas de la vie. Aussi nu qu’un ver de terre, je remballe la camelote. J’enfile mon maillot et rattrape le ruban noir qui surplombe la mer des Caraïbes. « Limoncito » est le ravissant lieu-dit où je viens de me baigner en toute quiétude. Un temps mort qui m’a permis de purifier mon corps au contact de l’eau et recharger les accus grâce à l’énergie solaire.
Pendant que j’offre un collier à chacune de deux fillettes qui s’approchent, une vieille guimbarde vient à passer sans s’arrêter, trop occupé que je suis. Je suis chanceux car un camion stoppe gracieusement pour moi. Je saute dans la benne sans savoir où il va et dépasse ainsi Las Cuevas, point de départ de l’ascension au pic Cuba. C’est dans ce maquis qu’on trouve la « commandancia » endroit duquel Fidel Castro dirigeait les opérations clandestines pendant la guérilla.
Mon chauffeur pousse ce soir jusqu’à Bayamo mais fait une pause chez l’une de ses femmes au bord de la rivière. L’endroit est idyllique ; une petite cabane au milieu d’une plantation forestière et quelques volailles pour assurer un revenu minimum.
Nous quittons vers 20h30 et roulons au clair de lune. Je perçois plus le paysage que je ne le vois. Mon attention baisse et mes yeux se ferment.Vers 1h00 du matin, le chauffeur frappe chez sa mère et me garde pour la nuit.
44.L’érotisme au volant: De Bayamo, j’attrape un camion sur la rocade avec deux passeuses de café qui se rendent à Guaimaro. Un chauffeur avec sa copilote rigolote à la petite culotte un tantinet exhibitionniste me permet d’accéder à la sortie de la ville. Une vraie vamp ! A-t-elle ôté sa culotte pour qu’elle ose ainsi replié les jambes si effrontément ? Elle est vulgairement assise mais elle séduit. Elle est pourtant toute entière serrée contre lui et s’agrippe à son bras. Elle joue le rôle de l’amoureuse. Je soutiens la puissance de son regard qui m’hypnotise. Elle cherche à l’apprivoiser pour mieux le manger. J’ai beau deviner ses formes naissantes sous un corsage à rayures bleues et blanches, elles ne sont pas accessibles à l’œil. Par contre, elle me régale d’un fin duvet noir qui lui recouvre les jambes. Afin de mieux m’en assurer, elle les déploie. Sa jupe retroussée laisse voir les limites de l’épilation et je me retiens d’allonger le bras pour glisser les doigts dans la toison pubienne. Elle est soit provocatrice soit inconsciente de m’allumer et de mettre le feu en moi. Cela ne lui enlève en rien le degré de classe auquel elle appartient bien qu’elle use et abuse de son pouvoir de séduction. Sa magie féminine opère au plus profond de moi. Loin de castrer l’organe érectile dont je dispose, elle réveille mon ardeur. Le désir transperce la plénitude de mon être et l’envie de la pénétrer ne fait pas partie du summum du plaisir. Le désir est un prélude plus puissant à l’orgasme que la possession de l’autre. Quand on possède, on ne désire plus et on se crée d’autres désirs. C’est parce que la vie est pleine de désirs qu’elle vaut la peine d’être vécue mais ces désirs engendrent aussi une souffrance morale difficile à ignorer car inassouvis, ils se transforment en insatisfaction.
J’ai du mal à me retirer et m’extirper de la cabine. Quand je reviens sur terre, deux inspecteurs de la D.T.I (direction territoriale de l’immigration) me demande mes papiers d’identité. J’ouvre ma pochette sous leurs yeux et manque d’habileté pour cacher les carnets de rationnement qu’ils n’aperçoivent pas. Je continue et parviens en soirée à Camagüey, où je retrouve avec joie Ernesto et Manuela ainsi que Rita, la voisine. Je me devais de repasser pour connaître les suites données à la plainte donnée.
45.La dernière ligne droite: C’est une étape au cours de laquelle je me débarrasse du superflu. Je lave toutes mes affaires sales que je laisse tremper pendant la nuit. Je distribue autour de moi mes effets et commence par le haut. Au fiston, un caleçon et le débardeur noir à bretelles et aux motifs fluos. A Ernestico, mes chaussures et deux paires de chaussettes neuves. A Rita, un corsage bleu et je laisse des antalgiques à Manuela. J’emprunte la bicyclette de Rita pour aller à la place Ignacio Agramonte et j’assiste à un concert de musique classique.
Sur le retour, je visite Elena et ses deux filles auxquelles je laisse des vêtements. J’avale une assiette de soupe et leur explique le vol dont j’ai été victime et la suite de mon périple. La plainte n’a pas eu de suite mais des fuites ont filtrées. Mes affaires ont été revendues ou échangées contre de l’alcool par les deux frères, buveurs invétérés devant l’éternel.
Chez Ernesto, une nièce en transit fait la loi et obtient de regarder deux films successivement. Je commence la nuit sur un matelas que je finis par sortir à cause de la télévision trop bruyante. J’apprécie peu la plaisanterie et m’endors dehors. Je réintègre la pièce à l’aube. C’est un mauvais souvenir ! Nous sommes aujourd’hui dimanche et c’est le jour de repos. Il me faut pourtant bouger car je n’ai nullement envie de demeurer à Camaguey. « Hay que luchar ! » Il faut lutter comme ils disent tous à tour de bras. C’est la dernière ligne droite qui me conduit au bout de l’île et la lutte finale…
J’enfile le bus n° 24 puis le 3 pour atteindre le point d’embarquement où attendent des passagers. J’ai devant moi un attroupement de personnes non organisées car les hommes en jaune sont au repos. Une jolie vendeuse de turron se soucie de me trouver un véhicule. J’attends qu’elle finisse de les vendre afin qu’elle puisse me montrer où se trouve le contrôle policier à côté duquel elle habite. Je pense qu’ils me seront d’aucune utilité mais je révise mon jugement trop hâtif. Ils interviennent auprès d’un chauffeur pour qu’il m’autorise à embarquer sur la remorque où sont attachés des rondelles géantes de béton. Je me cramponne et c’est une affaire qui roule jusqu’à Ciego de Avila, à peine une centaine de kilomètres.
Ciego (aveugle en français) porte bien son nom car je ne vois pas âme qui vive. L’endroit est complètement déserté car les gens sont resté chez eux. La solitude du dimanche tue toute énergie. La sortie de la ville est une ligne droite avec au bout la capitale. Pas un chat qui ne croise la route. Je dépasse une pimbêche qui fait le pied de grue et lève le pouce. Tout va se jouer entre elle et moi. J’ai un autre style depuis que j’ai abandonné mes habits d’européen. Comme il y a des Cubains qui peuvent se méprendre sur mon physique, je ne suis pas certain de pouvoir sortir du lot et me faire remarquer. J’ai les sandales du Palestinien et on peut me traiter de va-nu-pieds de l’Oriente, la région de Santiago. De l’autre côté de la route, trois hommes se posent d’ailleurs la question de savoir d’où je viens ainsi attifé. L’un d’eux, énorme montagne de muscles, s’avance au devant de moi. Ses deux compères le suivent et m’entourent. La discussion s’engage et cela suffit pour produire le déclic. Les camions passaient sans me prêter attention mais ils travaillent dans le transport et connaissent tous ceux qui font la ligne Santiago- La Havane. Un geste de la main et ils arrêtent de vieilles connaissances qui ne se montrent pas réticentes pour m’embarquer jusqu’à la capitale distante de 560 km.
C’est un vieux camion américain type Macke qui m’a pris. Un véritable monstre avec une gueule de bouledogue qui orne le capot et une double-remorque démesurée. On dirait une locomotive avec deux wagons accrochés : un train routier comme il en existe en Australie. Sauf que la vitesse n’est pas la même et qu’elle est fonction des moyens économiques du pays.
Le trajet est infernal. Un caisson métallique me sert de compartiment à l’avant de la remorque et je vais y passer la nuit. Les deux battants ne ferment pas correctement et l’un cogne contre l’autre. Le bruit assourdissant du moteur ajouté à celui de la ferraille qui s’entrechoque transforment le voyage en cauchemar. Je m’arrache presque un poignet à essayer de retenir l’un des battants. J’ai enfilé un pantalon et mis du papier mouillé dans les oreilles pour amoindrir le vacarme. Un drap me recouvre le corps car le vent s’engouffre par les interstices de la tôle mal soudée.
En cours de route, nous chargeons entre les roues du tracto-pelle 60 quintaux soit 3 tonnes de cucurbitacées dont des citrouilles. Le transport des légumes sur une distance de 300 km va leur rapporter 250 pesos alors qu’ils n’en gagnent qu’à peine 200 par mois. Quelle marge ! On mesure la misère d’un système économique malade. Ils sont deux chauffeurs à se relayer pour le compte d’une compagnie nationale qui travaille dans l’équipement. Je m’assoupis malgré le tintamarre et n’assiste pas au débarquement des citrouilles. J’émerge finalement vers 9h00 du matin devant une usine de la banlieue de La Havane. Les deux chauffeurs me laissent monter dans la cabine pour replonger en position allongée dans la couchette chaude qu’ils viennent de quitter.
46.A l'ouest, tien de différent: Le responsable des cuisines de l’usine m’autorise à faire mon porridge de flocons d’avoine mélangé avec une sauce cacahuète. Il m’explique que son fils vit à Paris depuis quinze ans. Sa femme l’a visité à trois reprises mais il n’y est jamais allé lui-même. Ma tambouille me remet en selle car je considère qu’un sac à patates vide ne peut pas tenir debout. J’ai sauté le dîner hier soir et les prochains temps risquent d’être difficile car mes provisions s’épuisent. Ce brunch constitue l’ultime petit-déjeuner amélioré puisque j’y ai laissé mes derniers flocons d’avoine. Je suis à la croisée des chemins et j’hésite entre La Havane et les plages de l’est. Je garde la capitale pour le dernier jour et prends la route des plages. Des jeunes Cubaines en tenue légère, une serviette à la main, descendent d’un microbus provenant de La Havane. Difficile de ne pas succomber à leurs charmes. Il me suffit de les suivre car je sais qu’elles vont sur la plage. Parmi elles, les professionnelles qui vivent de leurs charmes, séduisent et alpaguent rapidement le client. En fait, elles sont gentilles et ne s’imposent pas. Je me mets à leur place. Si un touriste dépense pour sa consommation personnelle - hébergement et alimentation - un minimum de 50 dollars, cela représente dix fois le salaire de base d’un ouvrier cubain. Si la jineteja obtient un gars sympa pour elle seule, elle décroche la timbale et fait vivre toute sa famille. Vu le coût de la vie sur l’île, le touriste qui paye tout en monnaie forte ne voit pas la misère des gens et l’attrait des filles pour l’argent. Chacun doit y trouver son compte et se défend bien d’ouvrir les yeux à l’autre. Je ne fais pas partie de cette catégorie de personnes et je me fonds si bien dans la population que je n’utilise que la monnaie en cours dans le pays.
Elles sont déjà deux à me tenir compagnie. Deux autres les rejoignent et je distribue des colliers dont elles raffolent. L’une d’elle me laisse son adresse à La Havane. Je quitte le repaire de jolies filles avant qu’elles ne deviennent trop collantes et embarque dans la benne d’un camion avec Parsons. Il contrôle la sécurité sur les chantiers et doit voir un pote à côté de la petite plage magnifique de Guaino. Absolument superbe ! Un site enchanteur ignoré par les « requins » et une ambiance beaucoup plus familiale. Mon chauffeur repart à La Havane et c’est le moment ou jamais d’avoir un aperçu de la ville. Comme il la traverse, nous convenons qu’il me laissera à l’autre extrémité sur la route qui conduit vers l’ouest de l’île. Il prend un raccourci et se retrouve devant l’entrée d’un hôtel dont l’agent de surveillance le refoule sans ménagement. Celui-ci est construit au beau milieu d’un canal circulaire et l’accès se fait uniquement par un pont qui permet de mieux assurer la sécurité et filtrer les intrus.
Je ne peux plus reculer. Le compte à rebours est commencé. Nous passons en revue les plages de l’est et les longeons jusqu’au tunnel qui relie les deux rives. Nous débouchons au milieu du vieux La Havane qui m’apparaît dévasté et abandonné. J’ai l’impression que le pays vient de sortir d’une longue guerre et les similitudes avec Beyrouth ne sont pas anodines. Les murs ébranlés aux couleurs lessivées sont peut-être les conséquences du passage d’un ouragan. La ville est à genoux comme une vieille dame décharnée qui lutterait malgré le poids des ans pour rester debout. Le coup d’œil est rapide mais terriblement révélateur d’une situation économique désastreuse et d’un pays sous perfusion. Parsons m’invite dans l’appartement qu’il habite avec sa mère. Le frigidaire est lamentablement vide et il l’ouvre comme pour me prouver qu’il n’y a rien dedans. Après avoir consulté sa mère, il m’offre un peu de riz mélangé à des haricots noirs et une tomate. Il ne me cache pas son point de vue : « Tout est de la merde ! » sauf l’éducation et la santé gratuites.
Si les carences en produits alimentaires existent en province, la pénurie dans la capitale ne permet pas la survie. Vu la population à La Havane, les produits arrivent de la province en trop petite quantité et les prix sont excessifs à cause du coût du transport.
Je fais confiance à la famille et laisse des effets. Je lui confirme que je veux filer vers l’ouest mais je reviens mercredi avant de prendre l’avion jeudi 16. Il est 16h00 lorsque Parsons me dépose au début de l’autoroute. Une nouvelle mise à l’épreuve car je pouvais sagement découvrir La Havane pendant trois jours. Il y a du monde et je dois sortir du lot pour sauter dans une benne qui ne fait que ralentir. Un allumé a réussi à s’accrocher aux ridelles et parvient à faire surface à mes côtés lorsque le conducteur stoppe pour emmener trois femmes. Ses chaussures dépareillées lui donnent un aspect misérable. Il m’affirme avoir un emploi dans une station-service mais j’en doute. Il me convainc qu’il faut lutter pour se nourrir et vivre. Du matin jusqu’au soir. La vie est une lutte continue.
Avec les arrêts successifs, la benne a été littéralement prise d’assaut. Au moment de l’embarquement, j’ai vu les jambes d’une femme me passer par dessus la tête. Une autre a été refoulée. Entre les bicyclettes et les enfants écrasés, l’espace pour se mouvoir est très réduit. Je discute avec un père de famille qui a poursuivi ses études à Odessa (Ukraine) avant l’éclatement de l’empire soviétique. Il me raconte : « en 1950, il y avait 5 millions de têtes de bétail pour 4 millions d’habitants. En 1997, les rapports se sont inversés et il y a seulement deux millions de bêtes pour un total de 11 millions de Cubains ». Il explique la chute de la production laitière et de viande bovine par le manque de qualification des vachers fonctionnaires de l’état. Les systèmes de traite sont déficients à cause des pièces de rechange qui ne peuvent être importées. Les tétines des trayeuses viennent à manquer et le mauvais entretien du matériel de traite provoque des mammites. Le camion débarque les derniers passagers à Consolacion du sud éloignée de 127 km de la capitale.
47.Pas de quoi se consoler: Sur la place principale, un jeune homme dans un français châtié m’aborde plein d’assurance. Il paraît assez imbu de lui-même et s’en remet à chaque fin de phrase à Dieu. A la manière des musulmans dont il fait sien le « inch Allah », serment d’allégeance. Il a le verbe fort et sans doute l’habitude de « marcher » avec les touristes. Il veut que je m’exprime en français. C’est une petite guerre larvée qui se joue entre nous. Qui va dominer l’autre ? Il se propose de me montrer où habite le curé mais je m’estime capable d’aller le trouver tout seul si j’ai besoin de son aide. Il m’y conduit et je le suis pour voir où l’histoire va me mener.
Devant le prêtre italien, il recommence à s’exprimer en français et je lui cloue le bec. Aucun des trois interlocuteurs n’est sur la même longueur d’onde. Le père me dévisage de la tête aux pieds sans donner grande chance à l’enfant prodigue. Il ressemble à un vieux crapaud qui n’a pas fini de s’interroger et qui lance épisodiquement des « quoi ? ». A eux deux, ils m’assurent que je ne trouverai pas un toit pour me loger dans le village. Ils ont raison. Je démarche de la même manière que dans l’est et les portes ne s’ouvrent pas. La mentalité est plus fermée et plus rurale.Une femme me laisse son adresse à Las Tunas. Elle semble désolée de ne pas pouvoir m’aider mais elle est en visite dans la famille. Elle me conseille d’aller au poste de police qui peut m’accommoder. Ils me proposent d’abord le banc dans la salle d’attente. Je renâcle un peu car je suis certain qu’ils ont mieux à me proposer. Je demande qu’ils baissent d’un ton la radio et qu’ils ne crient pas dans le couloir. Je mets la pression et ils comprennent que le meilleur moyen de se débarrasser de moi est de me coller avec les machines à écrire. Je continue ma nuit dans le bureau plus silencieux sur quatre chaises accolées. Je peux enfin dormir mais cette recherche d’un gîte a écourté ma nuit.
A l’aube, j’ai la tête dans les choux. Je bois un thé dans lequel je trempe deux barres de céréales. Ma tong m’abandonne lorsque je descends les marches du commissariat. Je glisse une cordelette au niveau des orteils retenue par un anneau sous la semelle. Je quitte cette petite ville qui m’a causé bien des soucis et profite d’un dos d’âne pour sauter sur un tas de sable. Avec la vitesse, un vent de sable se lève et m’aveugle. Voilà la raison pour laquelle je suis seul sur ce camion.
A Pinar del Rio, un abribus découpé dans une remorque de camion me protége du soleil toutefois moins écrasant que dans l’Oriente. Je dois prendre un ticket numéroté, m’asseoir et attendre comme à la préfecture lorsqu’on vient y retirer son passeport. L’attente n’est pas longue pour embarquer. Le semi-remorque se rend à La Hagua où il doit charger du bois prédécoupé en planches. Toute la région de Vinales que nous traversons repose essentiellement sur la culture de la canne à sucre et du tabac. Une province agricole qui doit sa réputation à la finesse de ses produits du terroir. Je suis monté à Pinar par la voie rapide et je retourne à La Havane par une route secondaire. C’est la campagne et le paysage plutôt joli est d’un vert foncé séduisant.
48.Sur la route du tabac: De la scierie où le camion s’est arrêté, je quitte le groupe de huit passagers assis à côté d’une cantine. Parmi eux, une jeune fille misérablement vêtue d’un pull-over élimé. Je continue à pied jusqu’à un clos-masure où trois hommes travaillent le tabac. Ils marquent une pause et préparent le déjeuner. Le plus âgé épluche une variété de féculents appelé merlinga. A tour de rôle, ils se roulent un criollo avec des feuilles de tabac de la plantation. Ils sont justement en train de les cueillir mais celles-ci ont été préalablement séchées. La vente du tabac dépend de la qualité de la récolte et plusieurs degrés de feuilles sont triées. Elle varie de 30 jusqu’à 140 pesos le quintal pour le meilleur. Les criollos, roulés maison, se vendent aux voisins à 1 peso l’unité et sont beaucoup moins tassés que ceux qui sont usinés. Les feuilles qu’ils collectent sont enfilées par paquets et mises à sécher dehors. Puis, sous un séchoir au toit de chaume où les grappes de feuilles sont accrochées sur des tringles en bois.
Je vide mon sac et offre à peu près tout ce qui peut être utile en milieu rural. Le vieux enfile le pantalon visiblement trop large mais s’y accroche lorsque je suggère qu’il est trop ample. Il lui faut le retoucher. Je rajoute du savon et des rasoirs jetables pour les deux autres. Je laisse une petite fortune à leurs yeux et ils jubilent tous les trois. Ils m’affirment avoir une salle de bain et la télé couleur chez eux mais ils n’en vivent pas moins dans la précarité. Je partage le déjeuner avec eux. Des œufs ont été mélangés à la variété de pommes de terre et le plat s’avère nourrissant pour le voyageur que je suis. Une recette si bourrative vous permet de tenir toute la journée.
Nous passons un moment agréable et ils s’esclaffent à la moindre de mes réflexions. Le dialogue tourne au vulgaire quand nous touchons aux basses parties - cojones, pinga,…- de notre être.
Je m’échappe car La Palma m’attend à deux kilomètres. A la sortie du village, une usine de jus de pamplemousse attire mon attention et j’obtiens deux fruits avancés dont je me délecte. Si sucrés qu’ils me désaltèrent admirablement. L’entrepôt dépassé, j’aperçois une multitude de personnes trop nombreuses en comparaison du peu de trafic. J’ai la chance inouïe qu’un camion chargé de ferraille s’arrête pour moi. Je me suis démarqué une nouvelle fois et ai pris un peu de recul. Histoire d’éliminer les plus faibles et ceux qui ne veulent pas se déplacer. Une dizaine de personnes lui courent derrière et sautent à l’arrière. Deux femmes entrecroisent les bras et se tiennent ainsi tandis qu’un moreno, torse nu et le corps bombé, m’impressionne. Il se tient d’une seule main à la ridelle quand je m’aperçois qu’il est adossé à une barre fixe, trait d’union entre les deux bat flancs. A un carrefour isolé, nous échangeons notre moyen de transport pour un autre. Il s’en faut de peu que je le rate car je n’ai pas compris toute la subtilité de la stratégie.
Bahia Honda est la destination finale de maints passagers. Sur le trottoir, mes colliers au bras, je passe et repasse et ils rutilent sous les feux brûlants du soleil couchant. Pas le moindre doute qu’ils attirent l’attention et suscitent l’envie. A ceux qui les veulent, je les propose à 5 pesos ou bien contre une pièce à l’effigie du Ché de 3 pesos. Ils valent en réalité 20 pesos et un grand noir montre l’exemple. Il est 17h30 et je me positionne à la sortie de la bourgade au cas ou je puisse continuer. Un groupe de jeune sous un abribus attend le départ d’une jeune fille. L’un d’eux m’interpelle et cela suffit à débuter une discussion. Je leur explique ma façon de concevoir les choses et en vient aux hôpitaux et orphelinats qu’ils m’arrivent parfois de visiter. L’initiateur de la rencontre me demande si je n’ai pas un remède contre les démangeaisons car ça le démange entre les cuisses. J’en ai deux dont une antifongique et je lui cède celle qui peut lui être la plus bénéfique. Je dormirais volontiers ici mais l’endroit trop populeux ne me convient pas. Ma B.A faite, un véhicule m’embarque aussitôt pour le lieu-dit « Morroco » situé en bordure de l’océan. J’ignore la plage et saute dans un bus que je pénètre par l’arrière. le paysage est somptueux et la vue sur la baie grandiose. J’atteins Cabanas en Jeep après avoir failli monter sur un tracteur fou. Un passager trouve que je « lutte » fort pour réussir mon tour de l’île. Quand je descends du véhicule, je sais que je dois faire mon nid à Cabanas. Un vieil homme se montre intéressé et me propose sa chambre pour 10 U.S $. Il me dit qu’il devra veiller sur sa fille qui dormira dans la pièce voisine. En fait, il me laisse sa chambre. Ce genre de situation ne me satisfait pas et je dois pouvoir trouver quelque chose de plus satisfaisant et commode mais il a raison d’essayer. Il faut évidemment discuter du prix dans ces occasions mais gagner le montant d’un salaire mensuel en l’espace d’une nuit est tentant. Il se fourre le doigt dans l’œil mais qui ne tente rien, n’a rien. Je lui laisse ma chemise. Il a une course à faire. Si ça marche, je le retrouve quand il repasse à l’intersection. J’ai le temps d’aller voir plus loin. Un solide gaillard de la croix rouge est prêt à m’héberger et s’en retourne chez lui … à 22 km d’ici, soit 45 minutes à cheval ! Dommage qu’il n’ait pas le compas dans l’œil à moins que son cheval ne s’appelle Pégase. Il me conseille l’église dont le curé est Canadien. Je me renseigne au poste de police près duquel passent Mercedes et sa fille. J’apprends que l’église est fermée et le curé n’habite pas sur place. Mercedes prend l’initiative de me dépanner mais elle m’avertit qu’elle est pauvre parmi les plus pauvres. Je m’en rends compte effectivement sur place. Un bidonville de tôles et cartons abritent plusieurs familles regroupées. Sa dimension est de taille humaine. C’est l’avant-dernière nuit que je passe sur l’île. Je vais pouvoir donner ce qui me reste de colliers et vêtements à toute la famille. Mercedes nous quitte pour rejoindre son nid d’amour avec son frère qui m’a tout l’air d’être son amant. Il lui touche le corps comme s’il la caressait. Dans l’immédiat, un carton me sert de matelas et je sombre corps et âme dans le plus profond des sommeils.
49.Retour à La Havane: Au réveil, je prépare un thé que je partage et distribue trois barres de céréales. Ils n’ont pas l’habitude d’être gâtés mais apprécient le geste. Je leur donne du lait en poudre et de quoi préparer du riz au lait dont je ne verrai pas la couleur. Mercedes a le corps d’une femme de quarante ans ayant déjà allaité plusieurs fois alors qu’elle n’accuse qu’une vingtaine d’années. Je procède à la grande distribution et laisse des nécessaires de toilette en kit, des savonnettes parfumées et mon drap-couchette dont je pense pouvoir me passer désormais. J’oublie ma serviette de toilette accrochée derrière la porte et compte grossièrement les colliers par paquets de douze. En misant sur le long terme, chaque collier peut se vendre au minimum 10 pesos et il y en a cinq douzaines de couleurs différentes d’une valeur totale minimum de 500 pesos. S’ils savent gérer cette somme et planifier la vente, la famille peut améliorer l’ordinaire. Elle est à la tête d’un véritable petit capital…
Un camion de transport collectif me permet de rejoindre le pont qui enjambe l’autoroute. On dirait une piste d’atterrissage tellement le ruban noir est large et je suis un pion sur l’échiquier. Une fourmi sur la langue pantelante de l’insectivore qui se perd à l’horizon. Un microbus collectif marque une pause et je saute dedans. J’offre au chauffeur en compensation du voyage trois colliers. Une dame me demande combien je les vends et le business commence. Le produit de la vente me rapporte 30 pesos et des pièces du Ché. Je voyage agréablement et défraye une partie de mes dépenses.
Una guapa, vendeuse de charme et vêtue d’une jupe longue tellement élimée que l’on devine la peau sous les mailles, a de la classe. Ses sabots la rehaussent aux yeux des autres et en font un morceau de choix pour les hommes. Elle est fascinante et aime être regardée, courtisée. Elle est d’une grande beauté bien qu’elle soit pauvrement habillée. Je ne la quitte pas des yeux. Elle s’acoquine avec d’autres mijaurées pour louer un taxi afin de descendre en ville.
50.La vieille ville de La Havana: Pour ma part, je suis un homme, bien mis de retour de San Cristobal où habite sa famille. Il me conseille d’attraper le M2 qui dessert le parc central. Pour faire face à la pénurie de transport, l’état cubain a mis en place des bus a soufflets montés sur des plateaux de semi-remorques. Tirés par des tracteurs, ils sont impressionnants de longueur. Nous devons en laisser passer un car il est bondé. Le trajet coûte vingt centimes. Un moreno, la casquette des « Yankees » vissée sur la tête, attire mon attention et me distrait. Il veut savoir d’où je viens et je lui réponds : « d’une planète derrière la lune ». Il dégage quelque chose de malsain qui met mes sens en alerte. Je dois me méfier. Quand je mets pied à terre au terminus, je m’aperçois que ma poche arrière de bermuda a été fouillée. Je comprends que le type ait voulu détourner mon attention et poser une question. Quand il est passé à côté de moi, il s’est collé à cause du trop-plein de passagers et a joué les pickpockets. Je n’avais que des papiers en poche mais cinq adresses qui m’étaient chères dont celle de Parsons où j’ai laissé mes carnets de voyage. Je vais devoir m’y coller pour retrouver l’endroit où il habite. J’ai une bonne mémoire visuelle et cela va m’aider. Je me souviens qu’il y avait un cinéma « Monaco » dans les environs et la rue était proche de la « calle Maria Rodriguez ». L’appartement se situe au quatrième étage et en face du numéro 466. Quand aux noms et prénoms, numéro d’immeuble, impossible de les mémoriser ! Je suis bien sûr extrêmement déçu d’avoir été joué une fois de plus. Je m’assois sur un banc du parc pour faire le point et retrouver mes esprits. Je gagne dans la foulée le café du Grand Louvres où je rédige des cartes postales et mon journal de voyage. L’une part en Ukraine chez une médecin, la seconde en Iran chez Hossein qui étudia douze ans à Bordeaux et la dernière à Mauguio (Hérault). Les cigares se vendent au noir et à la sauvette dans mon dos tandis que les « jinetejas » m’accostent à la table. Je feins leurs avances.
Vers 17h30, deux couples de français avec des enfants s’attablent à mes côtés et je bavarde avec eux. Ils ont loué une voiture et sont restés en chambre d’hôtes. Un petit attroupement se forme car les gens pensent que je suis cubain. Je peux ainsi intercéder auprès du couple et obtenir de menus cadeaux comme les rasoirs jetables ou les savons…etc. Depuis que j’ai donné mes habits et mes chaussures de cuir qui me rattachaient au monde occidental, la population cubaine ne sait plus sur quel pied danser avec moi. Par mimétisme, mes tong et mes nippes m’apparentent plus à un palatino. Le fait que j’aie marqué au feutre mon itinéraire sur mon sac en toile me trahit. Je ne suis guère embêté par les camelots ou les vendeurs de souvenirs. Quant aux filles, elles m’entreprennent à la terrasse des cafés-restaurants mais se découragent rapidement vu la manière dont je suis attifé. Si je demande l’accès aux toilettes, il m’est autorisé avec un regard soupçonneux. « D’où sort-il celui-la ? » s’interrogent les consommateurs. Mon caractère fort et mon assurance personnelle ainsi que la connaissance de mes droits en tant que visiteur me permettent de forcer le passage et de laisser les gens médusés et interloqués. Ma façon de communiquer et mon degré de curiosité différent des gens du cru. Je me balade dans le vieux La Havane au gré des curiosités visuelles et fouille du regard ce qui tombe sous mes yeux. Je me fous de ne pas connaître tout de la ville car c’est un piège à touriste. Je traficote et vends des colliers dans la rue. Ca commence avec deux gamins puis c’est l’attroupement général. Je ne peux endiguer le flot ininterrompu de personnes qui vient grossir le rang des curieux. Je range ma camelote et bats en retraite sinon je vais finir dépouillé et la police va s’en mêler. A la suite des deux garnements qui en voulaient plus pour moins cher, une femme s’obstinait sur un bleu que je venais de donner. J’échappe à la foule et gagne le parc de l’amitié.
Vers 19h00, je n’ai pas tout vu mais je dois chercher le chaînon manquant. Je me positionne au terminal de bus et demande lequel dessert le cinéma « Monaco ». les informations concordent et il semble que ce soit le bus n° 13. Un professeur du ministère des sciences me vient en aide et veut m’accompagner jusque dans la rue où je suis hébergé. Je me méfie de trop de gentillesse car cela peut se retourner contre la famille qui m’héberge. Je ne connais pas ses intentions. Je repère facilement l’immeuble en question car j’avais la façade en photo-souvenir en mémoire. C’est la nièce de Parsons, 17 ans, qui m’ouvre. Elle étudie l’anglais l’après-midi pour parfaire le langage informatique qu’elle apprend en matinée. Elle va hériter de tout ce qui me reste et que je n’ai pas distribué. La famille a presque utilisé tout le savon que j’ai laissé avant-hier et j’enrichis leur collection de produits hygiéniques. Après l’assiette de riz et une tranche de mortadelle, un lit de camp très rustique est déplié pour ma convenance dans la salle à manger. Nous convenons que Parsons me déposera à proximité de l’aéroport où il se rend pour son travail.
Le réveil est matinal. Grand-mère prépare un café auquel je rajoute un peu de lait en poudre. Dès que je lâche le paquet, elle verse quatre cueilleres dans un verre qu’elle mélange avec de l’eau chaude. D’un trait goulu, elle descend le liquide comme si elle était en manque. Parsons m’a dit qu’ils n’ont pas bu un verre de lait depuis sept ans. Quand je quitte, la famille me fait savoir que je suis le bienvenu si je reviens en ville.
51.Le mot de la fin: La dernière semaine a été effectivement plus difficile quant à l’alimentation. J’ai du vivre sur mes propres réserves. J’ai pu, malgré les obstacles rencontrés, finir mon tour de l’île. Je sais où je veux rester plus de temps si je dois revenir. Cienfuegos, Trinidad : la perle de l’atlantique, Baracoa ; ses plages et la pointe de Maisi à parcourir à bicyclette, Gibara et ses langoustes. On ne m’a jamais autant traité de « missionnaire » que sur Cuba. Je n’ai pas plus « prêché » ou donné qu’ailleurs mais la demande y est peut-être plus grande. Je suis venu exclusivement pour apporter mon aide et connaître l’île. Je suis loin de faire partie de ces hommes d’église qui s’épanchent et partagent au nom de Dieu.
Quand je débarque à Cancun (Mexique), l’impression qui me reste du voyage est celle d’un mauvais rêve. Comme si l’on revenait à la réalité après avoir fait un cauchemar. Je ne suis pourtant qu’au Mexique mais tout me semble beau et merveilleux dans un monde d’abondance. Ce sentiment m’accompagnera pendant plusieurs jours et la semaine que je passe au Mexique, un pays en voie de développement si pauvre et si riche à la fois si on le compare à Cuba, me ramène sur le banc des réalités.
GLOSSAIRE
A
Abuela: grand-mère. Se dit avec affection pour une personne âgée, 7
B
brunch: contraction de breakfest et lunch pour un repas avancé en fin de matinée, 25
C
canero: coupeur de canne à sucre, 22
cara de loco: traduction littérale; visage de fou . Se dit d'un individu qui fait penser à la folie, 4
casa de la trova: maison où se déclame des vers et se chante des compositions poétiques, 14
cojones, pinga: couilles, bite
criollo: cigare de base fumé quotidiennement sur l'île, 27
E
EL LIBRO DE RECUERDOS DE MANOLO: le livre de souvenirs de Manuel, 22
H
hua hua: nom donné au bus (transport collectif) à Cuba, 3
J
Jinateja: "celle qui couche pour de l'argent" cubanisme pour prostituée, 11
L
libreta: cahier, agenda, carnet de rationnement à Cuba, 6, 12
M
Madre de pinga \.: (Littéralement; mère dévergondée). Putain de ta mère, 9
malecón: jetée, 7
monte: maquis, forêt, 4, 11, 21
moreno: mûlatre à Cuba, 27, 28
P
palinka: alcool de prune, 7
picado: hachis de viande ou picadillo
punto amarillo: point d'embarquement animé par des fonctionnaires habillés en jaune, 4, 23
Q
Que gracioso !: qu'il est gracieux ! (dans le sens plaisant et drôle), 16
R
regalo: cadeau, gâterie, petit présent, 3
S
SELVA: forêt, jungle, 23
sierrita: petite montagne, 9
U
Una guapa: une jolie fille bien faite, bien habillée
SOMMAIRE
CUBA AVANT QUE LE VIEUX LION NE MEURE !
La visite du pape marquera-t-elle un pas important dans l’histoire cubaine et favorisera-t-elle un rapprochement entre le communisme étatique et l’œcuménisme de l’église catholique ?
A l’approche d’une passation de pouvoir, le « grand prêtre » confiera-t-il la grande île à Dieu tout puissant ?
Doit-on cautioner le régime castriste en y mettant les pieds ? C’est absolument le libre arbitre de chacun qui fera la différence. Soyez à l’écoute de votre inspiration et votre intuition vous guidera ! Si vous tenez compte de votre analyse personnelle numérologique et que vous êtes du 3, le voyage à Cuba ne saurait tarder si ce n’est déjà fait. Vous allez adorer, c’est fatal !
Un grand désir de me rendre sur l’île m’a toujours animé. En tant que voyageur au long cours qui utilise essentiellement des transports collectifs par voie terrestre, j’ai retardé mon passage sur l’île car elle est seulement accessible avec l’avion.
Cuba avant que le vieux lion ne meure !
Cela fait cinq ans ou plus que j’ai envie de parcourir Cuba, encore appelée la Grande île ou le crocodile vert. L’ouverture du pays aux visiteurs en 93 facilite désormais les séjours même si le régime ne voit que l’aspect économique avec l’arrivée de « portefeuilles ambulants » (touristes). Des boutiques s’ouvrent sur le modèle des ex-pays de l’Est, où l’on paie en dollars U.S.$.
Des produits d’importation de moindre qualité y sont vendus. La devise est d’acheter au moins cher pour revendre avec un tel bénéfice que le peuple ne peut se permettre ces achats, à moins de faire partie des 15 % de la population ayant accès au dollar (envois de l’étranger ou tourisme).
L’anniversaire du trentenaire de la mort du Ché en 1997, la visite du pape en février 1998. Autant d’événements rapprochés qui m’ont poussé à faire le petit saut, 40 minutes de vol, depuis Cancun au Mexique. La dernière raison n’en est pas la moins importante : voir vivre et écouter les cubains à propos de leurs conditions de vie avant que le « Vieux Lion » - Fidel Castro - ne meure.
Pas trop excité à l’idée de voyager à Cuba mais sûr que ce sera une expérience nouvelle ! J’ai tellement eu à faire face à des situations inattendues depuis 18 ans que je n’en suis pas à une près. J’ai du passer tant de frontières - dans l’ex -U.R.S.S. ou les pays satellites de celle-ci à l’époque des tensions Est - Ouest et du mur de Berlin. J’avais été réellement impressionné par mon passage de la frontière ukrainienne en janvier 1996 - en route en auto-stop de la France vers l’Australie - et de la vacuité, du vide, du « néant » qui se trouvait derrière cette protection toute artificielle. Comme si l’on voulait empêcher le principe naturel des vases communicants. Quand l’un est trop plein, la théorie veut que le surplus de liquide, de flux, d’informations passe dans le second pour rétablir l’équilibre. Cela s’est passé ainsi entre les deux Allemagnes jusqu’au jour ou sous la pression du trop plein d’idées à l’Ouest, le mur a cédé pour rétablir l’équilibre et la libre circulation des idées et des informations. Relique de ces anciens pays satellites où je me suis rendu de nombreuses fois avant l’éclatement de l’empire soviétique, je ne m’attends à guère plus de surprise de ce côté-ci à Cuba.
1.Dans l'avion: Tout le personnel cubain à bord nous salue sans euphorie. Une hôtesse a le type européen - slave - ou d’ascendance espagnole. Sa peau du visage n’est pas très belle mais un fond de teint empêche les boutons d’apparaître. L’éclosion précoce se fera au printemps. Elle les étouffe jusqu’à la prochaine poussée de sève. A défaut de fard, d’autres aux revenus plus modestes utilisent du talc. Le siège 9c m’est attribué et je suis entre deux merveilles de la nature. Je viens juste de quitter deux Argentines que j’en retrouve deux « châtaignes » à mes côtés Je me suis délecté d’un verre d’eau minérale pour me dessécher la bouche. Mon corps ruisselle de sueur quand je pose mes épaules à côté de Caroline, la plus proche de l’allée. Elles conversent mais je les « délie » de leur complicité et m’immisce subrepticement entre leurs deux sièges. Je glisse de légers « papotages ». Elles séjournent 6 jours sur la grande île - complexe hôtelier de Varadéro oblige - avant de poursuivre avec un vol vers Buenos Aires.
J’attends avec impatience le repas qui va nous être servi bien que je sais par avance qu’il sera léger. Vu les restrictions alimentaires dues à la situation économique catastrophique, c’est certainement ce qui va le plus me faire défaut sur l’île. En attendant, c’est peu mais bon. Suffisant pour me maintenir en vie aujourd’hui, 17 mars 1998. La mini bière (25 cl) me donne un sang nouveau et régénère mes globules rouges. Elle agît telle une perfusion de glucose et me maintient en vie.
Un Américain, grande taille et queue de cheval, veut que nous réservions un taxi ensemble à la sortie de l’aéroport. Je n’en ai nullement l’intention et n’ai jamais posé les fesses dans un taxi. C’est une prise de tête que j’évite. Deux bonnes raisons à cela ; le prix de la course à discuter quand on ne connaît pas le cours de la monnaie et il convient de s’orienter dans la ville sinon il vous emmène en bateau.
Un numéro de « Granma » en anglais mais il est aussi publié en français nous est offert pour nous informer. Je le garde en pensant qu’il fera figure de numéro historique quand sera passée l’heure du castrisme.
2.Formalités et passage en douane: On se doit de réserver trois nuits en atterrissant sur l’île. Je ne tiens absolument pas à grever mon budget. J’ai dans l’idée d’éviter la réservation : « Je pars aujourd’hui pour Holguín dans le sud » et je compte donner le nom d’un hôtel là-bas.
Voilà mon asperge américaine qui tente une seconde approche dans la file d’attente. Pourvu qu’il ne me fasse pas rater mon plan ! On a chacun ses priorités. Malgré qu’il soit Américain banni par les Cubains, il se fait du mouron pour arriver à La Havane alors que j’en suis à méditer sur mon passage devant les officiers de l’immigration. Je discutais avec une Cubaine exilée à Miami quand il m’a interpellé alors que nous montions dans l’avion. Ce serait plus facile à moi de le retrouver qu’à lui de me repérer. Il fait la queue derrière mes deux belles plantes Argentines au guichet extérieur. Dans la ligne de passagers qui nous séparent, attend un jeune homme de type asiatique que je suppose être Japonais.
J’attends sereinement derrière une femme imposante avec une fillette de trois ou quatre ans qu’une préposée à l’immigration, fardée de blanc, ballade jusqu’à la porte pour donner le change. Je garde l’air sévère et l’évite bien qu’elle meure d’envie de m’aborder. Je ne m’exprime qu’en anglais, son point faible ; ce qui fait qu’elle ne me pose aucune question. Elle meure d’envie de me demander mes papiers mais elle ne dépassera pas les limites que je lui impose. Depuis mon rang, j’ai tout loisir de remarquer qu’ils sont deux à inspecter les documents à l’intérieur de leur petite loge en bois. Je n’ai jamais vu ça auparavant. L’un assis pose les questions habituelles à tout service d’immigration et un autre debout sur le côté, légèrement en retrait, supervise la situation et intervient au besoin. Si je n’avais pas eu de délai d’attente, je ne l’aurais probablement pas remarqué. J’aurais pu supposer qu’un collègue était venu conseiller le premier en difficulté mais en tournant la tête à droite et à gauche, je note qu’ils sont tous deux par cabine : le premier assis, le second en poste surélevé d’observation. Les guichets sont tous occupés par une paire de même sexe. Aucun couple mixte. J’ai choisi de passer avec deux femmes mais le guichet voisin libre, m’appelle et je glisse vers deux hommes. L’un des deux m’y engage et je n’ai d’autres solutions. Peu de questions mais des regards inquisiteurs qui me jaugent. A ceux-ci viennent s’ajouter deux officiers supplémentaires. Ils sont maintenant quatre ; c’est le maximum que puisse contenir la cabine. A tour de rôle, deux manipulent mon billet d’avion pour savoir où je continue après mon séjour cubain. Mon explication donnée à propos de mon déplacement dans le sud leur paraît plausible et ils semblent connaître l’auberge bon marché que je leur ai mentionné. Un cinquième plus communicatif les rejoint. Plus vicieux et sournois aussi. Il sait parfaitement que je parle l’espagnol car il m’échappe. Le peu que je dise est trop correct et bien accentué pour quelqu’un supposé buté sur les mots. Mon instinct linguistique me trahit.
J’insiste pourtant à parler l’anglais que je traduis par épisode en espagnol. Plus je persévère dans ma détermination, plus le type s’accroche farouchement à son obsession. Je ne comprends pas sur le champ le sens de son questionnement et ce qu’il cherche à savoir. Je me fourvoie avec des réponses évasives et en dehors du sujet. C’est seulement quand j’ai l’autorisation de passer le contrôle que je comprends son travail d’agent. Ce qui le tracasse ; Pourquoi, de nationalité française, ai-je atterri à New York avant de traverser tout le Mexique pour m’envoler à partir de Cancun ? Qu’est-ce que cela suppose ? Bon questionnement d’un agent bien entraîné intellectuellement et rompu au service secret. Après plusieurs réponses inadéquates, il jette l’éponge et abandonne.
Je crains à un moment que l’affaire ne prenne trop d’importance car je suis le dernier des touristes à être ausculté et passer mon examen de conscience. Les mouches suceuses sont toutes autour de moi et les guichets voisins sont vides. Pourquoi ne pas se garder un morceau de viande pour passer l’après-midi ? Le presser, le marteler et le pressurer afin d’en extraire le jus concentré et la matière grise. Je franchis le portillon sur ma gauche car l’accès m’y a été autorisé. J’attends que le tapis roulant m’apporte mon boudin ficelé quand je m’aperçois qu’il gît à 20 mètres d’un autre tapis arrêté. Comment a-t-il atterri ici ? Mystère et boule de gomme. Je passe au vert car je n’ai rien à déclarer. Je voulais passer par le corridor « à déclarer » pour éviter toute suspicion mais il est tellement encombré que je l’évite. En fait, pour m’être attardé à l’immigration, je passe la douane hauts les mains. Aucune objection sinon quelques questions pertinentes pour la forme de la part d’une jeune douanière.
3.De la piste d'atterrissage à l'autoroute: Je me hasarde progressivement à l’extérieur des couloirs de l’aéroport sans être apostrophé par qui que ce soit. Je ne sais pas si je suis surveillé mais j’ai l’impression de fauter comme si je prenais un corridor interdit ou à contre sens. Je tente ma chance sans retenue. Les taxis ne sont pas agressifs mais plutôt passifs. Une zone de stationnement, partie intégrante de l’aéroport, où des voitures brinquebalantes sont garées, attirent mon attention. L’atmosphère est bon enfant et la chaleur supportable car une île est toujours ventée. J’hésite entre aller sur le parking et sortir de l’aéroport. Je tâtonne et questionne pour savoir où se trouve l’autoroute et me dirige vers un abribus en ciment. Il n’est pas desservi et je dois marcher si je veux en gagner un autre. Je saisis l’occasion qu’un camion sorte pour demander ma direction et qu’il m’avance plus loin. Il travaille sur les infrastructures aéroportuaires et me « pouce » un peu plus loin. Le chauffeur est un brave homme costaud, à qui j’offrirai bien un rasoir, mais me retiens de peur de le froisser. Selon lui, il fait bon vivre à Cuba et la vie est normale. Je profite du fait qu’il vient à peine de me déposer pour accrocher une autre opportunité avec un jeune conducteur, père de deux fillettes auquel j’offre deux colliers. Aimable et la peau préservée, il ne semble pas être attaqué ou rongé par les vicissitudes de la vie. L’austérité ne se lit pas sur les traits de son visage d’une douceur infinie. Il m’avoue pourtant qu’elle n’est pas de tout repos. Il tire peu de profit de ses 180 pesos de salaire mensuel (8 dollars soit 50 fr.) et cela ne lui suffit pas pour bien vivre. Le peso remonte un peu ces dernières semaines et s’échange à 20 pesos pour un dollar au cours officiel. Après les années qui ont suivi l’éclatement de l’empire soviétique, il s’échangeait à jusqu’à 150 pesos pour un U.S $ ; ce qui donnait l’équivalent d’un peu plus d’un dollar mensuel soit moins de 10 fr. Y aurait-il une embellie concernant l’économie cubaine ?
Le paysage extérieur me rappelle trop l’Est. État de désolation, de tristesse que ne suffisent à combler le vide laissé par quelques bâtiments et usines d’un ton grisâtre et peu reluisant. Cela ressemble trop à l’Est après l’Est ! Si seulement ils savaient ce qu’il existe à l’Ouest, ils n’accepteraient pas cet état de dénuement extrême. Plus démunis qu’eux, tu vis misérable !
4.L'été sera chaud ! A la descente du camion, une jeune Cubaine, très sexy et décontractée, d’une blondeur étonnante est venue prendre ma place à côté du chauffeur. Il me dépose sur le pont qui enjambe l’autoroute et m’avertit que je vais devoir mettre la main à ma poche si je veux continuer en auto-stop. J’ai une vue d’ensemble de la difficulté qui m’attend. J’aperçois un attroupement à 1 km de distance supposé être un contrôle d’embarquement mis en place par des agents gouvernementaux. Je reste à distance du troupeau et converse avec deux jolies jeunes filles qui ont déjà mangé du Français alors que deux autres « nice looking girls » remontent sur le pont que je viens de quitter. Mama mia ! Retiens-moi ou je fais un malheur ! Ah ! Ces Cubaines !...
J’échange avec les auto-stoppeuses, courtoises et polies, dans l’attente d’un véhicule depuis 5h00 du matin. J’avance un peu plus loin pour converser avec deux de leurs camarades dans la même galère qui finissent par décoller une demie heure plus tard. L’une d’elle séduisante porte un maillot justaucorps d’un rouge vif qui lui moule la poitrine. Elles se rendent à Las Tunas et me réclament un regalo. Abusant de leurs charmes, je ne succombe pas bien que entièrement sous l’effet de la séduction. C’est au tour d’un jeune couple familial - le frère et la sœur - de m’approcher. Après m’avoir suggéré la hua hua ou la location d’une voiture, ils remontent vers le contrôle d’embarquement des voyageurs. La sœurette est moulée de la même façon que la précédente à l’exception de ses seins en forme de poire plus fermes à cause de son jeune âge (19 ans) qui bataillent pour ne pas mourir écrasés sous le maillot bleu. L’échancrure m’autorise une vue plongeante au creux des fruits gorgés et je ne résiste pas à contempler le téton qui se dessine sur le devant du justaucorps. Je me glisserais volontiers entre les deux minuscules monticules jusqu’à me laisser glisser en rappel au niveau du proéminent mont de Vénus où je m’accrocherais par la langue. Jusqu’à ce que la « petite mort » la secoue et avant que je ne trépasse, je tenterai l’impossible remontée vers les couches supérieures - grands tétons en exergue. Ligne d’horizon ou d’illusion à laquelle s’accroche la vision d’un homme sans soutien (-gorge). Bouées de sauvetage baignant dans un océan de chaleur corporelle et se perdant dans des flux sécrétés intensément. Effluves d’un corps perdu qui s’abandonne à lui-même. Pourquoi m’attarder à draguer et tester mon degré de séduction ?
5.L'auto-stop étatisé:Et l’auto-stop dans tout ça, où en est-il ? Vu le nombre de passagers dans l’attente d’un éventuel camion, je décide de prendre la vie du bon côté. Rester optimiste, quoi ! C’est bien la première fois que je vois sur la route plus de stoppeurs que de véhicules. Dans tous les pays où je vais, je suis à peu près le seul à pointer le doigt mais là, aujourd’hui, la concurrence est rude. Par groupe entier, ils s’agglutinent et essaient de prendre d’assaut ou de conquérir un camion. Plus d’une centaine de personnes lèvent le pouce devant des camions surannés, poussifs, polluants, pétaradants et peu nombreux. Espèces de monstres noirs encrassés et encalminés qui s’alignent les uns derrière les autres, semblables à des fourmis revêtues d’une armure qui les alourdit considérablement, au point que chaque tour de roue semble hypothétique. Je remonte petit à petit la longue file glanant ici ou là des informations. On me conseille vivement d’agiter un billet vert - la couleur du dollar américain - pour embarquer plus rapidement. Il n’en est pas question.
Mes trois sacs m’épuisent. Cela fait 7000 km - depuis le Québec - que je les ballade à la force des bras. Je vais pouvoir commencer à les vider. Les colliers du carnaval de la Nouvelle-Orléans (Louisiane) sont vivement appréciés et entretiennent l’amitié. J’en ai plusieurs milliers. Je passe ainsi deux heures à papoter agréablement avant de me décider à joindre le gros de la troupe qui attend derrière les barrières au punto amarillo.
Ariel vient à passer et je l’aborde pour lui demander conseil. Il m’explique le fonctionnement et m’introduit auprès de Virgilio, inspecteur préposé de l’état pour faciliter le transport des voyageurs à la recherche d’un véhicule. Virgilio, habillé en civil, est entouré d’une équipe vêtue de jaune d’où le qualificatif de « punto amarillo » - point jaune - donné à ces points d’embarquement à cause de la couleur de leurs salopettes.
Depuis 1989 et la chute du bloc soviétique, l’aide extérieure a été réduite et les importations pétrolifères rationnées. Les Cubains, depuis dix ans, vivent une « période spéciale » de rationnement. Cela implique des transports collectifs défaillants ; d’où la débrouille et le système D dont tout le monde fait preuve pour pouvoir survivre. Je m’en suis déjà rendu compte.
De bus, il n’y en a tout simplement aucun. Virgilio est un brave homme avec un cœur en or et prêt à me rendre service. Je ne lui cache pas que quoi qu’il ait besoin - nécessités de la vie quotidienne comme des lames à raser ou du savon - je peux lui en fournir si ça lui fait défaut mais il ne paraît pas intéressé par l’aspect matériel. La nuit va bientôt tomber et précipiter le départ. Dans ce cas, peu importe où le camion m’emportera. J’avise trois énormes Cubaines, bien noires de peau, qui font le pied de grue, bavardent bruyamment et laissent éclater leurs rires. Je me joins à elles et Isabela, me traite de « cara de loco ». Je leur cède à chacune un collier avant de grimper dans la remorque sur l’injonction du responsable. Je ne suis pas sitôt installé que je vois leurs gros popotins se hisser par dessus la ridelle. Première arrivée, première servie ! C’est Isabela la plus rapide à s’installer entre mes jambes. Selon le contexte des pays machistes, je lui plais et elle m’a choisi : je suis son homme. A moi d’assumer et d’assurer !
Isabela, Clara et Nieta diminutif de Antonieta sont toutes trois mères célibataires et ont les seins plats et longs en forme de planche à repasser qui pendouillent de tous les côtés. De vraies Afro-cubaines, quoi ! Isabela me confie qu’elle a un garçon et une fille de 15 et 10 ans.
L’ambiance monte d’un ton quand Mario m’apostrophe dans un anglais correct. J’insiste en espagnol sur le fait que nous sommes à Cuba et que la langue nationale est celle de Cervantès. Je ne me sens pas à l’aise de parler la langue de l’Oncle Sam au pays de José Marti, patriote et père de l’indépendance cubaine. Je ne souhaite pas faire d’apartés mais au contraire me fondre parmi les masses populaires. C’est une des raisons pour laquelle je voyage - mange, dors - comme les autochtones le font. Plus proche de la population et vivant dans les mêmes conditions, le vécu conjugué au quotidien permet de mieux cerner la réalité.
Mario m’a bien compris. « De donde eres ? » (D’où viens-tu ?). Ils me citent les grandes villes de France et finit par Le Havre (Normandie) avant que je ne le coupe. Il veut décidément jeter de la poudre aux yeux et éblouir son auditoire composé d’une cinquantaine de passagers. De propos culturels et intellectuels, nous sautons à des grivoiseries.
Trois hommes montés à bord avec leurs bicyclettes s’échauffent autour d’une bouteille de rhum payée 62 pesos (3 dollars soit presque 20 fr.), le tiers d’un salaire minimum. La meilleure qualité a été choisie.
Après un verre de yaourt de soja très nourrissant dont se sont gavées mes trois négritas, j’ai le droit à un peu d’intimité l’obscurité nous enveloppe. Les plaisanteries les plus douteuses fusent au fur et à mesure de l’état d’ébriété avancée des trois gais lurons soutenus par l’assemblée générale. Ca rigole de tous les côtés ! Un jeu de mots dont je suis l’auteur et dont je n’étais pas conscient m’est venu à l’esprit. Je suis la victime dont on se moque. Mario parle plusieurs langues car il travaille avec les touristes et chante pour eux dans les complexes et c’est là ou je devrais me taire. Je l’invite à se produire devant l’assistance et l’incite à nous faire partager son « espectaculo » à 17h00. Je mets l’accent sur le « u » au lieu d’accentuer le « a » et il faut comprendre que je lui demande de montrer son cul ! Fous rires interminables garantis !
6. En route pour Cienfuegos:Isabela se sent mal et trop à l’étroit. Elle se lève et se tient debout adossée contre les bicyclettes. Des fourmis dans les jambes l’ankylosent et lui commandent de bouger. Sa copine est morte de jalousie d’avoir été prise de vitesse et mise à l’écart. C’est la vie !
Je peux coucher chez Mario qui descend en premier ou mieux chez Isabela au niveau de Matanzas mais la route et ses chemins m’appellent. Je veux profiter de l’occasion qui m’est donnée de continuer avec le camion jusqu’au terminus : Cienfuegos, la perle du sud.
Nous sommes cinq à aller au bout de la nuit ; un couple, deux femmes et un oncle et son neveu avec lesquels je me lie d’amitié. Raphaël, adolescent de quinze ans, a froid et je tire un pull-over bleu ciel du sac boudiné pour qu’il puisse se couvrir. Je lui en fais cadeau ainsi que d’un cuissard.
Nous faisons plus amplement connaissance et au bout de la course, nous descendons ensemble de la benne, seuls rescapés de la cinquantaine de passagers. Il est environ minuit et ils m’invitent à les suivre. J’espère que cela ne portera pas à conséquence car je sais qu’il est interdit d’être hébergé chez un particulier à Cuba. Il y a deux types d’hébergement possibles sur l’île : les hôtels contrôlés par l’état et les particuliers payant une patente et autorisé par l’état à louer des chambres. Je ne respecte ni l’un, ni l’autre des deux cas de figure. Reynaldo et Raphaël ne semblent pas s’en soucier le moindre du monde. Rey parlemente d’abord avec sa mère et lui explique les circonstances de notre rencontre. J’attends sagement à l’extérieur sur le seuil de la porte dans la rue éteinte. Je pense que ce ne sera pas possible car elle doit prendre de gros risques et faire face aux autorités si elles viennent à savoir qu’elle m’héberge. Elle approche en chemise de nuit de la porte entrebâillée et jette un coup d’œil pour me jauger. Elle m’écoute mais je crois qu’elle m’a d’emblée acceptée. Son ange gardien lui commande de m’accueillir et elle écoute les sentiments qui poussent une grand-mère à prendre son petit fils dans ses bras. Mère nourricière, elle nous prépare une omelette aux herbes avec du riz et des haricots. Cela me nourrit et revigore. J’arrose le tout avec une tisane du Canada partagée avec Ramona. Le temps est venu de s’étendre et j’hérite malgré mes récriminations du lit deux places de Reynaldo et Raphaël. J’ai pleine confiance en la famille chez qui je dors mais c’est vrai que si mes sacs ont peu de valeur à mes yeux, il représente un pécule important vu l’état de dénuement de la population. Que tout soit réparti et distribuer selon les besoins des gens et les hasards des rencontres. Pour qui saurait en tirer bénéfice, le montant égalerait plusieurs mois de salaire.
Le réveil est matinal. Je me mets à l’écriture tandis que Ramona prépare un café agréable au goût et bien noir. Ici, on ne triche pas car il vient de la sierra d’Escambray, parc national sis à côté de Cienfuegos. Le café croit dans les zones froides et j’ai l’intention d’aller y distribuer mes chemises à manches longues en provenance du Québec.
J’écris, j’écris tellement à les décontenancer. Des pages et des pages... Avec le marc de café que je réchauffe, j’ajoute de la farine pour faire des bouillies et j’avale le tout. Je prends mes précautions en ce qui concerne la nourriture et suis prêt à manger ce que j’aurais sous la main.
Heureusement que je ne suis pas des plus difficiles... L’écritomanie me reprends jusqu’à 14h00.
Je n’ose pas sortir de peur d’être repéré et dénoncé. Je fais connaissance avec les sept petits-enfants de Ramona, déjà arrière-grand-mère. J’évalue les besoins et les nécessités de la famille. Je questionne pour savoir s’il est préférable de donner le lot de médicament au « médecin de la famille » - il existe un cabinet par quartier - ou bien au directeur de l’hôpital. La santé et l’éducation sont gratuites à Cuba mais il y a carence en médicaments pour soigner. A cause de l’embargo en cours depuis 36 ans, les principaux laboratoires pharmaceutiques qui disposent de succursales aux États-Unis ne peuvent fournir le principe premier avec lequel les Cubains pourraient fabriquer leurs médicaments.
Je prépare une salade d’un kilo de riz mélangé avec du thon et six œufs. Le rationnement permet la consommation de deux œufs par personne par quinzaine. Nous en avons exceptionnellement autant parce que Reynaldo les collecte et les achète pour aller les revendre à La Havane en train. Il s’assure ainsi un petit revenu en ces temps de disette et permet à la famille d’en avoir régulièrement à défaut de viande ou de poisson. Les ingrédients noyés dans la masse de riz suffisent à peine à donner le goût de poisson. Ramona a cette réflexion qui en dit long sur les conditions de vie qu’elle connaît depuis les années de vaches maigres : « un petit quelque chose en plus et on a ce plat succulent et délicieux ». Une boite de thon se vend 1.50 U.S $ dans une boutique seulement accessible avec le billet vert. Les produits de première nécessité font cruellement défaut : le beurre, le sucre et l’huile que je n’ai pu obtenir. Ce à quoi Monga - diminutif de Ramona - m’a répondu : « on vit dans une misère ». Je me suis hasardé en ville discrètement. Le choix est à faire entre des magasins d’état disparates aux étagères vides et les boutiques à devises hors de prix. Il faut compter 10 dollars pour acheter 1l d’huile, 1 pot de mayonnaise et 1l de lait en poudre. Extrêmement cher si l’on tient compte des revenus minimums mensuels de l’ordre de 7 dollars.
7. Le choc émotionnel: Raphaël et son cousin se proposent de me guider en ville et m’indiquent le bureau de poste. Les lettres et les cartes postales sont timbrées respectivement à 75 et 45 centimes de pesos. Encore eut-il fallu que j’en emporte quelques unes avec moi !
Nous continuons par la voie piétonne avant que mes guides ne soient interceptés par un policier. Il leur est conseillé d’arrêter de me suivre et les soupçonne de vouloir me délester. De beaux restes coloniaux dans cette ville au passé historique chargé. Je leur explique effectivement que je suis mieux de continuer seul à découvrir le centre ville. Je ne vais pas m’y perdre et j’ai l’habitude d’investir des lieux inconnus. Je poursuis jusqu’au parc José Marti dont les bancs peints apportent une nuances aux couleurs naturelles. Dans un coin de la place, un slogan avec un portrait géant de Ché Guevara m’impressionne : « Tu ejemplo VIVE - Tu ideas perduran » (Ton exemple est vivant - Tes idées sont toujours d’actualité). J’ai aperçu sur un fronton du Prado un patriotisme du même genre.
Je me promène dans le parc que je contourne puis m’égare cinq pâtés de maison plus loin avant d’y revenir. Je vais faire une photo noir et blanc avec toute ma famille nourricière et reviens à pied vers le parc. Sur le retour, je remarque une caisse enregistreuse de marque National datant de 1890. Elle est à moi pour la somme de 25 dollars (150 fr.) mais quel poids ! Le gérant du bar veut aussi me vendre une petite horloge d’appartement de l’époque victorienne pour 50 dollars. Je suis persuadé que ça en vaut beaucoup plus mais il est prêt à se débarrasser de tout à n’importe quel prix pour récupérer des billets verts. La population est aux abois.
8.Tricher pour survivre:Dans le parc Marti, j’attends que réapparaisse le soleil couchant caché par les nuages. Un jeune homme m’aborde bon enfant et me demande si j’ai besoin d’un hébergement. Il me propose une chambre chez son grand-père contre un cadeau de bienvenue. Je lui demande d’être plus explicite et je comprends qu’un pantalon de bonne facture devrait satisfaire le vieil homme. Raoul me confie que, avec sa profession d’agent de surveillance et son salaire de 148 pesos mensuel, il ne peut décemment vivre. Quant aux retraites des personnes âgées, elles sont si peu élevées qu’elles sont négligeables. Il est très correct jusqu’au moment ou surviennent deux de ses relations proches dont un cantinier. Il me raconte qu’il est obligé de voler pour manger car ses 100 pesos (5 dollars soit 30 fr.) mensuel ne lui suffisent pas pour manger. Raoul me prouve qu’il a les moyens de s’habiller : chaussures à 150 dollars la paire d’après ses dires et un pantalon de marque français dont il me fait voir la griffe. Son pantalon n’a rien d’extraordinaire mais il est mettable. Ailleurs, il serait jetable. Il se donne l’illusion de pouvoir jouer les dandy.
Lequel des trois prend l’initiative ? Je ne sais plus mais c’est un marché juteux qu’ils me proposent. Le cantinier a tiré un billet de 100 dollars de son portefeuille et me le tend. Ils ne trichent pas avec moi et me disent qu’il est faux. C’est après le système qu’ils en ont et qu’ils veulent gruger car la société ne les fait pas vivre. Ils me font penser à des adolescents attardés vindicatifs à l’encontre de la société. Il s’agit pour moi d’aller acheter quatre bières et un paquet de cigarettes au restaurant touristique de la place où font halte les groupes en autobus. Le tenancier ne se méfiera pas à cause de mon statut d’étranger sinon le détecteur est mis à l’épreuve. Je reçois le change en retour et j’empoche 20 dollars ; délictueux mais fructueux ! Je ne tiens pas particulièrement à ce genre de petit commerce où l’on finit toujours par se faire attraper. Ils me mettent dans la confidence en partie mais je crains que n’y soit mêlé la police ou le restaurateur. Il suffit alors de faire chanter le pigeon pris au piège. La tentation est toujours forte d’empocher trois mois de salaire en un tour de main sans se fouler le poignet. Ca fait déjà un moment que nous causons sur le banc et nos gestes mafieux n’échappent pas à l’attention des badauds. J’avise la voiture de police stationnée devant le bar restaurant et elle me dissuade de passer à l’acte. Attention à la délation ! Il faut savoir que deux Cubains sur trois sont des indicateurs. Après plusieurs mois de frustrations passés à Cuba, j’aurais certainement de bonnes raisons de tirer ce que je pourrais de l’état. Je dois me rendre à l’évidence ; je suis commotionné de retrouver les conditions de vie identiques à celles qui existaient dans les pays satellites de l’Union Soviétique.
9.Le vide complet ! - Le néant - L'abysse ! Les rues sont désertes et les magasins vides. Les ménagères ont le caddie sous le bras pleines d’espoir que les produits de rationnement soient livrés. Très rapidement, Monga me met au parfum et m’informe. Chaque soir, un quartier est délesté par souci d’économiser l’énergie que l’état n’est plus capable de fournir. Le gaz est introuvable donc de ce fait hors de prix et l’alcool disponible pour les lampes d’éclairage est insuffisant pour tenir le mois. Depuis plusieurs années, elle est contrainte de tout cuisiner au charbon de bois.
Le riz et les haricots noirs sont l’alimentation de base de la population cubaine et font partie des produits courants rationnés mais qui ne font pas défaut. Dans le même cas, le sucre et le sel font partie des ingrédients délivrés sur ordonnance mais toujours disponible une fois par mois. Les quantités accordées sont consignées dans la libreta et dépendent du nombre de personnes hébergées sous le toit. On y a le droit tous les mois et on n’y revient pas. Ainsi, 2.6 kg de riz par adulte est vendu à prix d’état et enregistré ; ce qui est insuffisant pour tenir quatre semaines. Il faut trouver le complément dans la rue ou dans les magasins à devises à un prix au marché libre. L’huile est en rupture de stock depuis plusieurs années et elle est indispensable à la cuisine cubaine à cause de la friture qui est le principe de base de nombreux plats cubains. On la trouve au prix de 1,55 dollar la bouteille de 0,75 l au shopping et 20 pesos (1 dollar) le demi litre au marché noir dans la rue. Le pain, s’il est livré, est à peine mangeable et le savon tout juste bon à faire fuir les puces d’un chien que l’on voudrait baigner. On fait le maximum avec le minimum !
Dans ces magasins rutilants où tout est mis en valeur en devanture, les petits plaisirs de la vie - gâteries, bonbons, stylos - coûtent cher. Les sodas se vendent 0,65 centime de dollar et les colliers plastiques 2 U.S $ la paire alors que j’en ai des milliers dans mes bagages.« el mundo esta loco !» : Le monde est fou ! J’entends à longueur de journée cette réflexion.
La question essentielle pour ne pas dire existentielle que se pose un Cubain à l’aube du vingt-et-unième siècle est celle primordiale de la survie alimentaire. Que vais-je manger aujourd’hui ?
Dans la rue, nous en sommes encore à l’époque du cheval taxi et de la calèche. Le pittoresque de la carriole dont les roues cerclées frappent les pavés donne une note surannée au décor.
Il est parfaitement clair que Cuba est en état de dépendance totale de l’étranger et du dollar en particulier. La « dollarisation » galopante de l’économie cubaine prend les habitants de la grande île en otage. Une famille qui n’a pas de relation aux États-Unis ne peut que difficilement survivre. C’est pourtant le lot de la majorité de celles-ci. 85 % de la population fait sans. L’économie cubaine est sous perfusion et pour combien de temps encore ?
Il faut envisager un changement politique important pour une économie plus ouverte mais l’embargo, décrété par les États-Unis depuis 1962, ne jouent pas dans ce sens.
Je crains que cela ne change du tout au tout. L’exemple des pays de l’Est est là pour nous le rappeler. La faillite d’une économie contrôlée par l’état sans transition vers le libéralisme a été trop rapide. D’un modèle qui se veut gestionnaire et impartial à un libéralisme débridé et désordonné, la situation est désastreuse. Le consensus serait de marier la cubaine à l’occidentale et de faire un mélange des deux.
Pourquoi la Cubaine s’y colle ? En stage de préformation, elle s’initie et tire le maximum de bénéfices qu’elle peut soutirer.
Par pur souci de l’exotisme ou pour faire vivre leur famille, elles s’acoquinent avec l’étranger. Elles sont charmantes et séductrices mais ce sont de pauvres filles livrées à elles-mêmes. Elles sont la plupart jolies, joueuses et fines et on sent la culture cubaine à fleur de peau. Prêtes à s’enflammer sur un boléro ou au son de la salsa, rumba et autres musiques de l’île qui est un vrai paradis pour danseurs et musiciens.
10.Repos et farniente à Cienfuegos: Une journée de découverte qui ne tient pas vraiment ses promesses. Avec le marc de café, je sors des crackers. Sur le trottoir, deux Cubaines longilignes m’adressent des coups d’œil complices et font une pause pour sucer une glace. Je rentre dans une librairie où une cliente me sollicite pour changer 50 dollars. Avec son mari qui travaille pour la compagnie nationale pétrolière et elle-même dans la restauration, ils gagnent bien leur vie. Elle veut convertir son argent pour acheter des vêtements pour habiller son enfant. Des classiques sur la révolution française et mexicaine sont en vente pour la somme modique de deux pesos. Aragon et Malraux ont été traduit à la sauce cubaine. Il y a de quoi se nourrir intellectuellement à défaut de pouvoir le faire autrement même si, c’est bien connu, la littérature ne nourrit pas son homme. Les livres paraissent avoir été publiés au siècle dernier mais suivent en fait la vitesse de dégradation des édifices publics. L’humidité leur donne plus de volume et les alourdit. On les croirait sortis des caves du Vatican tant ils sont vermoulus et piqués.
Je débarque chez Ramon à 13h30 qui ne m’attendait plus. Il est parti faire un tour et il faut lui téléphoner pour qu’il vienne. Je l’ai rencontré hier soir sur le malecón en discussion avec deux amis et il m’a invité à le visiter. Il m’emmène à la marina et un vieux rafiot baptisé « le temps de vivre », en piteux état, sait que ses heures sont comptées.
Les contacts se font et se défont au fil du voyage et enrichissent mon quotidien depuis une vingtaine d’année. Il suffit parfois d’une seule rencontre pour que je me satisfasse pleinement de la relation. Et l’Autre, dans tout ça, qu’en retire-t-il ? Un naturel pour aborder les gens me permet d’entrer dans leur vie et leur intimité et me retirer sans les blesser aucunement mais ils en ressortent rechargés, pleins d’espoir et d’énergie. Certains me paraissent insignifiants, vide de sens et creux au bout de peu de temps - voir même quelques minutes - et d’autres très rares me passionnent. Pourquoi une telle inégalité sociale, culturelle et intellectuelle existe-t-elle entre les humains ?
Une « aire de récréation » sur le modèle de ceux que j’ai vu à l’Est, il y a une quinzaine d’années, est à l’abandon. Destinée à amuser la population, ces endroits sont plutôt des zones pour occuper les adultes entre les mains de qui on met une bouteille d’alcool - schnaps en Allemagne de l’Est, palinka en république Tchèque et rhum à Cuba - avec un fond musical pour finir de vous abrutir. La combinaison des deux conduit à l’abêtissement aussi sûrement qu’un ouragan déferle avec violence et vous martèle les tympans. Plus c’est bruyant, plus on se sent seul devant sa bouteille sans communiquer avec ses voisins. Le modèle parfait qui engendre l’abrutissement et permet de noyer son oisiveté parfois empreinte de frivolités. Des femmes fréquentent ces lieux publics pour vous consoler et recoller les morceaux d’une vie antérieure, vivre le moment présent ou se projeter dans le futur. Quelques arbres témoins d’une époque révolue osent résister à la tourmente et la violence des éléments humains déchaînés. Ces parcs d’attraction sont souvent présentés comme des points de vue touristiques et peuvent éventuellement servir de point de contrôle des étrangers. Il est de bon ton de s’y faire voir. C’est d’ailleurs l’endroit de prédilection pour se faire appâter par les piranhas. J’y rencontre toutefois un ancien entraîneur national de l’équipe d’aviron cubaine qui eut l’occasion de faire un stage d’entraînement en 1984 à Vichy. Il fait une chaleur étouffante bien qu’il y ait toujours la brise pour nous rafraîchir les épaules. Je reviens « à la maison » et passe par le parc pour remettre une savonnette et un stylo comme prévu à une vieille dame. Chemin faisant, je rencontre un groupe de jeunes dont l’un souffre de maux de tête violents. Il me suit jusqu’à la maison où je lui donne un remède. Je reviens juste pour déjeuner d’une assiette de riz aux haricots, tomates et bananes plantains cuites à l’eau car il y a pénurie d’huile. La viande hachée est au menu ; ce qui en fait une journée exceptionnelle.
Mince ! Une panne d’électricité au moment ou je voulais compléter mes journaux et m’avancer pour quitter tôt demain matin. Cette étape m’a permis d’alléger mes sacs mais c’est encore insuffisant. Ramona a parlé autour d’elle et j’ai distribué à toute sa famille d’abord avant d’éparpiller le reste. De trois sacs, je n’en ai plus que deux.
J’ai beau essayer de dormir. Ca gueule de tous les côtés ! Les murs d’agglomérés laissent passer l’humidité et le toit de tôle répercute les rayons du soleil. Entre le toit et les murs, l’espace n’est pas suffisant pour aérer correctement l’intérieur. Des ventilateurs d’appui se chargent d’éloigner les moustiques allergiques aux courants d’air. C’est Ramona qui m’a avoué qu’ils étaient de la partie ce soir car je ne m’en serais peut-être pas rendu compte. « Abuela » comme tout le monde l’appelle est un terme affectueux pour mentionner le respect qu’on lui doit. C’est une personne généreuse avec un grand cœur de qui tous dépendent ; une « mama » italienne à la sauce cubaine. Sa petite fille vient passer toutes les fins de journée avec elle jusqu’à ce que son mari vienne la chercher après son travail. Si jeune, si tendre, si jolie et si puérile, elle a peur de l’obscurité naissante et se réfugie chez sa grand-mère. Ils ne rentrent pas ce soir et couchent à même le sol alors que je ne peux pas laisser mon lit conjugal. Ils le refusent.
11.Visite à l'hopital:Je vis dans le quartier le plus défavorisé de Cienfuegos qui à pour nom San Lazaro et il existe en moyenne un médecin de la famille pour 10 000 habitants. J’emprunte la bicyclette à Leyanis endormie pour aller porter les médicaments au directeur de l’hôpital car c’est le choix que j’ai fait. Absent, j’ai une entrevue avec le sous-directeur à qui je remets la totalité des antibiotiques, antalgiques et fébrifuges. Je garde sous la main des anti-diarrhéiques, un anti-infectieux intestinal et toute la nivaquine. C’est tout juste si l’hôpital dispose d’une pharmacie. Tout est désespérément vide ! Des antalgiques à base de paracétamol sont parcimonieusement donné pour éviter de se retrouver sans. Il y aurait tellement à faire ici que c’est à peine inimaginable. Un garde-chiourme vérifie le contenu des sacs du personnel au sortir de l’hôpital. J’ai aussi droit à la fouille. Je récupère ma bicyclette auprès du préposé chargé de les garder et, de retour à la maison, offre un caleçon et une petite culotte à Leyanis et son mari pour les remercier.
12.Une journée exemplaire: Le mari de Ramona, dur à la tâche, allume plusieurs fois la radio pour connaître l’heure avant de se lever. Radio Granma émet et il s’informe. Un canal - une voix. Il y a bien radio free Cuba à partir des États-Unis mais elle est interdite d’écoute sous peine d’amende. L’état cubain n’arrive pas à brouiller complètement les émissions à cause de la puissance des émetteurs. Il compte donc sur la bonne conscience populaire pour éviter la vulgarisation des idées diffusées. Grand-père bossu, il s’allonge très tôt, rompu aux travaux des champs et du lopin de terre qu’il cultive pour ramener des légumes à la maison. Il m’apprend que les États-Unis ont en partie levé l’embargo et Reynaldo m’affirme que les deux pays viennent de signer un accord migratoire. Je rôtis mon pain sur une plaque de tôle et le trempe dans mon café. Qué rico ! L’écriture m’occupe en matinée et j’avale mon assiette de riz avec des haricots noirs et de la sauce tomate épicée avant de filer à bicyclette vers la plage de « rancho luna » distante de 18 km. Je pédale à contre vent et quelques voitures locales ou de touristes louées reconnaissables à leur plaque d’immatriculation noire me dépassent. Le paysage a été agréable jusqu’ici légèrement vallonné ou accidenté avec des vergers - cerisiers principalement - tout autour. L’asphalte est dans un état satisfaisant.
13.Au petit trot: Cienfuegos m’a si bien retenu que j’y passais la fin de semaine. Je suis fin prêt à 11h30 et Monga m’offre de déjeuner d’une polenta sur laquelle je verse un coulis de tomates et de l’huile imprégnée de minuscules piments verts. Dans une autre assiette, une tortilla cuite en spirale m’est proposée. D’une main, je manie la cuillère et de l’autre, je déroule la tortilla. Excellentissimo ! Idéal pour un repas d’adieux et prendre la route. Un plat de résistance comme se doit d’en ingurgiter un voyageur en transit. J’ai l’essentiel dans l’estomac pour tenir la journée. Tanpis si je ne dîne pas ce soir ! Vu ce que j’ai en réserve dans mes sacs, la fin du mois pourrait s’avérer difficile. Ne t’en fais pas, l’ami Benoît ! Lèves ton verre, il restera toujours le rhum ...
11h30 : Je suis contraint d’attendre car ça tombe à seau alors que l’eau ne coule pas des robinets ! L’eau est distribuée une seule fois par jour et à une heure irrégulière. Des armées de bassines et récipients de toutes sortes sont laissées sous les robinets ouverts. Absolument tout conteneur est réquisitionné au cas ou le précieux liquide se mettrait à couler.
13h30 : Nerlys est prêt pour m’accompagner jusqu’au point jaune dont j’ai fini par oublier l’existence. Nous empruntons une voiture à cheval et marquons une pause pour remplir sa bouteille de boisson gazeuse au goût orange. Nous baissons les bâches latérales découpées dans des sacs plastiques car de grosses gouttes finissent par nous nettoyer le visage. 10 minutes nous suffisent pour atteindre le point jaune où je prends contact avec l’équipe en place. J’explique qui je suis et ma façon de voyager. Aucun camion n’est parti aujourd’hui pour Trinidad sur la route de Sancti Spiritus. Pour ne pas s’impatienter, il va visiter un ami à deux pas d’ici et revient quand les hommes en jaune quittent le point de contrôle. C’est aujourd’hui samedi et les fonctionnaires de l’état se retirent en début d’après-midi. Nerlys m’incite à retourner avec lui mais je résiste. C’est super ! C’est à moi de faire la décision ; voilà ce que j’appelle faire de l’auto-stop ! Lever le pouce et avec toute la puissance de celui-ci obliger le véhicule à l’arrêt. Questionner le conducteur et visualiser l’itinéraire pour planifier et savoir où descendre.
14h00 : Des camions se rendent à Cumayagua en direction de Santa Clara. Nous sommes plusieurs à attendre un véhicule dont un ancien étudiant en langue française. Je pense qu’il a deviné d’où je viens et il m’aborde en français. Je le rudoie un peu car je ne supporte pas que l’on m’interroge en français. Il prend un air pitoyable et je lui demande comment est la situation à Cuba. « Très difficile. Presque inhumaine » me répond-t-il. Je le sais pour l’avoir vu et vécu dans le quartier défavorisé de San Lazaro à Cienfuegos. Inutile qu’il m’en dise plus mais je reconsidère toujours la question sous un autre angle. Les sons de cloche peuvent être différents et les points de vue diverger au contact d’autres personnes. Je joue l’innocent et au besoin, me fais l’avocat du diable. « Mais vous ne voyez donc pas ! » insiste-t-il. « Bien sûr que si ! » et je le laisse désespéré. Il embarque dans une Lada - un particulier qui le fait payer. Et je reste seul au point mort. J’épate Nerlys qui rie avec son copain. Je me bats du doigt sur mon terrain de prédilection et parviens à embarquer dans la benne d’un camion qui me dépose à une intersection. J’avance dans la direction qui est la mienne et Adrianna, jeune poupée au visage particulièrement juvénile et typé, m’a devancée. Environ la trentaine, je la devine mariée. Elle resplendit bien que je ne crois pas tout ce qu’elle me dit. Elle est un mélange de timidité et de perspicacité mais je l’aime telle qu’elle se présente à moi. Elle me pose des questions toutes simples et j’y réponds sans arrière pensée. C’est un brin de femme sans fesses rebondies, ni poitrine opulente mais ce qu’elle dégage est magique. J’ai délaissé l’homme aimable qui m’a courtoisement aidé à porter mon sac jusqu’au croisement et me suis désintéressé de lui au profit d’elle. Il ne doit pas avoir apprécié le peu de reconnaissance dont je l’ai gratifié mais j’accorde plus d’attention à Adrianna qui me séduit. C’est la vie !
14.Adrianna, mon Amour ! Une voiture de tourisme s’arrête au poste d’essence SERBI et j’en profite pour demander au conducteur de m’emmener. Je le pensais Russe mais il s’avère Français et je demande qu’il fasse le même geste pour la gracieuse Adrienna. Je l’ai laissée griffonner son adresse pendant que je courais vers Patrick qui cherchait à s’orienter. Confortablement assis, nous faisons route agréablement tous les trois et déposons Adrienna au chemin qui mène à la « sierrita », un hameau où habitent des membres de sa famille. Elle travaille dans une usine de conditionnement de jus de fruit et vit avec sa mère à côté de la « finguita » où chante Mario. Son visage irradie de joie et elle me plaît. A moi de me donner les moyens de la revoir !
Avant de me lâcher, Patrick m’offre des échantillons de parfum à redonner autour de moi. De corps noirs, les flacons au bouchon couleur or sont tentants et dénotent une marque de prestige. Une Jeep me suffit pour finir les quarante kilomètres qui me séparent de Trinidad. Sur la route, une armée de crabes, pinces pointées en avant, font barrage et empêchent notre progression. Je ne le croirais pas si je n’étais pas là ! Ils la traversent de gauche à droite et vice versa. La plage d’où ils viennent est sur notre droite et ce doit être vraiment effrayant de devoir circuler sur ce morceau d’asphalte à vélo. Ils poussent sur leurs pinces et arrivent même à sauter dans la Jeep. Extrêmement dangereux quand on conduit à vive allure. Le goudron habituellement noir est un ruban rouge du à la multitude de carapaces écrasées par les automobiles. Dommage qu’ils ne soient pas consommables !
15.Portrait du Cubain: C’est l’histoire d’un petit crabe qui montre les pinces pour saisir les pneus du véhicule qui passe. Il veut s’y agripper et se laisser emporter vers un peu plus de liberté. Il est tout ce qu’il y a de plus Cubain, ce petit crabe ! Il l’aime cette île sur laquelle il a grandi mais ses aller retours entre le fossé et l’océan le lassent. Il aimerait s’expatrier et prendre des risques comme celui qu’il prend de se faire écraser quand il traverse le ruban noir sur lequel il aime se faire rosir. Au lieu de prendre l’océan à pleine pince pour quitter le pays, il le prend à contre courant et cela l’amène à l’intérieur des terres. Il sait qu’il y a beaucoup d’eau à passer et que d’autres frères ont essayé avant lui. Ils s’embarquent sur des rafiots de fortune qui ne tiennent pas bien longtemps au grand large. Les terres voisines n’acceptent pas qu’ils mettent pied à terre et les mailles des filets des garde-côtes sont si resserrées qu’il est impossible de leur fausser compagnie et vivre sa propre vie. C’est le panier à salade qui les attend ! A long terme, seul le retour sur leur confetti au beau milieu de la mer des Caraïbes est envisageable. Quand les patrouilles les enferment, ils ne tiennent pas longtemps sans cet iode de l’air marin qui assure leur survie. C’est son sel à lui, le piment qui lui donne la vie.
Déconfit, il s’est alors mis en tête de faire le tour de l’île et d’en connaître tous les plus beaux endroits. Il s’arrêtera là où il approchera de l’extase et goûtera légitimement du bonheur. L’état d’euphorie le portera un certain nombre d’années avant qu’il ne se rende compte que tout est impermanent et illusoire.
Il ne doit compter que sur lui-même et faire preuve de débrouillardise. Ainsi la roue à laquelle il s’accroche l’emporte et lui sert de moyen peu onéreux de transport. Mais il n’est pas seul à vouloir faire le grand bond en avant car l’idéal est bien d’embarquer en cabine première classe avec le chauffeur. Le danger de se faire écraser est bien moins grand mais on rejette souvent les clandestins dans le court-bouillon et c’en est cuit d’eux. On a beau se hausser sur les pointes, la portière est si haute et si rapide qu’il faut s’appeler Carlos Sotomayor - perchiste de renommée internationale - pour pouvoir la franchir. Attendre un camion de l’état et sauter sur l’essieu arrière est une autre solution car il demeure toujours le petit père des insulaires. L’état, c’est lui et il assure leur transport. C’est la seule façon maintenant dont il se manifeste. Lui, le « père nourricier » les laisse mourir de faim pour bon nombre d’entre eux. Tous émérites se tiennent en rang d’oignon sur le bord de l’asphalte prêt à faire le grand saut de leur vie.
D’autres découragés se donnent en spectacle et entreprennent le « saut de la mort » qui les verra passer d’un état solide à celui de bouillie. Ils s’exposent au soleil et chauffent leurs carapaces à vif. La chaleur les cuit sur place et la promiscuité oblige les plus téméraires à s’étaler sur le milieu de la chaussée d’où ils ne reviendront pas vivants. Ils se risquent sur le goudron et leur léthargie les empêche parfois de décoller sec quand un moteur approche. La peine encourue est démesurée pour les risques encourus. Ils resteront dans l’esprit des autres comme de bons camarades révolutionnaires et solidaires mais l’histoire n’en tiendra pas compte. Pour être tombé au combat, la ligne rouge sanguinolente colorée par les carapaces écrasées servira de ligne de démarcation entre l’Est et l’Ouest. Faut-il leur souligner le danger de passer à l’Ouest ? On a du les mettre en garde et celle-ci a du être blanche avant qu’elle ne soit rouge. Ils luttent tellement pour ce qu’ils croient être leur liberté et leur idéal - « hay que luchar » (il faut lutter) - qu’ils perdent de nombreux camarades au moment de la lutte finale. « ja voy » (j’y vais) ou bien « diga-me ! » (dis-moi) reviennent souvent et encouragent les doléances des uns et les confidences des autres. Une manière de se motiver avec ces entrées en matière qui parfois sont abrégées par des interjections de désespoir ou de colère comme : « Madre de pinga ».
Par petit groupe, ils tiennent des conciliabules et échafaudent des plans pour arraisonner tel véhicule qui passera à telle heure. Ce sont des moments de régulation fréquents et réguliers qui les aident à planifier leur vie au quotidien. Ils s’interrogent. Qui peut les sortir de l’ornière ou du fossé béant dans lequel ils se sont jetés pour avoir cru à une liberté factice. Liberté bien illusoire puisqu’ils se sont battus pour elle et qu’elle ne leur a jamais été octroyée. Elle ne peut être que relative puisqu’ils habitent une île. Comme tout insulaire qui se respecte, il surveille, épie et dénonce son voisin. Le « qu’en dira-t-on » dépasse les préjugés pour tomber au stade de la délation. Ce côté relationnel négatif se trouve néanmoins occulté par une joie de vivre et un optimisme constant. Jusqu’où le cultiveront-ils pour éviter de voir une réalité qu’ils ne peuvent même pas imaginer puisqu’elle leur est occultée. Ils ne connaissent pas d’autre vie que la leur. Il leur faut faire le tour de l’île, voir même mieux, la quitter temporairement. Et se jeter pince en avant sur le goudron est devenu le symbole d’un geste désespéré que l’on peut qualifier de suicidaire. Comme d’autres se sont jetés à l’eau. A eux de lutter et de se faire une idée plus juste de ce qu’est la révolution car il ne faut plus leur raconter d’histoire de classes. Ni les bercer d’illusions à moins d’en faire des contre révolutionnaires.
16.Trinidad, la coloniale: A l’arrivée, je dépose mes deux sacs en consigne chez les pompiers et pars en ville. Il n’y a pas de permanence de nuit chez les hommes du feu et je dois trouver une famille d’accueil. Je tamponne mon agenda au bureau de poste où la charmante receveuse me propose une chambre à louer. Je ne retiens pas sa proposition et une dizaine d’autres offres me sont faites au cours de ma ballade au cœur de la cité coloniale. En montant vers la ville haute, j’avise une famille nombreuse en train de prendre le frais sur le seuil de la porte. Des jeunes dont deux bébés et des moins jeunes entourent la patriarche Joséfa qui m’invite à louer une chambre chez elle. Trinidad, la perle de l’Atlantique, est tellement courue et visitée que tout le monde est prêt à loger chez lui. Cette famille n’a visiblement pas les moyens d’héberger les touristes de passage et je joue franc jeu avec eux. Tout en ayant conscience du sacrifice que je m’impose, je leur explique ma façon de voir ; la rencontre, l’échange, le partage. Le vécu est le résultat de la connaissance profonde qui lie les êtres les uns aux autres. Il commence par l’échange autour du partage d’une assiette de riz et ils en acceptent l’idée. J’ai effectivement de quoi les entretenir pendant plusieurs jours.
17.Une casquette prémonitoire:La décision de m’accepter revient au fils de Joséfa, présent sur le trottoir dont le nom anglo-saxon de Nelson est extrêmement rare dans un pays hispanophone. Or figurez-vous que j’ai dans mon sac une belle casquette noire avec Nelson brodé sur le front. En la ramassant sur St Charles Ave à la Nouvelle-Orléans, pendant une des nombreuses parades du carnaval fou, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir en faire. Ce n’est pas mon genre de porter la casquette sinon par gros coup de chaleur et je suis l’antithèse du style nord-américain qui les collectionne. Elle était tellement belle que je n’ai pas pu la laisser tomber. Je comprends mieux maintenant pourquoi la chance m’a mis cette casquette entre les mains. C’est un signe du destin. C’était écrit que nous devions nous rencontrer. L’histoire est belle et ne fait que continuer. Nelson acquiesce. J’accepte de revenir plus tard vers 20h00 avec mes sacs.
J’ai le temps de monter jusqu’à l’église désaffectée et murée pour jouir d’un beau panorama et y assister à un coucher de soleil en compagnie d’un couple de belge. Je change d’avis et passe prendre Nelson au passage pour qu’il m’aide à récupérer mes sacs. Nous traversons la place principale où une fête de la musique a lieu tous les quinze jours. C’est l’occasion de s’enivrer et danser jusqu’au petit matin. La chaleur dessèche les gorges car la bière et le rhum coulent à flot.
18.Saturday night à Trinidad:Eddy, frère de Nelson, m’a proposé de l’accompagner dans sa voiture à cheval. Je finis la tisane que toute la famille a goûtée et appréciée. Nous avons déposé des clients à la « casa del agua » qui, comme son nom ne l’indique pas, est une discothèque. Je me sens sale et pue la transpiration. J’insiste auprès d’Eddy pour revenir me doucher à l’eau tiède chauffée au feu de bois. Je me vêts d’un pantalon et me parfume à la française. Tout le chic parisien pour un vagabond se transformant en un loup galant. Galamment habillés et raffinés, nous repartons en sens inverse et sommes arrêtés par un trio avec deux roues crevées. Eddy doit les emmener chez un vulcanisateur pour qu’ils puissent réparer. Je continue à pied jusqu’à la boite tandis qu’Eddy n’oublie pas d’arrondir ses fins de mois.
L’entrée est de un peso mais Eddy m’a présenté au portier. Je pénètre dans un lieu agréable avec une petite cour intérieure entourée de murailles plus ou moins dégradées. Les jeux de lumière ne permettent pas d’imaginer et de réaliser le degré de détérioration de l’enceinte et au contraire la mettent en valeur et l’embellissent. Vestiges d’un palais, l’ensemble a une touche princière et de jolis corps joliment vêtus et bien proportionnés s’y trémoussent. Quelle contraste avec les toilettes dans lesquelles je patauge désagréablement. L’odeur est à la limite de l’insoutenable. Elles n’ont rien à voir avec les murs antédiluviens et sont de construction récente. Elles ont été noyées par le flot de danseurs émérites et éméchés qui ont joué les équilibristes au-dessus de la cuvette.
Je m’installe sur une marche en haut de l’escalier et c’est le meilleur poste d’observation qui soit pour contempler la foule et ses jeux de rôles. Je lis les paroles des chansons qui défilent sur l’écran et fixe les couples endiablés par les rythmes cubains. Il ne m’en faut de peu que je les rejoigne. Devant le manque d’espace évident, certains dansent entre les tables regroupées. Je me repositionne à plusieurs reprises et parfait ma configuration des locaux. La disco est un cadre agréable et bien aménagé. Des escaliers autorisent une vue d’ensemble du lieu et peut être bien utile si l’on cherche une tête. Un petit palier retient mon attention et surtout une petite noire qui gesticule et fait des siennes avec sa robe une pièce qui la moule du cou aux fesses. Elle a beau tirer dessus ; ses mouvements cordonnés et désarticulés la font remonter tellement elle lui colle au corps et aux fesses, point de mire des regards masculins. Comme une seconde peau, elle suit le déhanchement du corps et glisse vers le haut. Petit bout de chair, elle frétille si bien qu’elle ne peut qu’exciter le regard et susciter l’attention. C’est un appel au viol collectif ! J’aborde sa copine et la regarde danser avec plaisir. Nos regards se fouillent longuement. Nos corps sont en éveil. Nous nous accordons et je la soutiens de mes yeux pénétrants jusqu’au plus profond de son corps minuscule. Je ne me hasarde pas pour danser un collé-frotté - fessier ou vaginal - et reste impassible, scotché sur ma chaise blanche en fer forgé. Je suis médusé et méfiant. Nous sommes deux au monde et il est à nous. Jusqu’où ira-t-on ?
La relation sans même déjà exister est pourtant intense. Laissons nos corps vibrer à l’unisson de nos regards. J’ai peur qu’elle ne soit trop intéressée et n’attaque pas. Elle me dirait s’appeler « Jinateja » que je n’en serais nullement étonné. Ces petites chattes qui cherchent le réconfort et la chaleur dans les poches plutôt que dans les bourses. La relation n’est qu’une excuse pour déshabiller l’autre et lui vider les bourses. Lui pomper tout le liquide qu’il est en mesure de fournir.
Le gong m’empêchera d’intervenir : la fermeture de la discothèque. Son amie l’avait pourtant entraînée vers les toilettes pour la mettre au jus. J’avais déjà sauté du petit palier et atterri sur la piste où je m’ébranlais le corps sectionné par les effets du stroboscope.
Sur l’écran, les paroles d’un loup-garou nommé Denis qui se transformait à Paris. Et si c’était moi, le loup ? Quelle étrange similitude ! C’est la seule chanson que je n’ai pas lue depuis le début de la soirée. Et si c’était l’heure de la métamorphose ? Loup-garou, j’aimerais être pour mieux manger ce petit morceau de chair noire que je sens se rapprocher de moi. Pour mieux lui mordiller cette poitrine naissante mais déjà bien ferme et lui glisser deux doigts dans les orifices les plus sensibles qu’une femme puisse compter. La faire « hurler au loup » si elle ne l’a pas déjà vu...
A peine mes trois adolescentes sorties et éclipsées, je me retourne et retrouve mon cocher avec ses amies. Je remarque deux visages souriants et charmants : l’un tête rasée m’indiffère, l’autre bouclée à la Whitney Houston me séduit au plus profond de mon être. Toutes deux sont marquées par des yeux globuleux saillants et des lèvres pulpeuses avec un nez proéminent. Les traits afro-cubain se dessinent sur une peau foncée. Mirélia, moulée dans une salopette, est plutôt bien de sa personne. Avec sa copine, elle fait de la surenchère et lance : « A quién se lo leva ? ». Je suis ensuite fusillé du regard. J’ai parfaitement compris : « Qui va le sortir ? » et je sais à quoi m’en tenir. Qui va tirer le gros lot ? Mirélia, mère célibataire d’une fillette de 9 ans, sait qu’elle tient le haut du pavé. Elles sont gaies du à la consommation abusive de rhum mais ont tous leurs esprits.
Un fêtard passablement imbibé a gueulé à l’encontre du cheval attelé et l’animal s’est emballé et a presque heurté le trottoir. Je suis furieux pour Eddy que la soirée prenne une telle tournure. C’est son outil de travail, bon sang ! Le cheval pourrait se blesser. Une cochère peu aguerrie prend place à mes côtés et je l’entoure de mon bras gauche tandis que le droit se pose sur l’autre l’avant-bras. A-t-elle réellement peur ? C’est celle qui me plaît le plus qui occupe le banc à mes côtés et elle a su prendre sa concurrente de vitesse. Faut-il que je finisse la soirée avec l’une ou l’autre ? Absolument pas car je suis officiellement l’ami du cocher et membre du petit groupe « las chicas locas » (les filles folles).
La ballade nocturne est agréable dans les rues pavées de l’ancienne ville coloniale. La « casa de la musica » porte mieux son nom. C’est un endroit superbe, bien éclairé, mis en valeur par les jeux de lumière et où la répartition homme/femme est à peu près égale. Nous réussissons à entrer : Mirélia, une amie et moi-même. Les autres n’ont pu forcer le passage. Elle est pleine de vie et nous dansons quelques instants mais son esprit est encore avec ses amis, contraints à l’extérieur. Elle a peur que si on la voit seule avec moi, on la prenne pour une « jinateja ». Elle complote avec un frère de couleur tandis que je monte sur la terrasse pour avoir une vue d’ensemble de la discothèque. Nous en sortons. Elle m’a convaincu de les rejoindre mais je ne lui donne pas la main pour descendre l’escalier. Pas d’intimité au vu et au su du public, elle a sa réputation. En petit comité, je lui caresse les épaules dénudées et lui caresse à l’occasion le genou lorsque nous réintégrons la calèche. Je lui passe aussi une main très douce sur la nuque que je masse sagement tandis que l’autre main lui remonte de la naissance des deux seins jusque sous la gorge. Je lui déboutonnerais volontiers la robe à bretelle jusqu’à la naissance du pubis.
Nous faisons halte devant le « coupé », un bar discothèque à devises. Les autres alternatives ont été éludées car en cours de fermeture vu l’heure avancée de la nuit. Je suis rapidement mis au jus et elle me charge de sortir les biffetons. Le prétexte est une bière dont le prix excède le dollar à l’unité. Mais nous sommes huit et une canette, cela fait un peu juste ! Pourquoi ne pas mettre un pluriel au bout de « cerveza » ? Mirélia m’a dit qu’elle ne buvait pas de bière ; elle travaille donc pour les autres et cherche à me vider les bourses. Sa copine prend la mouche et lui fait une crise de jalousie. Elle quitte en faisant la tête. Au bas mot, la facture sera de 10 U.S $ pour des bières importées alors que leur salaire ne dépasse pas 5 U.S $ mensuel. Je refuse de donner dans le système de l’économie castriste. S’il a besoin de devises, qu’il les acquiert d’une autre façon ! Voilà où elle voulait en venir. Calculatrice, j’aurais préféré qu’elle me les soulage autrement ! Un baisemain pour rester en bon terme et le galant serviteur se sépare de sa dulcinée. Le rendez-vous sur la plage est compromis et la discothèque « las cuevas » attendra ma visite un autre jour.
Avec ma nouvelle famille qui comptent deux bébés en bas âge, je risque un réveil matinal. Mieux vaut que je dorme quelques heures. Eddy dépose chacun chez lui ou à proximité et nous réintégrons le cocon familial.
19. Un biberon en or. ça piaille comme je l’avais prévu de bon matin. Je m’aperçois qu’il n’y a qu’un biberon pour les deux nourrissons de un et quatre mois. L’un doit attendre que l’autre soit repu pour avoir la tétée. Les mères les font patienter au sein. Le second biberon a été cassé et la famille n’a pas les moyens d’en racheter un. C’est incroyable !
J’en sors un du sac que je donne à la famille. Je n’aurais jamais cru que ces biberons, laissés sur la pelouse de St Charles Ave, eurent été d’une quelconque utilité. Je ne me suis pas trop posé de questions et les ai ramassé à la fin du défilé tout comme la casquette. L’un avait bien la tétine un peu terreuse mais nettoyé, il pouvait parfaitement servir. L’autre, de petite taille, donnée à la fille enceinte de Ramona, était tellement chou et mignon. Les tétines sont beaucoup plus tendre et souple que les cubaines. J’ai connu une famille aux États-Unis qui collectionnait les biberons et la mère avait douze biberons à disposition pour allaiter son nouveau-né. A chaque sortie au magasin où ils se fournissaient pour le bébé, ils leur prenaient l’envie d’en acheter un supplémentaire.
Quelle contraste avec l’austérité cubaine !
20. Ma nouvelle famille:J’écris et toute la famille tourne autour de moi. Deux fils, Nelson l’aîné et Eddy le cadet vivent sous le même toit avec leur petite famille et Joséfa règne sur son petit monde. Chaque frère a deux enfants dont un bébé. A cela vient s’ajouter Jordan, une petite-nièce de onze ans élevée par Joséfa. Elle a obtenu la garde de l’enfant car la mère est décédée et le père travaille. Ce qui me fait le plus défaut en cours de voyage ; le vin et le lait. De ce côté-là, je suis chanceux avec les deux nourrissons car le rationnement leur permet 6l de lait quotidien jusqu’à l’âge de deux ans et du yaourt. Les enfants en boivent très peu et le reste, à cause de la chaleur, n’est plus consommable dès 10h00. Le réfrigérateur n’existe pas puisque les coupures d’électricité sont fréquentes. Les plus fortunés ont des modèles anciens au gaz d’une vétusté à toute épreuve. On utilise souvent celui d’un voisin complaisant et qui fait acte de solidarité.
L’assiette de riz avec les haricots noirs est consommée deux fois par jour. Joséfa s’excuse de ne pas avoir de viande faute de moyen. Un peu de viande rationnée arrive avec la libreta sous forme de piccadillo (hachis) mais il se fait de plus en plus rare en ces temps de vaches maigres. Bien que nous sommes à 6 km d’une baie, il n’y a pas plus de poisson. Quand bien même, il y aurait du gas-oil pour sortir et revenir à bon port, la rusticité et le manque d’entretien des embarcations ne le permettraient pas.
21.Club des illusions: Après la folle soirée du samedi soir où je suis réveillé par Éliane vers 5h00 du matin, il me faut bien récupérer d’une manière ou d’une autre. Des pages d’écriture, malgré le sommeil, s’offrent à moi. Le déjeuner dominical s’avère très frugal : une salade de riz aux tomates et aux poivrons. J’emprunte ce que je crois être une bicyclette : un cadre et deux roues avec le frein en option. Je parviens à parcourir une vingtaine de kilomètres et atteindre les plages où les antiques voitures font l’aller retour avec le cœur de la vieille ville. Quelques hôtels de construction soviétique donnent plus l’impression de servir de tour de contrôle et de surveillance des côtes que de paradis touristiques.
J’atteins « pasa a caballo » situé près du phare où le vert domine avec un fond de teint bleu marqué par la baie très large. J’arrive directement sur la plage que je contourne après m’y être baigné. Je pédale sur la grève et dépasse deux poissons carnivores à la recherche d’un bon morceau de viande blanche. Je pose le vélo contre le tronc d’un palmier, les pieds dans le sable, et mon sac dans une chaise longue en forme de baignoire utilisée pour les bains de soleil. Je me plonge dans l’eau pour me rafraîchir et retirer toute odeur de sueur. Ce n’est pas vraiment possible car ma ceinture à laquelle pend ma pochette kangourou en est toute imprégnée. Elle est jaune à cause de l’urée contenue dans la transpiration. Deux couples de Russes s’amusent dans l’eau à côté de moi et l’une d’elle apprend à nager. Sur le sable, deux jeunes paires de tourtereaux, quatre Italiennes et une Québécoise, maquilleuse pour le cinéma et la télévision à Montréal. Elle est en pension complète dans le complexe touristique mais la restauration - pas plus que les chambres - ne vaut pas tripette.
Zone récréative de type club de vacances, l’endroit a connu ses plus belles années au moment où Cuba dépendait de l’Union Soviétique. On ne peut pas dire que cela attire l’œil ou même donne envie d’y mettre les pieds : un bâtiment en fibrociment tout en longueur avec des chambres à l’étage et des cabanons au sous-sol. Une véritable forteresse où les prisonniers s’y promènent bracelet au poignet, histoire de vite différencier qui fait partie de la maison des éventuels intrus. On le vérifie pour pouvoir prendre ses repas. Sûrement que ce lieu dans son temps de splendeur, qui s’apparente à un bunker, a gardé des réminiscences de l’époque où la fréquentation était exclusivement russe, allemande. Loin d’être un opéra, il comprend pourtant plusieurs salles où hurle une disco poussée à son niveau sonore le plus aiguë. De quoi déserter ce lieu de plaisir synonyme de torture morale. Plusieurs voix se font entendre. Ténors essayant de battre outre mesure le volume record en audition. Des voix féminines surtout, censées animer le public parsemé. Quelques bouteilles de rhum n’entament pas la résistance des déléguées à l’animation. Les chambres sont à l’étage supérieur. Il suffit de grimper les marches pour faire le grand bond en avant puis la planche. Au bout du compte, on se lie d’amitié et noue des relations plus fouillées. On se laisse pénétrer d’intenses vibrations et on s’imagine que l’on jouit de la vie. On s’illusionne ! On fait plus parler nos corps que nos têtes. Nos pulsions d’animal irrationnel que notre cœur ou notre esprit. Décadence du genre qui contribuera à la perte de l’identité humaine...
22.Plus misérables qu'eux, tu meurs ! Au retour de la plage, il a déjà commencé à pleuvoir des gouttes. ça tombe plus fort quand je quitte Casilda dont j’atteins le petit port désaffecté. Tout semble abandonné depuis des lustres. Les slogans révolutionnaires n’ont pas été effacés au fil des intempéries mais tellement usités et mouillés, lu et relus que je commence à douter de leur efficacité. Ils sont tous « rouillés » dans la tête des gens.
Je rencontre un couple extrêmement démuni sous l’abribus qu’ils occupent temporairement. Des cartons sont étalés pour s’allonger et s’asseoir dessus afin de protéger de l’humidité et la saleté. Le couple grignote une petite papaye dont je refuse le morceau qu’il me présente à cause du manque d’hygiène. La femme en voie de clochardisation attrape une casserole que lui tend l’homme chauve au faciès d’un noir intense et aux traits accentués. Elle s’assieds et pêche une tête de poisson qu’elle épluche délicatement de ses longs doigts fins avant de la mordiller et l’avaler. La casserole en contient une dizaine et une banane et deux tomates pourries traînent sur le sol. Je m’efface sans pouvoir agir devant tant de misère. Au revoir !... Le retour s’effectue sous les trombes d’eau. Il ne pleut pas souvent sous les tropiques mais quand ça tombe, ça pisse dru ! Je suis trempé de la tête aux pieds et c’est l’affolement dans la maisonnée quand j’arrive. Les lits ont tous été recouverts de bâches plastiques car les flaques d’eau se répandent aux pieds de ceux-ci. Les gouttes traversent la couverture de tuiles disjointes et les gamelles ne sont pas assez nombreuses pour récupérer le volume d’eau. Ca s’affole de toute part pour viser le bon trou qui laisse couler l’eau. Les bras ne suffisent pas pour endiguer les ruisseaux qui se dessinent sur le pavé. Les matelas mousse ont absorbé ce qu’ils peuvent boire. Il faut changer les lits et les attribuer d’une autre façon car les enfants sont prioritaires.
Je dois être solidaire de la famille dans les moments difficiles et ne pas quitter le bateau quand celui-ci prend l’eau. Je ne dis rien, ne rechigne pas et prête main forte pour vider les seaux pleins. D’ailleurs, a quoi bon ! puisqu’ils m’assurent que c’est la même chose dans tous les foyers. Je suis trop fatigué pour évaluer la situation. Il suffit de jeter un coup d’œil par la porte et voir la puissance du torrent d’eau qui déferle en provenance de la ville haute. Vraiment impressionnant ! Un jeune enfant s’y noierait ! Les ruelles se remplissent d’une eau limoneuse tombée d’on ne sait où et qui dévale les pavés imbriqués en quinconce. La pluie va les nettoyer et les lessiver à l’image de ces petits torrents alpins qui se gonflent sous l’effet d’un orage soudain. Il n’y a pas moyen d’y échapper !
Je juge la situation critique et m’effacerai volontiers devant le déluge. Mieux que de m’éteindre, je souhaiterai devenir poisson et disparaître au plus profond des océans. Que le courant m’emporte dans les abysses ou bien qu’il me fasse oiseau et me permette de survoler le déluge d’un coup d’aile.
23:Une journée particulière. J’aime ça le matin me promener et voir la vie qui renaît avec ses contraintes, la ville qui s’éveille en toute liberté. Qui va à l’école débarbouillé porte la jupette à bretelle rouge. Qui fait les courses fait la queue devant les magasins. Qui travaille avec le tourisme démarre le tacot ou attelle le cheval pour attendre le client. Qui fait ses heures à l’usine marche avec ses collègues en blouse jusqu’au lieu de travail. A propos d’usine, il est encore temps pour moi de filer à la fabrique de cigares et voir ces doigts fins qui les roulent avec dextérité. Chacun a sa façon de faire ; sont-ils tous de la même densité et qualité ? Il faut y goûter pour voir. Je visite aussi le temple dédié à Iémanja, déesse de la mer et parle avec éducatrice spécialisée pour l’enfance inadaptée.
L’après-midi est propice aux photos quand le soleil plonge derrière le rideau bleu. Les couleurs en sont d’autant plus atténuées qu’elles dégagent une plénitude. La sérénité de ces petites ruelles est telle qu’on s’y laisserait vivre et mourir. Les soirées sont rythmées au son des tambours qui émanent à la nuit tombée de la maison de la musique. En me baladant dans une ruelle animée, j’ai l’idée d’échanger des colliers de graines locales enfilées sur un fil avec les miens. J’en fais la proposition à Daisy, affreuse mégère d’une avidité qui se lit dans les yeux et Odalys, mère célibataire d’une fillette de onze ans s’approche intéressée par l’offre. Je ne prête pas attention à elle mais c’est après avoir été chercher mes trésors que je la remarque. Je suis assis sur une chaise dans le hall d’entrée de la maison de Daisy et je domine la situation. D’un côté, Daisy s’évertue à fouiller le tas de colliers étalés et de l’autre Odalys les trie pour contrebalancer les vingt colliers que j’ai choisi. De mon poste d’observation, j’ai une vue plongeante sur ses deux pommes d’amour qui paressent le long de son corps. Elles sont complètement flétries et alanguies que l’envie me prend de les réveiller. Si excitables à cause du cotylédon, masse de terminaisons nerveuses d’une sensibilité à toute épreuve. A peau noire correspond une poitrine nourricière : deux belles miches de pain enrobées dans une musette retenue par un cordon. Le plaisir de pétrir la pâte n’est jamais vaine pour le boulanger en voyage que je suis.
Se doute-t-elle que la vue de ses melons au balcon réveille mon instinct de chasseur ? Celui qui tire peu mais ne rate pas son coup. La proie est à cerner avec la plus grande discrétion. On doit l’entourer du plus grand soin comme le culte des orishas auxquelles l’idolâtrie prend le pas sur la vénération.
Nous faisons plus longuement connaissance et elle m’introduit dans sa famille où vit sa mère, sa sœur inspectrice du travail sur les marchés et son beau-frère. L’emploi de sa sœur lui garantit l’obtention de sa patente. Son neveu me donne tout l’impression d’être un morveux, enfant gâté et monsieur muscle en miniature. Odalys que sa fille vient rejoindre, reste chez sa mère ce soir pour pouvoir avoir le dessus du morpion infernal et hyperactif. Nous jouons aux dominos à 55 fiches. Je suis chanceux tant que le beau-frère ne s’en mêle pas. Vers 22h45, je prends congé. La rencontre s’est faite naturellement. Rien n’a été forcé. Ainsi vont les choses de la vie !
24: Entre nature et réalisme. C’est la journée de nettoyage de printemps chez Joséfa. Nous sommes le 21 mars 1998. C’est une raison suffisante qui leur tient d’excuse pour ne pas cuisiner. Je n’ai jamais vu un pays où les gens sautent autant de repas et meurent tant de faim chronique. Ce n’est pas dramatique mais un gouvernement qui nationalise et garde tous les bénéfices des revenus se doit de nourrir, éduquer et soigner ses enfants dont il tire ses rentrées de devises. La situation internationale avec la chute de l’Union Soviétique a pris le marxisme léninisme à la gorge et l’a privé de ses illusions. Elle a étouffé la voix du peuple essoufflé de courir pour avoir à se remplir l’estomac. Qui peut toujours croire à l’idéal révolutionnaire et corroborer ses idées sinon sur le papier. Elles sont tellement suivies à la ligne que les régimes qui en émanent les dévalorisent. Au lieu de « libérer » l’être humain, elle lui fait perdre sa dignité. La dimension humaine se perd au profit de celle du pari omnipotent. Amas de cellules hiérarchisées pour donner l’impulsion à un corps d’état qui survit au contact des masses populaires convergentes. Celles-ci lui permettent d’exister et lui donne forme et contenu aux yeux des autres.
Des graillons de porc donnent du goût au riz cuisiné par la mère d’Odalys. Elle m’emmène à la cascade et le machisme pousse les gens sur notre passage à lui demander si elle est une « jineteja » ; une de « celle qui couche pour de l’argent ». Le machisme paraît plus subtil et fin que dans d’autres pays latins mais il était courant quand la situation économique le permettait d’entretenir deux familles. Joséfa est d’ailleurs l’une des épouses de son mari bigame.
Avec Odalys, nous coupons au plus court et rendons visite à des parents sur une propriété foncière qui leur appartient. Aucun savon ne traîne sur les lavabos massifs. Quant aux produits d’entretien ou de toilettes, ils n’en ont jamais vu le jour si cela a pu existé depuis la révolution. C’est le dénuement le plus complet !
Le système a conduit à un rationnement des plus aberrants pour raisons économiques. Le ver est dans le fruit. Il est probable qu’il le pourrira tout entier. Le cœur se sait déjà atteint et gangrené. Je souhaite ardemment que le changement se fasse en douceur et non pas d’une économie planifiée à un libéralisme sauvage non structuré comme cela s’est vu dans l’ex U.R.S.S. S’il advenait que Castro disparaisse soudainement ou que le régime soit renversé, le lobby cubain contre révolutionnaire au pouvoir en Floride s’emparerait des rênes du pays.
25.Transit à Sancti Spiritus: Je gagne la fameuse discothèque du « coupé » vers 13h30 situé juste à côté de la station-service où les pleins se monnaient en devises pour les étrangers. Au fait, la receveuse m’a mis au jus et n’a pas exigé que je paye mes timbres avec des dollars mais cela fait cher 75 cents la lettre. Elle a du se souvenir de notre première rencontre et m’a pris en sympathie. Mon sac sur l’épaule, je demande à une voiture qui va là, où je me suis rendu hier à vélo. J’ai offert et laissé derrière moi mes sacs de voyage et tout a été emballé dans une toile de jute que je porte harnaché sur le dos.
Sur le bord de la chaussée, un jeune couple de Cubain aisé et leur fillette qui répond au nom de Dyaili attend le retour d’un camion parti chargé. La petite ressemble à une poupée et a des allures de princesse. Je pointe le pouce et un semi-remorque m’embarque jusqu’au point jaune où je me retrouve seul et isolé. De l’autre côté de la route un bureau de poste me permet de tamponner mes cahiers de voyage. Le jeune couple me rejoint et j’offre le plus beau des colliers que je possède à leur gamine extasiée. Les fausses améthystes la ravissent et je tombe en pâmoison devant tant d’innocence. Devant l’effet de serre et le confinement induit par la société cubaine, je lui raconte que je suis un voyageur intergalactique. Je rencontre une ravissante petite fille sur la planète terre et je viens de la lune. Je garde contact car nous prenons le même moyen de transport jusqu'à Sancti Spiritus. A l’arrivée, je dépose mon sac chez l’un de leur parent pour la nuit et gagne le centre à pied pour y passer la nuit. J’ai retiré de quoi me nourrir - flocons d’avoine et lait en poudre - et m’occuper - journaux et appareil photo. Je visite d’abord la place de la charité avec une exposition sur un projet mené en 1986 par Antonio Nunes Jiménez. Une expédition en canoë à travers vingt pays d’Amérique : « du Pacifique à la mer des Caraïbes ». D’une place à l’autre, j’en arrive à celle de Hanoi ! A cause de l’amitié qui lie les peuples des républiques socialistes du monde entier, je voyage d’un continent à l’autre. Je questionne plusieurs personnes pour savoir où je peux dormir. Un homme à la bicyclette essaie de m’aider en vain. Je sollicite Ivan et Jorge, professeurs de droit, le premier à l’université de Santa Clara et le second en ville. Jorge me propose de loger chez sa tante très sympathique qui accepte gentiment. Elle prépare un picado de poisson avec une pomme de terre et du riz. Nous mélangeons le tout avec de la crème. C’est la première fois que je mange du poisson sur l’île et c’est excellent ! Jorge jouit d’une position favorisée car il est un maillon du régime castriste. Il doit former les couches étudiantes et adonner dans le sens du régime. Il parle beaucoup et cherche à m’endormir. Il a forcément raison et je ne le contredis pas, trop heureux qu’il puisse m’aider. Non pas que je sois conciliant mais je me mets à sa place. Difficile de penser autrement que de la façon dont on a été éduqué. Jorge me fait faire un tour de sa ville natale et nous passons un vieux pont à cinq arcs cimenté - d’après l’histoire - avec du lait de mule. Étonnant cet arbre sans base dont les racines sont collées au mur ! Nous finissons à la « casa de la trova (dour) » où il a ses entrées. Un spectacle y est justement donné à des groupes de passage pour une compétition d’aérobic. Au programme : boléro, danzon, son et chœur de voix féminines d’une exceptionnelle douceur. Je suis étonné que le pourcentage des différentes races sur l’échiquier national soit si bien représenté ce soir. A savoir une forte proportion d’hispanophones proches de 70%, de métisses à plus de 20% et afro cubains plus de 10%. Ca danse jusque sur les terrasses du centre culturel.
26.En el camino... à Santiago:Des flocons d’avoine me donnent l’énergie nécessaire pour débuter la journée. Un paquet de lait en poudre que j’ouvre à l’occasion me permet d’enrichir mon porridge et le rendre plus nourrissant. Je le laisse à la tante de Jorge qui n’en a pas vu la couleur depuis des années. Je quitte Sancti Spiritus en fin de matinée car je me suis attablé dans un service de restauration rapide pour rédiger mes mémoires. Un café au lait avec du pain vient compléter mon petit déjeuner et me rassasier. Vers 11h00, je récupère mon sac là où je l’ai laissé la veille au soir et rien n’a été touché. Le monsieur m’aurait proposé de passer la nuit chez lui s’il avait su ce que je cherchais. Au premier feu après que je sois sorti de la maison, j’avise un camion et obtiens un droit de passage. Des Cubains attendent qu’une occasion s’arrête mais il n’y a aucun point d’embarquement, ni aucune file d’attente à respecter. Chacun œuvre pour soi et se regroupe par connaissance ou par famille. Rarement en solitaire même si c’est la meilleur solution. Deux femmes sont montées avec moi dans la cabine et descendent 12 km plus loin. Elles travaillent dans une usine qui empaquette du lait pasteurisé et que l’on aperçoit au loin lorsqu’elles marquent l’arrêt. Mon chauffeur me lâche sur la rocade de la petite ville de Cayo coco. Heureusement qu’un passage à niveau à proximité pousse les véhicules à ralentir. Je saisis cette chance pour sauter dans un camion jusqu’au point jaune. Il n’y a pas de point d’embarquement en fait. C’est un arrêt de bus où les gens attendent et j’ai confondu un homme en salopette verte avec les habituels aiguilleurs. Je prends un peu de recul et me détache du groupe. Une femme cherche à profiter de mon statut d’étranger à la peau claire pour embarquer avec moi. Un peu en retrait, je me singularise et n’attends pas longtemps l’occasion. Je ne me suis pas rendu compte de rien et tous les regards sont tournés vers moi. Je tourne la tête et un semi-remorque dont la portière s’entrouvre m’attire plus vers l’arrière. Je doute qu’il se soit arrêté pour moi mais je dois me rendre à l’évidence ; personne n’en descend pour vérifier l’état des pneus. Je charge mon baluchon sur le dos et en oublie de dire à la femme de me suivre. A hauteur de la cabine, je m’aperçois qu’il y a de la place dans l’espace couchette. Encore une partie de plaisirs de gâchée !
27.Traquenard à Camagüey: Mes deux chauffeurs font de longues distances et se rendent à Guantanamo. A l’entrée de Camagüey, Ils profitent de l’hôtel avec pension qui est réservé aux chauffeurs de la compagnie nationale. Le prix de l’hébergement et des repas s’élèvent à la somme d’un petit dollar tout compris. Ce n’est malheureusement pas possible que je les accompagne à l’intérieur du complexe. Je commence à marcher vers le centre ville mais l’avenue me semble longue. J’en suis à mon deuxième arrêt de bus et ce n’est pas fini. J’avise cinq hommes dans la cabine d’un camion auquel est accroché une remorque de distillation. Ils sont loin d’être à jeun mais j’embarque pour 90 km plus au sud, un petit port qui sent bon la mer des Caraïbes. Trop entassé à l’avant, je tire la sonnette d’alarme et saute à l’arrière où m’attendent deux jeunes fortement imbibés. Ca sent quoi au juste ! Je suis du côté de la bouilleuse et je commence à croire que ce sont les émanations d’alcool qui imprègnent les neurones de mes camarades de voyage. A moins que ce ne soit du vinaigre qu’ils distillent ! C’est ça la vilaine odeur désagréable mais ce n’est certainement pas ce qu’ils ont du consommer. Ils ont l’alcool mauvais et un mauvais pressentiment me parcourt l’échine lorsque je m’adresse à eux. Je sens l’esprit négatif qui les anime. Ils se montrent plus intéressé par le contenu de mon sac que par ma personne. Par le fait de me délester que de m’aider.
Je suis insensé d’aller au bout de mes envies lorsque de telles opportunités se présentent à moi. C’est une histoire à y laisser sa peau ! Il n’était pas nécessaire de m’embarquer dans cette histoire. A prendre trop de risques, on se fourre dans la gueule du loup. Voilà qu’ils se montrent entreprenants et menaçants. Ils veulent savoir ce que contient mon sac et lorgnent ma pochette kangourou. Je suis toujours confiant en mes possibilités de faire face et pouvoir dominer la situation. Mon assurance personnelle me pousse parfois à prendre des risques inutiles et passer à l’action. Au lieu d’aller comme je l’avais initialement prévu jusqu'à la mer des Caraïbes, je change subitement d’avis. Devant l’injonction de mes deux compères de leur montrer mon passeport, je préfère quitter le camion et ordonne l’arrêt du véhicule. Je m’époumone à l’intention du conducteur et frappe sur la tôle de l’alambic pour l’avertir. Je joue au plus fin devant les malfaisants et quitte le bateau d’autant plus que l’odeur nauséabonde est insupportable. Ouf ! J’ai eu peur !
28.Dans de bonnes mains:Ma déconvenue rangée au placard des souvenirs, je rencontre Maria Louisa toute de blanc vêtue. Autant dire qu’elle est loin de représenter le diable en personne ! Le blanc lui sied à merveille et l’innocente totalement. On croirait un ange tombé du ciel. Voilà maintenant que les cieux me prennent en charge et je vois mon avenir sous de meilleurs auspices. L’apparition idéale pour reprendre confiance en moi. Je l’aborde et lui fais part de ma préoccupation. Elle n’habite pas bien loin et je lui demande de garder mon sac pour pouvoir tranquillement rechercher un toit pour dormir. Je lui laisse la responsabilité de mes affaires que je laisse dans son logement exiguë. Je pars avant de revenir ranger des journaux dans le sac. Son mari travaille jusqu'à 18h00 dans une usine d’électricité et elle a peur qu’il se montre jaloux quand il sera de retour. Elle me suggère de le laisser dans la pièce contiguë appartenant à un petit vieux mal rasé. Avec un peu plus de recul, je peux regarder l’intérieur misérable dans lequel j’ai laissé mon sac. Cet endroit misérable sens dessus sens dessous à peine habitable par un être humain doit éveiller mes soupçons mais j’ai tellement envie de me débarrasser du sac que je ne regarde plus où je mets les pieds. Je prends même le risque inutile de me faire dépouiller. Je m’éloigne pour de bon et lui fait un signe d’amitié d’un geste de la main. C’est une façon d’apaiser mes doutes car je l’ai sentie plutôt hésitante.
La découverte de Camagüey ne suffit pas à me faire oublier l’incident et je trouve des côtés sordides à la petite ville de province. Ses ruelles adjacentes trop étroites m’angoissent. Je franchis une rivière sur un muret de briques et débouche dans une venelle où s’entassent plusieurs familles par habitation. Je suis de suite coopté par deux frères entourés d’une myriade de jeunes adolescentes. Parmi elles, trois sœurs dont l’une, un bébé dans les bras, a son mari en prison. Ils m’invitent à entrer mais je prétexte une raison pour quitter les lieux et projette une balade dans le centre ville. En remontant la rue principale, je remarque une bible dans les bras d’une jeune fille rouquine dans l’embrasure d’une porte à vantail. Elle est à demi tournée vers sa mère, blonde platinée courte sur pattes, et s’alanguit au soleil. Le regard tourné vers l’extérieur, elles observent le train des piétons qui passent. Je lui fais remarquer sa bible. Volontaire et énergique, elle coupe la parole à sa fille, la monopolise et me parle de Dieu comme d’une litanie. Elles se montrent accueillantes, pentecôtistes de confession et je sais qu’elles peuvent m’aider pour la nuit. J’ai entière confiance en elles mais elles vont me saouler toute la soirée de religion. Je cherche à savoir quelle est leur source d’évangélisation.
La maman me demande où je dors et je joue franc jeu avec elles. J’expose clairement que je viens d’arriver et suis à la recherche d’un logement. Les deux battants de la porte d’entrée sont ouverts et je suis reçu comme un prince. La mère, matrone qui s’ignore, règne sur ses deux filles jumelles et les éduque religieusement. La rouquine s’est fait teindre pour faire plaisir à son amant italien et la seconde, un peu simplette mais qui ne doute pas, a le droit d’être visitée par son prétendant. En dehors de ce moment, pas de jeu de mains possible.
« Que gracioso ! » n’arrêtent-elles pas de s’exclamer. De l’eau tiède m’est apporté pour me doucher et Elena me lave tout mon linge. J’en oublie mon sac.
Nous soupons de riz, haricots noirs, tomates et tortilla de huevos. Tout à fait comme si la situation était normale. Sa fille pleure car elle n’a pas pu téléphoner à Carlos l’Italien. A défaut d’avoir pu s’entretenir avec lui, elle prie pour le repos de son âme. Elena pour finir la soirée, m’abreuve de paroles antigouvernementales. Les jumelles se partagent un lit à deux. Leur parent vivent sous le même toit mais font chambre à part.
7h45 :Elena, réveillée tôt, me tend un verre de café noir. Je fais bouillir de l’eau pour mon thé au lait puis pars en ville faire un tour. Je retrouve le « cambio » café bistrot où quelques beautés noires trinquaient hier soir lorsque je suis sorti. Une plaque sur le mur met en garde contre les établissements de jeux. En 1959, la révolution abolit la loterie nationale et les jeux de hasard qui asservissent les masses populaires et enrichissent les classes dominantes.
« En este lugar se establicio (où j’écris ce matin) « El Cambio » dedicado a la expedición y pago de billetes de lotería. La lotería nacional se establicio en 1909 y perduro hasta 1959. entronizando la corrupción e infundiendo en el juego de azar esperanzas de bienestar asectores humildes del pueblo cubano ».
Je profite d’être au centre pour visiter la vieille ville et ses églises, le couvent saint Jean de Dieu faisant fonction d’hôpital et le musée. 13h00 : Elena a été cherché à bicyclette un bifteck que sa mère lui a donné. Additionné de riz et de tomates, c’est un délice ! C’est un vrai dilemme ! J’hésite entre partir et rester une autre nuit. Je sais qu’elle a peur d’avoir des ennuis si l’immigration vient à savoir qu’elle m’a hébergé.
29.Histoire d'une arnaque: Je suis nerveux et irritable car le temps presse maintenant que j’ai décidé de quitter Camagüey. J’ai l’intention de visiter l’église de la charité et filer récupérer mon sac. Un mauvais sentiment me traverse l’esprit. Une intuition indéfinissable me dit d’aller vérifier l’endroit où j’ai laissé le sac. Il est pourtant dans une maison à l’angle de la monumentale place où le pape a dit la messe. Cela ne suffit pas à me tranquilliser. Je remets la visite de l’église à plus tard et pars retrouver le petit vieux responsable de mes effets.
Je frappe à la porte et j’ai peur qu’il n’ait disparu avec mes bagages. Je remarque que mon sac n’est plus dans l’encoignure où je l’ai déposé et devine une présence humaine dans une pièce annexe au fond du bâtiment. Un lit et un matelas dépareillé habille la chambre aux murs délabrés. Aucun drap n’est visible et l’oreiller est éventré. Que la chambre ait été le lieu d’un véritable pugilat ne m’étonnerait guère.
A moins qu’un ouragan n’ait entraîné les détritus et autres déchets du voisinage dans son sillon. Je pénètre dans le local et m’approche intrigué par les bruits du fond. Une plaque de contre-plaqué sépare les deux pièces jusqu’à mi hauteur et je vois trois personnes dont un jeune s’affairer dans celle du fond. Je les gène visiblement et comprends assez rapidement la nature de leurs préoccupations puisqu’elles recoupent les miennes.
Pris sur le fait, ils prétextent qu’ils avaient besoin de se rassurer quant au contenu du sac. Il a été vidé et tout est étalé par terre. Je remarque vite que le principal manque mais commence à ensacher le reste. Les vêtements neufs avec étiquette ont disparus et cela me rend furieux. Je prends la mouche et l’envie me prends de leur sauter à la gorge. De les rouer de coups pour leur donner une leçon. J’ai mal d’avoir porté ces effets pendant si longtemps et devoir les abandonner entre les mains de rapaces qui ne contrôlent même plus leur vie. Je n’aurais pas plaisir à les donner puisqu’ils m’ont été subtilisés.
Deux solutions s’imposent : soit ils me redonnent ce qu’ils ont volé, soit je porte plainte à la police. Aussitôt dit, aussitôt fait. Une femme me guide vers un commissariat de quartier qui m’envoie au commissariat central situé sur la route de Las Tunas. J’attends trois heures pour pouvoir enregistrer ma plainte après que l’on soit allé vérifier si les voleurs étaient chez eux. Ils avaient naturellement pris la poudre d’escampette. Je sais que je dois remettre mon départ à demain.
Le soleil baisse d’intensité au fur et à mesure que je décolère. Les hommes sont connus des services de police. Les petits vieux sont des frères, alcooliques en puissance et le troisième larron est le voisin, mari de Maria Louisa, l’infirmière. Sur son lieu de travail qu’il a repris, l’ordre lui a été donné de se présenter au commissariat central. Je le vois arriver à bicyclette, celle avec laquelle je l’ai vu quitter son domicile. Il est accompagné par son frère. Pour me mettre en cause, il essaie de faire intervenir l’immigration. Je suis légal et celle-ci ne daigne même pas se déplacer.
C’est Gonzalez, un jeune inspecteur au physique de basketteur, qui prend mon cas en considération. Je sais qu’il ne se fait pas trop d’illusions sur le fait de récupérer les effets volés. Ils ont probablement été recyclés, vendus ou échangés à bas prix sur le marché. Quant à la culpabilité des individus mis en cause, elle ne fait aucun doute mais il est difficile de les confondre. Un détail m’intrigue et me retient. Ce sont les carnets de rationnement que Ramona m’a donné. Ils peuvent être utilisé à ma décharge comme une pièce à conviction. Je serais accusé d’espionnage et Ramona courrait de gros ennuis.
C’est d’ailleurs ce que le parti adverse tente pour m’inculper et semer la suspicion. Je serais impliqué dans un vaste réseau de déstabilisation du régime et la carte touristique ne serait qu’une couverture pour couvrir mes activités de journaliste contre-révolutionnaire.
Gonzalez m’en parle ouvertement et me dit de nier que je possède de tels documents. J’ai pu aussi déposer sans donner l’adresse d’Elena, ni dire où j’ai passé la nuit. Je signe la plainte et Gonzalez me fait savoir que son oncle va venir me chercher et m’héberger.
30.Chez Ernestico y Manuela: J’ai le droit à un accueil chaleureux qui me réconforte. Le potage de haricots noirs et les pommes de terre sautées me donne l’énergie nécessaire pour faire face à la situation. Je suis tellement déçu de ne pas pouvoir leur donner ce qui m’a été volé. Les sweaters et pantalons de plage aux couleurs vives leur allaient parfaitement vu la grande taille d’Ernesto et de son gaillard de fils.
Dans l’immédiat, j’offre de l’after-shave et des paires de chaussettes blanches après avoir pris une douche froide pour me détendre. Que de fatigue nerveuse engendrée par la bureaucratie policière ! Il me faut quitter cette peau du voyageur volé et bafoué dans sa démarche humanitaire et retrouver celle du combattant révolutionnaire qui croit, signe et persiste dans sa lutte pour un idéal.
La journée dominicale sera suffisante pour me permettre de retrouver l’optimisme qui me caractérise et espérer de nouveau en l’être humain. A partir du moment ou j’ai sauté du camion distillateur, j’aurais du être plus vigilant. Je croyais pourtant l’avoir échappé belle ! Sancti Spiritus ne m’a pas protégé et ma bonne étoile se baladait dans les profondeurs du firmament. Au lieu de m’éclairer, elle voisinait avec les zones d’obscurité. Aller savoir dans quel trou noir elle était tombée avant qu’elle ne réapparaisse !
Je n’ai jamais aussi bien mangé que chez Ernestico et Manuela. Ma boite de crabe en miette a disparue mais ils la remplacent par du poisson. Ernesto est retraité de la police mais il n’exerce aucun contrôle sur moi. Il est neurasthénique et n’a aucun moyen de se soigner car les traitements ne sont pas disponibles. Les visites des voisins animent la journée. L’une d’elle, trop bruyante à mon goût, est venue trier les impuretés du riz et je me réfugie dans la chambre du fiston avant de sortir 20 minutes prendre l’air. Une autre m’échange une pièce du Ché qu’elle ne veut pas garder parce qu’elle a peur de la confondre avec celle de 1 peso. L’une est pourtant couleur argent et l’autre bronze. Elle revient plus tard avec des cartes postales et des timbres oblitérés.
Je rencontre Rita, professeur à l’université et mariée à deux reprises. Son second mari l’a lâchée pour aller aux États-Unis. La quarantaine sonnée, elle a quelque chose d’attirant malgré sa taille imposante qui contraste singulièrement avec les traits de douceur de son visage. Elle est habillée superbement d’une robe à frou-frou et repasse un peu plus tard dans un caleçon moulant qui ne l’avantage pas tellement sa culotte de cheval est mise en évidence. Elle occupe l’appartement voisin et fait presque partie de la famille. Nous buvons une tisane ensemble. Je lui emprunte sa bicyclette et elle m’autorise à aller jusqu'à la place de la charité. Je désobéis et pousse plus loin pour voir deux magnifiques Cubaines défiler devant moi tandis que je fais une pause sur un banc du parc Ignacio Agramonte. Cette petite place en l’honneur d’un héros de l’indépendance cubaine est franchement reposante et loin du tumulte des rues commerçantes. Une fanfare y donne un concert de cuivres et je délaisse du regard les déesses noires pour me tourner vers les étoiles. La statue d’Ignacio avec son épée pointée vers le sud m’indique l’estrade où se joue la musique tandis que le clocher de la basilique vacille au dessus de ma tête. Son parvis abrite pourtant le chœur de l’orchestre. Il faut entendre les trompes résonner et les cors vibrer. Je laisse échapper le temps qui ne me retient pas.
31.Escale à Bayamo: Lundi matin, j’accompagne à vélo Rita à l’université. Elle me présente à ses collègues et fait faire le tour des locaux. Vers 11h30 avant de quitter, Ernestico m’invite à goûter un morceau de pancréas et je me retrouve à mastiquer par petits morceaux la glande cuite avec du riz. Il vient avec moi jusqu’au point jaune mais avant d’atteindre le croisement, il a l’idée de sauter dans une calèche. Il faut attendre qu’elle soit complète pour qu’elle parte. Je perds patience et mets pied à terre. Mon baluchon a des proportions plus humaines depuis qu’il a été délesté. Je peux l’avoir en tout temps avec moi. Tout ce qui avait de la valeur a été retiré ou distribué. Un camion garé au pied de l’immeuble où je réside se rend au point d’embarquement mais je ne connais pas son heure de départ. Las d’être dépendant, je prends mon courage à deux mains et effectue les deux kilomètres qui me sépare du point jaune. Ernestico me traite de fou car il est plus facile d’attendre plutôt que de crouler sous la charge. J’ai beau marché et sué... Le but est atteint et je suis finalement récompensé. Un semi-remorque vient juste de faire le plein de passagers et s’apprête à partir. J’obtiens du conducteur une place supplémentaire et mon baluchon coincé entre les roues de bicyclettes, je grimpe à l’avant. Trois femmes m’entourent dont une étalée, le visage caché par une chemise pour se protéger du soleil. Le voyage ne me paraît pas trop long mais il a commencé pour certains depuis La Havane. Une jeune fille noire, à la lèvre inférieure proéminente, s’étale comme si elle était seule. Quel égoïsme et manque de savoir-vivre ! Un instant plus tard, un homme veut retrouver sa place, assis sur son sac au pied d’un fût de 220 l, qui le protège des intempéries. Il commence à pleuvoir et veut permuter pour s’abriter. Je lui dis qu’il y a toujours des gens qui veulent le bon côté des choses sans tenir compte des autres : être au soleil quand il brille et à l’abri quand il pleut ! Ces deux attitudes dénotent une pointe d’égoïsme inconsciente mais la vie ne peut être ainsi. Il faut savoir composer avec tout le monde surtout quand il y a une concentration humaine importante. Basta !
Le camion continue sa course vers Bayamo et je le suis jusqu’au bout. Je récupère mon sac au fond de la remorque vers 16h30 et un réparateur de cycles avec lequel je me suis entretenu m’invite à le suivre. Il est allé acheter des pièces de rechange à Las Tunas et il me propose de m’héberger. Sa seconde femme et la fille de son premier mariage m’enchantent et me séduisent par leurs regards malicieux qui en disent long. Je fais aussi connaissance de ses frères costauds dont l’un est policier. La jeune épouse prépare le dîner. Yasmina, 14 ans, se met en tête de concocter un jus de tamarin. Après les avoir épluchés, elle les écrase et les mouille avant de les sucrer. Sa belle-mère coupe la viande en cube qu’elle fait frire et qu’elle mélange au riz cuit. Une salade verte accompagne le plat de résistance. Sitôt repu et douché, nous filons en motocyclette voir la grand place désertée de Bayamo. Je suis claqué et la planche de bois sur laquelle Yasmina a l’habitude de poser son corps m’est attribué pour la nuit. Le fiancé auquel elle est promise est venu la visiter. Il n’a pas du tenir en place longtemps car elle avait omis de porter un soutien-gorge après s’être douchée. Elle lui donne une bonne raison d’être patient et d’attendre que la marchandise lui soit livrée en pâture. En attendant, il peut toucher des yeux et des doigts mais il doit attendre que le fruit mûrisse pour pouvoir le consommer. De quoi le rendre fou ! La nuit sous la moustiquaire est excellente et le parfum enivrant de Yasmina me plonge dans des rêves érotiques où le réel se mêle à l’imaginaire.
32.Santiago enfin ! Julio apprécie le flocon d’avoine mélangé avec du chocolat pour le petit déjeuner. Je quitte à pied jusqu’au centre où je dépose mon sac dans un atelier de sculpture. Je fais un petit tour dans cette ville provinciale et distribue des colliers par dizaine à des fillettes au détour des ruelles. Le père de l’une d’elle veut même tout m’acheter pour les revendre avec profit. Je me dis que je pourrais les écouler pour une somme modique et améliorer l’ordinaire de certaines personnes. J’écoute un groupe en représentation à la « casa de la musica ». Un petit pont me permet de rejoindre rapidement le point jaune. Ca fait une demi-heure que je patiente. J’avise un couple de touristes français qui s’est égaré. Je les remets sur le bon chemin et comme ils se dirigent à Santiago, je leur demande de m’emmener. La route tropicale s’ouvre devant nous avec une forêt merveilleuse et verdoyante à la végétation foisonnante et exubérante. Nous faisons halte au fameux lieu de pèlerinage de l’île; la basilique du Cobre où est enfermé le prix Nobel de littérature de Ernest Hemingway. C’est aussi la plus vieille mine de cuivre de l’hémisphère nord découverte par les espagnols en 1530. La basilique est belle de loin dans son écrin de verdure, un décor naturel grandiose. A Santiago, je descends au pied d’un arbre historique témoin d’une bataille qui libéra la ville des colonisateurs. Je remonte l’avenue Madulay et la traverse pour tomber sur l’Alliance Française. Les locaux sont visiblement fermés et je m’adresse à l’homme d’entretien qui a recours au gardien de nuit. Georges, un élève du cours supérieur, est appelé et m’invite chez sa mère. Célibataire, sans emploi, il semble être passé à côté du moule dans lequel on forme les universitaires et sa situation n’est pas facile. Il vit sous le toit de sa mère, laquelle accueille sa sœur plus âgée mais plus alerte qu’elle et un vague neveu entouré de sa petite famille. Celui-ci avec sa femme et ses deux enfants en bas âge semble faire sien le toit qui leur a été accordé avec faveur. Georges avait un poste de microbiologiste qu’il a perdu lors d’un reclassement à cause de sa mauvaise vue. Il pense qu’en dominant bien le français, il arrivera à décrocher un poste d’attaché culturel ou de traducteur accompagnateur. Il s’illusionne à pure perte.
Avoir un travail ne permet pas de vivre décemment ; alors être sans emploi, c’est survivre ! Georges m’introduit auprès de Jean-Pierre, ingénieur dans la canne à sucre, qui demeure en face de chez lui. Une fois douché, je lui rends visite. Nous éclusons une bière « Mayabé » et je lui laisse un quotidien français relativement récent. Il m’offre des cigares de mauvaise qualité qu’il s’est fait fourgué en connaissance de cause. Je le quitte vers 22h30 et retrouve Georges qui m’attend embarrassé. Je sais que la maison est pleine et ça ne me dérange pas de m’allonger par terre. Lui refuse cette idée et c’est sa mère qui, malgré son bel âge, garde toute sa lucidité et nous viendra en aide. Je répugne à l’idée de m’allonger à ses côtés dans un lit minuscule. Il est si inhibé que je le soupçonne de s’ignorer et d’avoir des tendances homosexuelles. Il est franchement dépendant de sa mère et je doute que cela s’améliore vu son âge avancé.
Au réveil, je branche la radio et capte R.F.I pour m’informer. Cela ne fait de mal à personne de s’informer et on relativise l’information lorsque l’on se trouve loin de sa terre natale depuis plusieurs mois. Thé noir pour tout le monde au petit déjeuner. Je croise en ville un couple avec une 404 berline qui héberge un coopérant français en poste à l’Alliance. Santiago me fait bonne impression et les points touristiques sont nombreux. La maison du premier gouverneur de l’île Diego Vélasquez est une authentique demeure. De jeunes mulâtresses pleines d’énergie parviennent à maîtriser et dompter leurs corps de façon magnifique au musée du carnaval. Celui-ci se déroule annuellement à la mi juillet. Je m’assieds à la terrasse d’un hôtel de grand standing et observe le manège des « jinetejas ». Il suffit de se lever et elles vous collent aux fesses. Les moustiques se déplacent en essaim mais elles opèrent plutôt en solitaire. Le parc Cespedes, en l’honneur d’un avocat qui proclama la république et fut reconnu président en 1868, me retient jusque vers 20h00. J’évite le musée de la lutte clandestine qui parodie celui de la Moncada où eut lieu l’attaque du mouvement révolutionnaire du 26 juillet 1953. Ce fut un échec et Castro fut exilé au Mexique après le fameux : « L’histoire m’acquittera ! ». Dans une galerie d’art, un groupe de danseuses se démènent comme de belles diablesses et affolent les spectateurs. C’est sur cette touche de cubanisme exacerbé que je finis la découverte de la capitale culturelle de l’Oriente, la province du sud.
33.Le monde agricole: Julio A. Mella est le nom du village de canne à sucre d’où je suis parti dans l’après-midi. Je prends la piste vers 14h00 après que Jean-Pierre m’ait déposé. Ca grimpe sec et c’est caillouteux. Qué calor ! (Quelle chaleur !). J’arrive très vite à un niveau de fraîcheur acceptable et les pins foisonnent à cet altitude. Je dois m’attendre à tout car c’est une petite partie de l’île qui ressemble au Jura que je traverse. Il y fait même froid ! Vraiment étonnant sur la plus grande île de la mer des Caraïbes. J’accroche un petit bout de chemin avec une Jeep soviétique jusqu’au lieu-dit Pinalito. Je suis dépourvu de tous sens d’orientation. J’entends un moteur et un tracteur me confirme la direction de la piste que je dois suivre. Je mets près de deux heures pour parcourir une dizaine de kilomètres sous un ciel assombri qui vire au noir. Un décor irréel qui engendre l’angoisse et un ciel si menaçant que ceux des films d’anticipation font pâle figure à côté. Au loin, l’orage a éclaté. Je laisse de côté deux stabulations libre avant de pénétrer dans la prochaine à ma droite. Thomas, vétérinaire chef, a du mal à démarrer son side-car russe d’une époque révolue. Il est d’accord pour m’emmener mais il doit d’abord vérifier une information dans une stabulation que j’ai laissée sur ma gauche. En l’attendant, je discute avec deux femmes dont l’une me propose de boire et manger un morceau. J’apprécie le geste que je ne refuse pas. Elle m’apporte une assiette de riz avec du foie et du manioc. Tout à fait ce qu’il me faut pour reconstituer mes ressources en énergie. J’ai parcouru 28 km dont 18 à pied en 3h. Je leur laisse en échange 3 colliers, du savon et une dose de shampooing. Comme convenu, Thomas m’embarque jusqu’au carrefour qui mène à l’hôtel où je n’ai nullement l’intention de me présenter. Je sens que Thomas se montre suspicieux vis-à-vis de ma démarche. Je l’interroge à propos des races de vaches qu’il soigne et leur capacité laitière. Cela me paraît tout naturel car mes parents ont une exploitation en Normandie. La balade derrière lui est très agréable et cela change réellement des moyens de locomotion habituel. J’ai revêtu un gilet de laine pour femme que je traîne encore dans mon paquetage et un bonnet bleu que je lui laisse au bout de la course. « Quand la bise fut venue, le randonneur fort dépourvu... » Je suis prêt à enfiler ce que j’ai dans le sac car je n’imaginais pas devoir affronter le froid tropical.
34.Suspecté d'espionnage:Thomas est grand, élancé, fin, famélique et les traits marqués pour ses 46 ans. Au hameau où nous arrivons, il me questionne pendant une heure. Je sais pertinemment qu’il me teste. Mes réponses à ses questions ne lui suffisent pas et appellent d’autres réflexions. Il procède par déduction et se montre très méthodique. Il prend au moins le temps de discuter avec moi mais plus il agit en détective, plus ses soupçons se confirment. Il se pose des questions à mon sujet. Qu’est-ce que ce type fait ici ?
Si j’étais Américain, je n’aurais aucun droit d’exister à cause de son américanophobie latente. Il me raconte une histoire abracadabrante. L’année dernière, il a surpris un agent de la C.I.A dans une chambre du motel dans lequel il voulait m’envoyer. Avec son pardessus coupe-vent qui lui descend jusqu’aux genoux, Thomas, assis sur son side-car me fait penser à un S.S. Son imperméable kaki a sérieusement besoin d’être rapiécé. Nous sommes au beau milieu d’une petite communauté et un film noir et blanc est projeté en plein air sur grand écran. Il relate les faits de guerre durant la campagne de l’armée cubaine en Angola. On se croirait à un cinéma populaire sous l’arbre à palabres en Afrique...
L’inertie de Thomas m’embarrasse. Les questionnements vont durer combien de temps avant qu’il ne se décide à agir et intervenir. A faire quoi ? Me conduire chez une connaissance ou m’ouvrir son laboratoire où il fait ses essais de plantes médicinales afin de substituer les médicaments qui lui font défaut. Dans le cas ou il opte pour la seconde solution, je lui promets de ne toucher à rien. Je sens ses réticences et elles le font hésiter. Il saute le pas et m’installe dans son champ d’expérimentation. Je pense qu’il est vraiment cinglé s’il doute de moi car il me donne tout à portée de main. Il me teste peut-être encore. Alors, Camarade Benito, sois sur tes gardes !
Je sais qu’il va revenir. Mon intuition ne me trahit pas. Mon sixième sens est en éveil et j’entends du bruit. L’intrigue est suffisante pour mettre en page l’histoire et la réalité flirte avec le roman d’anticipation. Je range vite mon journal de voyage et le substitue par un livre de poche. S’il découvre que je prends des notes, je suis fiché et foutu. Comme je l’ai pressenti, il veut voir le titre du livre.
Il m’enjoint de le suivre jusqu’au campus où sont localisés les bureaux de l’administration. Le cadre est soigné et magnifique. Une plantation de palmiers assure un couvert végétal à l’image de la canopée dans la forêt tropicale. Au niveau du sol, les caféiers affectionnent les terres froides. Thomas a eu le temps d’interroger le chef de la production laitière et ils ont convenu qu’il était préférable que je dorme à leurs côtés. Le nouveau plus amène et affable se soucie de savoir si j’ai dîné. Je lui réponds que je peux engloutir un morceau supplémentaire tandis qu’il s’escrime à allumer le réchaud. Il leur reste en tout et pour tout deux allumettes. Heureusement j’ai un briquet.
La betterave rouge se cultive à l’hectare dans les parcelles de l’état et sont exportées vers les zones côtières. Le légume est de qualité et se mélange en salade au riz et aux pommes de terre. Je grignote des graines de potiron séchées, excellent vermifuge et me verse un demi verre de sucre de canne énergétique et dépuratif.
La tension est moindre et je respire un peu. Le chef de la production écrit à ses supérieurs une lettre de dénonciation. Des citoyens sans scrupules volent, abattent, découpent et revendent la viande de bovins appartenant à l’état. L’état ne les nourrit pas ; alors ils se nourrissent eux-mêmes. Travailler pour l’état et le servir alors qu’il les asservit.
Dans quelles conditions vivent ces chefs d’entreprise ? Combien reçoivent-ils pour leur salaire mensuel ? Devoir rendre des comptes, être complice et coupable de délation. Pourquoi sont-ils venus au monde ? Ces patrons d’exploitation payés 40 000 fr. mensuel en Europe survivent à peine à Cuba et sont les rouages du système. J’ai lu des rapports mirifiques sur la lactation à Cuba et des chiffres mirobolants accolés à des taux de production laitière inaccessible en Europe. Qu’en est-il en réalité de l’agriculture étatisée ?
A vrai dire, ils leur manque le minimum : des allumettes. Ils leur a fallu prêt de 20 minutes pour faire prendre le réchaud qui menace d’exploser à chaque étincelle. Quelle misère ! Il ne tient qu’à moi de prendre une douche froide mais vu la température de la pièce, ma motivation s’en trouve diminuée. J’attrape une couverture dans un placard. Quant au drap, autant chercher une aiguille dans une botte de foin. J’utilise mon drap couchette et la nuit s’avère confortable. Extinction des feux à 23h30.
35.«Déporté» à Holguin: J’apprécie un litre et demi de café filtré dans une chaussette avec un snack que je partage avec le stagiaire vétérinaire.
Le paysage est grandiose et le décor digne de la genèse. La lumière diffuse donne un air de création terrestre. Si je n’atteins pas le paradis, je suis proche de l’éden. Je gagne le jardin expérimental seul puis sa tutrice me rejoint.
Le chef de la production laitière part pour la préfecture et cela me permet de quitter le lieu motorisé et en bonne compagnie. Thomas s’assure que mon départ se fasse sous bonne garde. Il n’accepterait pas l’idée que je veuille continuer à pied.
En route ! Nous descendons du haut plateau sur lequel nous nous trouvions et atteignons Mayari où nous sommes contraints de changer de véhicule. Le nouveau chauffeur extorque de l’argent aux passagers et je l’exècre. Sous couvert du responsable de l’exploitation, je suis tenu de suivre sans avoir à régler le prix du transport dont personne en théorie n’est redevable. J’atteins Holguín où je suis lâché en ville. Je ne me suis pas trompé quand j’ai donné un hôtel dans cette ville de province comme point de départ de mon séjour à Cuba. Elle vaut le coup d’œil et c’est une bonne base pour rayonner dans la région.
36.Aventures à Gibarra(ltar): J’arrive à Gibarra dans la caisse d’un pick-up, un gâteau d’anniversaire entre les jambes. C’est aujourd’hui vendredi, le jour bihebdomadaire où la disco se gare sur la place principale avec un bal populaire jusqu'à l’aube. Je rencontre Alberto au bureau de poste et nous discutons de son proche avenir. Il me confie qu’il vient de se marier à une Allemande et qu’il va bientôt la rejoindre. Sa mère qu’il embrasse affectueusement nous rejoint et tous les deux à l’unisson me disent que si je n’ai pas de toit, je suis le bienvenu. Je demande des indications quant à la localisation de la maison.
Des filles assises à un bar m’interpellent sans que je réponde. Je suis à l’autre bout et j’évite le contact. Leurs tentatives d’approche se soldent inévitablement par des échecs. Elles finissent par prendre conscience que je ne comprends pas l’espagnol. Je reste trop en dehors des sentiers battus, l’air concentré et sérieux, pour me laisser perturber par de petites ingénues. Elles ne demandent qu’à être consommer contre monnaie trébuchante. Au lieu de remonter au 201, avenida independencia vers 19h00, j’y suis à 20h20.
Demetrio, le grand-père à moitié aveugle, m’ouvre la porte et m’accueille. Petit à petit, il m’introduit dans son univers et s’enhardit. Danila et sa fille Ania, mère célibataire magnifique sur les photos, sont déjà sorties. Il me montre la cour extérieure où je peux me baigner à poil. J’entreprends d’abord de me raser et déplace le miroir de la chambre vers la cuisine. Une ficelle sert à le suspendre. Je promets au papy de le raser demain matin. 22h00 : Sur la place principale, la fête bat son plein. Un orchestre donne le rythme. Un camion-citerne est venu « arroser » les danseurs émérites. Il vend de la bière bon marché en conteneur. Les consommateurs viennent tirer la quantité qu’ils veulent au robinet. Les achats se mesure à partir du demi-litre jusqu'à 5l ou plus.
Pas grand(e)s chat(te)s à fouetter ! Je risque de passer outre mon chemin La palmeraie est somptueuse et elle me marquerait plus si je dégrafais un corsage dans la pénombre afin de tâter les cocos qu’elle renferme. Ce n’est qu’après minuit que la musique commence à me plaire. Je me retire sans avoir aperçu la tête de Danila ou Ania. Je retrouve la maison et les claquettes de Danila me réveillent dès 5h30. Je ne peux pas me rendormir et me lève pour uriner dans la petite cour. J’aperçois les taillis bouger et un singe agite le manguier. Je m’approche et reconnais Dailo, le fils d’Ania. « je les ai cueillies pour toi » me lance-t-il avec un grand sourire. Ma nuit est faite et ce n’est plus la peine que je me recouche.
37.Cyclotourisme en bord de mer: Alberto loge dans la maison de sa grand-mère et je lui emprunte une bicyclette pour aller me promener et visiter les environs. Il fait encore frais et je le réveille vers 8h30. Je longe le front de mer et un léger ressac animent les eaux bleues turquoises de la mer des Caraïbes. De petites vagues successives attaquent et grignotent le promontoire sablonneux sur lequel je pédale. Ce plateau ressemble à une éponge avec sa multitude de petits trous dans lesquels s’incrustent les milliers de coquillage. Je dois garder l’attention soutenue sur cette piste de latérite à cause des nids-de-poule. Les pédales ont du jeu et cela me ralentit car je ne roule pas à la vitesse voulue. Je n’utilise pas toute la puissance de mes cuisses de peur de casser le pédalier.
Au point kilométrique 14, un vieux me confirme qu’il me manque 20 mn pour atteindre Caletones. Un petit coin de paradis sur terre avec trois plages et une piscine naturelle où l’eau est si claire et limpide bien que salée. Sur ses bords, des types alcoolisés alors qu’il n’est que 10h15 me contraignent à poursuivre mon chemin. Je choisis la dernière plage et me baigne aux côtés d’un jeune homme et quatre fillettes qui en sortent. La mer m’ouvre les bras et veut m’enlacer. Elle a mis son plus bel habit pour me séduire. Une auréole de sable blanc est visible lorsqu’elle se retire. Je la pénètre et elle reflue donnant l’impression d’une paupière se retirant pour mieux éblouir de la profondeur de sa beauté bleue azur.
Je me rafraîchis rapidement et ressors pour continuer la piste où, désormais aucun véhicule ne passe plus. Je fais une halte à l’ombre d’une cabane au toit de branchage et je suis invité à une assiette de bananes plantain cuites à l’eau avec du poisson extrêmement salé - seul moyen de conservation - et un oignon. Un peu d’huile dilue le tout. Je croise deux adolescentes et un homme. J’atteins une caserne de l’armée désaffectée et un peu plus loin, un poste relais radiophonique occupé par quatre familles.
C’est le moment que choisit l’axe du pédalier pour rompre. Je suis au point de non retour et l’endroit est aride et déserté. Personne ne s’aventure au-delà de cet ancien poste de contrôle bien que la piste continue plus en avant. Mon intention était de poursuivre vers Herradura - Laura - Velasco - Aguas claras et effectuer une boucle de 80 km. Je change d’avis et l’aller retour depuis Gibarra ne dépassera pas 60 km. Avec ce vélo, cela représente toutefois une véritable expédition.
Autant que je profite de l’endroit et je pars à pied sur la plage. Une énorme carapace de tortue gît sur le sable et elle a été dépecée dans la matinée. Je déchire des lambeaux de viande encore accroché que je goûte. De retour à « la maison de la radio » où j’ai déposé mon vélo, une femme me propose des plants de yucca. Ils les cultivent sur place et j’en boulotte deux pleines assiettes avec de la purée de tomates et des piments. Ils se doivent d’économiser l’eau potable car elle vient de Gibarra. Si je reviens, le chef de famille me promet de la langouste au menu. Il a épousé sa cousine et le résultat est consternant : deux enfants inadaptés et le troisième est marié avec lui-même un gamin confus. Une chienne ronge l’axe ventral de la carapace que j’ai rapportée et ses chiots l’épluchent. Je leur explique que c’est une espèce en voie de disparition et qu’elle devrait être préservée. Quand on n’a que ça à se mettre sous la dent, inutile de comprendre que mes considérations d’européen bien nourri passent au second plan. La carapace dessinée de carrés juxtaposés est d’un brillant exceptionnel et mériterait d’être accrochée dans un salon.
Qu’il la garde ! Nous ne devons pas avoir la même notion des choses et nos valeurs sont différentes ; ils survivent et je me fais plaisir.
Je glisse un tube en aluminium entre les deux pédales pour renforcer l’axe et ma technique me permet d’atteindre Caletones.
Le retour ne se fait pas sans douleur et je souffre physiquement car la selle m’irrite l’entrecuisse. Le coup de chaleur n’est pas complètement tombé. Désolé et enchanteur, le paysage l’est à la fois côté pile, le littoral et face, les fonds marins si limpides.
38.En passant par Guantanamo: C’est dimanche et il n’y a pas grand monde sur la route retour à Holguín. Je réussis à accrocher une ambulance et pendant mon transfert à l’hôpital, je reste assis à l’arrière sur le brancard en piteux état. Un patient à l’état aggravé ne peut voyager dans ces conditions lamentables. Un transit rapide par Santiago me permet de rejoindre la route de Guantanamo que j’atteins avec Alberto, chauffeur routier. Je me gave de mangues qu’il transporte. Nous laissons le camion à l’entreprise et il m’invite chez lui. Au passage, il m’invite à une timbale de vin imbuvable. Je dois demander l’autorisation à l’homme, avec laquelle une dame toute habillée de bleu, parle pour lui offrir un collier de la même couleur. Aux papillotes dans les cheveux et boucles d’oreille assorties, s’ajoute le collier ras le cou. Deux consommateurs veulent en acheter et une tierce personne avec un air roublard vient me démarcher en anglais. Sa femme est hospitalisée et ses enfants à la garde de sa belle-sœur. Ce sera un morceau de cochon avec du riz nature pour le dîner. A la flamme d’une bougie pour cause de coupure d’électricité.
Le départ jusqu'à l’usine se fait en side-car. Ca cahote beaucoup vu l’état des pistes mal damées. J’ai l’impression que la place de copilote que j’occupe est en sursis et que je n’arriverais pas au bout de l’itinéraire. En fait, Alberto me laisse à un rond-point d’où je peux mettre le cap plus à l’est. Devant un tel regroupement de personnes, je prends la fuite avec la première opportunité supposée rouler 6 km. Ce seront deux petits kilomètres, juste pour que je puisse décoller du groupe. Je me retrouve isolé en pleine nature et la seule solution est de continuer à pied.
Des fumées s’échappent du brasier et des hommes hirsutes, crasseux, ni rasés, ni peignés sortent la tête de baraquements où ils sont entassés. Ils apparaissent les uns après les autres à la lumière du jour. Ce sont des saisonniers, coupeurs de canne à la tâche. La zafra - récolte de canne à sucre - est annuelle et c’est la production principale de l’île dont le rhum est un produit dérivé. Une fiat miniature s’arrête et m’emporte jusqu'à l’embranchement de l’aéroport où un panneau géant retient mon attention. Il m’avertit que : « s’il ne doit rester qu’un seul révolutionnaire sur l’île, elle restera aux mains du peuple » avec en médaillon, le portrait de l’homme providentiel qui l’incarne depuis 40 ans. Un camion vient de passer mais je le retrouve plus tard à la Glorieta, point de contrôle obligatoire sur la route de Baracoa. Les uniformes m’aident et j’obtiens un passage dans un camion de transport où nous sommes collés les uns aux autres. Les peaux moites se touchent et le contact est désagréable avec certains. Les sueurs se mélangent et les odeurs s’unifient. Avec les barres de fer qui servent à maintenir la bâche et au vu des conditions de voyage, la remorque s’apparente à une bétaillère. Même les animaux ont plus d’espace pour respirer et le droit de se retourner car l’éleveur craint toujours que certains périssent asphyxiés au cours du transport.
Deux frères communiquent avec moi. Leur père, pour éviter les conditions éprouvantes de transport, les a devancés en autobus. Il vient de séjourner un mois et demi dans un hôpital militaire et est atteint de cirrhose. Ils m’invitent à descendre 6 km avant le terminus et visiter leur famille dans le monte. Ils ont quittés depuis une semaine et au cours de notre progression, les gens les saluent et leur témoignent de la sympathie. L’émotion est intense car chacun ne se fait pas d’illusions sur le sort de Juan. Il a été porté jusqu'à son domicile car la pente est abrupte. J’ai déjà tout compris avant de voir le convalescent en question. Inutile d’être un professionnel de la médecine pour diagnostiquer une fin proche. Cet homme cadavérique, malade et efflanqué, puise son dernier souffle de vie. Il se déplace, se fatigue, fume et cherche à illusionner son entourage. Ce sont les derniers sursauts du coq que l’on a abattu et qui n’en finit pas de mourir. La famille est réunie autour de lui. Ses cinq fils et un petit-fils surnommé l’Américano à cause de la couleur blanche de sa peau. Le vieil homme a une épouse beaucoup plus jeune que lui qui doit lui serrer les cordons de la bourse. Le café qui m’est donné de boire est le meilleur jusqu’alors jamais goûté sur l’île. Les habitations très sommaires dénotent une rusticité qui contraste avec la vue splendide sur la vallée. Mon estomac se rassasie d’une assiette d’ignames et de riz sur laquelle je verse des gouttes d’huile de coco. Le plat principal vient ensuite. Un chevreau a été sacrifié pour fêter le retour du père et ils souhaitent que je sois de la partie. C’est impossible de participer si je veux connaître Baracoa et revenir à Santiago demain. Je souhaite traverser l’île d’ouest en est et me rendre dans les plantations de tabac. Je décline l’invitation et m’éclipse avec la tante Elena qui me prend sous son aile protectrice. C’est une grand-mère pleine d’énergie et qui ne tient pas en place. Elle a des petites courses à faire - du café moulu pour sa fille ou de l’huile de coco - au fur et à mesure que nous rejoignons l’asphalte. Elle s’arrête chez les uns et papote avec les autres. Excédé, je finis par la tirer par la manche.
39.Chez la tante Elena: Un km à pied, ça use... les souliers. Nous marchons depuis une demie heure quand un panneau indique Baracoa à 8 km. Je vois mal comment nous allons atteindre la ville avant la nuit. Il n’y a pas eu d’occasions jusqu’alors et je lui conseille d’arraisonner un tricycle. Un tracteur approche et j’agite la main pour lui faire signe de s’arrêter. Nous grimpons dans la remorque où des passagers sont assis sur des fagots. Je dépose mon baluchon chez Elena qui a travaillé pendant 48 ans comme femme de ménage dans l’hôtel à côté duquel elle habite.
Je profite que le soleil ne soit pas complètement occulté pour faire un tour en ville. Je pensais la petite baie plus jolie. Je n’ai rien raté de ne pas être arrivé plus tôt et je trouve que le petit port a moins de charme que celui de Gibarra. Elena a six enfants qui ont tous de bonnes situations - professeur, ingénieur... - car sinon comment s’en sortirait-elle avec ses 80 pesos mensuels de retraite ? Elle rend souvent visite à ses enfants à La Havane et le vol coûte 108 pesos.
22h00 : Je finis une assiette de riz et un corossol avant de partir en goguette. La petite place est noire de « jinetejas ». Dans cette partie de l’Oriente, la population est de souche africaine, renforcée par les migrations successives à partir de Haïti. Ca fourmille de « filles faciles » et ça mate à max pour voir si ça mord, bien qu’il y ait peu de poisson à ferrer. Je ne pensais pas que ce cul-de-sac serait si animé. Un camion vend des frites et des cigarettes américaines de contrebande pendant qu’une radio diffuse des musiques en provenance des États-Unis. Je suis déçu qu’il y ait eu infiltration de la culture nord-américaine jusqu'à ce petit bout de l’île alors que le pouvoir politique cubain symbolise à lui seul la résistance à l’hégémonie américaine.
J’escalade les marches qui conduisent au château et la vue sur la baie est dégagée. Je rejoins Elena qui dort à l’étage avec sa sœur Cécilia. La maison ressemble à un taudis. Un porc d’ailleurs y est hébergé et deux casseroles empilées l’empêchent de sortir de son carré. La nuit, avec son groin, il joue de la musique et tente de repousser les limites de sa liberté. Joli tintamarre quand l’envie lui prend de gambader d’autant plus qu’il est insomniaque. Le robinet fuit alors que la distribution de l’eau sur l’île se fait irrégulièrement. Je dispose une planche à laver sur laquelle j’ai placé un linge pour amortir le bruit des gouttes qui perlent. A ce niveau, la fuite peut être comparée à un filet d’eau. Bien que je sois éreinté, les boules quiès s’avèrent nécessaires.
Elena n’a aucun respect pour mon sommeil et sa voix forte me réveille. J’ai la tête lourde mais je me dois de prendre sur ma personne ma mauvaise humeur. Je n’ai pas à maugréer, ni à faire la gueule. Ce sont des conditions de voyage que je m’impose et les gens accueillants sont chez eux. Elle me prépare un délicieux jus de citron sucré auquel j’ajoute une mangue. J’écris mon journal et quitte vers 8h00.
40.El libro de recuerdos de Manolo: J’avise un camion en stationnement dans lequel des passagers grimpent. Ni vu, ni connu, je fais le saut sur la remorque. Mon intuition me dit qu’il va bouger d’ici peu et je flaire le départ. Je profite de l’aubaine jusqu'à Santa Maria, à moitié route vers Moa. Au pont où il marque une pause pour se rafraîchir, j’effectue un transfert de véhicule. De la remorque, je saute sur un tas de gravier dans une benne, qui s’arrête 500 m plus loin pendant 20 mn. Un collègue rejoint mon camion et je change de nouveau de partenaire. Il avait trois passagères à bord, raison pour laquelle il n’avait pu m’offrir un siège dans la cabine. Armando est seul mais il m’annonce qu’il roule lentement car il est dégonflé. Je n’aurais peut-être pas du changer de cheval. Son collègue a déjà filé. Tout macho qu’il est, il a dans l’idée de faire des avances à sa passagère après avoir déposé les deux autres. Il préfère se la couler douce avec elle plutôt que de s’embarrasser avec un passager supplémentaire. Armando s’arrête finalement après Contingentes pour réparer la roue crevée et il ne repart que demain. Je le croiserai peut-être de l’autre côté de l’île où il a élut domicile. Il a vécu cinq ans en république Tchèque et travaille aujourd’hui dans le transport. En déplacement, à 400 km, il se fait 400 pesos (18 dollars soit 110 fr.) mensuel pour une moyenne de 14 h de travail. A titre indicatif, les ouvriers avec lesquels je viens de voyager gagnent 6, 80 pesos (30 cents soit 2 fr.) par jour pour un plombier. Un « canero » touche 7,82 pesos par jour et travaille le samedi sans être payé. Une misère qu’ils ne cachent pas. Les godasses de ceux avec qui je voyage font pitié à voir. L’état ne nourrit pas son homme. Il leur faut travailler au noir chez les particuliers pour s’en sortir. Autant de bonnes raisons qui se perdent de faire la grève et fomenter une nouvelle révolution.
Je rejoint le point d’embarquement où, pour la première fois, ce sont deux femmes vêtue en jaune qui opèrent. Elles ne me seront d’aucun secours. Je grimpe dans un camion après avoir obtenu l’autorisation du chauffeur. Je pense avoir affaire à un véhicule d’entreprise nationale qui se trouve dans l’obligation d’emmener les passagers mais je déchante vite. A la première halte où descendent des passagers, le conducteur se présente à l’arrière pour recueillir les fruits de sa collecte. Je me rends compte de ma méprise. En échange, je lui donne à choisir trois colliers. C’est un particulier qui paye une patente à l’état - 500 pesos par mois - et tout le bénéfice est pour lui, dépenses déduites.
J’atteins Sagua de Tanamo vers 14h00 sous une chaleur implacable. Mieux vaut se protéger la tête. Un écolier à bicyclette vient à passer par le carrefour où je suis positionné et je sais que le point d’embarquement se trouve plus loin à 3 km. Je le stoppe et lui explique l’idée qui m’est venue. Il n’est pas farouche et comprend vite où je veux en venir. Voilà que je pédale avec l’écolier assis sur le porte-bagages. Le soleil est tellement cuisant qu’il fallait mieux éviter la marche. Manolo travaille comme agent de l’état sur le « punto amarillo » et n’en revient pas. Il rapporte tous les jours deux ou trois anecdotes de sa journée de travail et les reporte dans son journal de bord. Il a envie d’en faire un livre et de le publier. On se ressemble un peu. Il oublie sa condition avec la liberté qu’il acquiert dans sa passion pour l’écriture. Avec mon arrivée, je suis en train d’écrire le dernier chapitre. Il n’a jamais vu un étranger sur le point d’embarquement et je l’estomaque. Il est tout pantois quand je lui dis que je parle plus de cinq langues. Il pense que je cherche à l’abuser et me compare au pape. Il le qualifie de génie et il ne parle pourtant que sept langues.
41.A travers la selva: Ce sont deux bonnes heures qui me retiennent avec Manolo avant qu’une opportunité se présente avec un camion du personnel. L’équipe de jeunes pour la plupart formés par l’usine de Moa se rend à Santiago pour un stage d’électricité. La piste est défoncée et l’une des plus accidentée de l’île. Le déplacement s’effectue dans une remorque qui a été découpée dans un conteneur collée sur un châssis. Les fenêtres sont minuscules et permettent à peine la vue vers l’extérieur. Bien que le parcours soit chaotique, le paysage est grandiose et impressionnant à cause des précipices que nous longeons. Les conditions de voyage sont épuisantes et les têtes tombent comme des mouches, alourdies par la fatigue. Torse nu, la chemise sur l’épaule sert de mouchoir pour se boucher le nez et éviter l’asphyxie à cause de la poussière qui pénètre la tôle. Pour d’autres, pliée sur l’épaule, elle est un repose-tête et permet un somme mouvementé. Les mains cherchent les barres fixes pour se retenir et s’accrochent aux poignées de cuir. Elles sont nécessaires car la tôle est brûlante et un contact prolongé entraîne des lésions cutanées superficielles. Sans elles, les corps endoloris s’entrechoqueraient et s’entasseraient sur les sacs qui jonchent le sol.
Je débarque en fin d’après-midi chez Georges et sa mère m’envoie chez Janet où a lieu une petite fête en l’honneur d’un départ. Du beau monde en perspective avec Miguel, très démerde, Lioubes, professeur d’anglais insatisfaite professionnellement de son travail, Djamila, grande noire longiligne, architecte de métier et Jean l’ukrainien. Cette petite élite se retrouve à l’Alliance Française pour apprendre et perfectionner la langue de Molière. Après un apéritif anisé et des cacahuètes, nous entamons la salade niçoise et les toasts arrosé de rhum et de vin doux. Je ne profite pas complètement des réjouissances car j’ai mal à la tête et me sens sale et poussiéreux. Je n’ai pas eu l’occasion de me débarrasser de toute la sueur et crasse accumulées au cours du voyage. Mes prises successives d’alcool n’arrangent rien et vers 22h00, je tire la sonnette d’alarme. Georges, en cinéphile averti, fait un exposé mais je n’en peux plus et nous nous retirons. Repos mérité à 22h35. La porte claque et Georges ressort furieux par la remarque de son neveu. Il l’a menacé de le dénoncer à l’immigration parce qu’il m’héberge. Ce à quoi, Georges lui a répondu qu’il n’a qu’à s’acheter une maison.
42.Chez José et Mercédès: J’ai l’impression d’avoir dormi suffisamment bien que réveillé à 6h30. J’ai énormément transpiré au niveau du torse et mouillé les draps bien que la fenêtre grillagée soit entrouverte. Je paresse au lit bien que le temps joue en ma défaveur. Je m’imagine dans l’ancienne demeure coloniale du quartier chic à l’époque où la classe supérieure de la société cubaine se pavanait. Georges a essayé de me réveiller pour me prévenir de l’attitude de son neveu mais j’étais tellement crevé qu’il n’a pas pu. Au cas ou il avertirait les autorités, je sais que je ne dois pas traîner dans la maison. Je dépose mon sac à l’ouverture du musée et file réserver mon vol retour à la « Cubana de aviación ». Avec les coupures d’électricité, les ordinateurs ne fonctionnent pas et je dois repasser plus tard. Dans la maison musée de Diego Velázquez, une réceptionniste me demande discrètement un remède contre l’herpès génital. Elle me conduit à la médecine du travail et je donne les antalgiques et antihistaminiques que j’avais gardé en cas d’urgence. Je ne peux malheureusement pas satisfaire la personne de l’accueil qui ne dispose d’aucun recours pour se soigner. Mon vol retour est confirmé pour le 16 avril.
Dès lors, je peux envisager sortir de la ville et longer la côte escarpée au pied de la Sierra Maestre. A Baracoa, j’étais dans le talon de la botte et je fais maintenant le tour de la pointe avant de remonter vers l’ouest. De nombreux rochers la découpent et lui confèrent à la fois un aspect sauvage et enchanteur. Je sors de la ville en bus et saute dans une Jeep soviétique prise d’assaut par huit passagers. Ce qui donne avec le chauffeur et le copilote, dix au total. C’est de la pure folie mais les véhicules sont si rares. Deux femmes ont sauté dans le coffre, nous sommes cinq sur la banquette arrière et trois à l’avant. Cinq femmes et trois hommes ; on est collés les uns aux autres et certaines sont assises sur les genoux d’un autre. Nos têtes se touchent et la voiture est comble. Quand j’en descends, je ne suis guère plus avancé de huit kilomètres mais le ciel est dégagé.
Elles se rendaient à leur service dans un complexe touristique près duquel je rencontre José, hispanique et témoin de Jéhovah remarié avec une jeune fille noire au nom de Mercedes. Nous attendons un bon bout de temps une occasion et faisons connaissance. C’est un camion surchargé de troncs d’arbre qui nous emporte jusqu’à la plage du français ainsi appelé. Je n’ai pas réponse à la raison pour laquelle elle a été ainsi nommée. Une jeune femme de 36 ans se joint à nous et nous embarquons dans une remorque vide dont le conducteur vient de visiter son frère emprisonné à Ciego de Avila. Un reste d’oranges et de bananes avancées se balade sur le plancher et je suis invité à me servir. Une chance que je les aime bien noires, les Cubaines. Si sucrées, quel régal !
Diana, cinq grossesses avortées ou suivies de mort prématurée, rend visite à sa mère à Chivirico, la localité où habite José. La vieille dame est atteinte d’une paralysie faciale suite à une brusque hausse de la tension artérielle. Arrivé au village à la tombée de la nuit, José m’invite à le suivre chez lui. Il me met en garde contre la vétusté de sa cabane en bois mais je le rassure. Je connais l’île et n’en tiendrai pas compte. Ce qui compte avant tout, c’est l’intention qui vient du cœur.
Mercedes est à cheval sur les principes et ne goûte pas ma tisane de bienvenue car elle n’en connaît pas l’origine. La religion qu’elle professe la conduit à se méfier des autres. Jusqu’aux colliers qui la feront tiquer car elle en ignore la provenance et l’usage. Un collier d’une couleur donnée dans la religion locale sert à parer et vénérer telle divinité. Ce qui la pousse à les refuser mais elle accepte avec joie une jupe en laine, un débardeur et un sous-vêtement. A voir combien ses yeux brillent, je la sens heureuse. Ces habits valent une petite fortune à Cuba en comparaison du salaire de base. Le monde est insensé car si je leur avoue que c’est de la récupération, ils ne me croiront pas.
Mercedes me propose une assiette de crudités - tomates et concombres - que je ne refuse pas. La seconde de riz, haricots et yuccas me rassasie totalement. Je suis repu avant d’avoir fini ma ration et elle pense que je n’aime pas sa cuisine. Je suis en fait fatigué et cela d’autant plus qu’il y a un parterre d’admirateurs dans la pièce surchauffée. Le toit de tôle est en train libérer la chaleur emmagasinée pendant la journée. La nuit sur un lit de camping va être difficile en compagnie d’un jinetejo et d’une nuée de moustiques. Celui qui « couche pour de l’argent » fait partie de la famille mais on me demande de me méfier de lui. Il est perçu comme la brebis galeuse et le principal point de discorde de la famille. La cellule familiale rejette le membre désavoué comme le corps vomit l’objet ingéré par mégarde. Je pique une tête sur le matelas où je m’endors instantanément malgré l’inconfort. Jusqu’à 4h00 du matin, heure à laquelle je suis réveillé, conséquences des effets de la pleine lune. Mes retards de sommeil s’ajoutent aux bonnes habitudes alimentaires abandonnées car je suis dans la quatrième semaine de séjour.
43.Le tour de la Sierra Maestre: je prépare un thé avec deux barres de céréales. Je fais griller le pain que je tartine de nougatine et que je propose à la ronde. Absolument délicieux et exquis ! Je transpire sous le toit de tôle à donner un dernier tour de main à ma mise en page et assure la rédaction de mon journal avant de décoller. Je pouvais aussi m’installer dehors sur un banc de pierre. J’emprunte une bicyclette et fais le tour du village avant de revenir déjeuner. J’offre une paire de baskets et trois timbales peintes à José pour ses trois enfants nés d’un précédent mariage. Il est réparateur de cycles à domicile et il lui faudrait presque trois mois d’économies pour pouvoir acquérir les chaussures. Je répartis entre le nord - U.S.A et Canada d’où j’ai emporté mes richesses - et le sud - Cuba - contribuant ainsi à une juste répartition des ressources. J’en ai bavé pour transporter mes sacs mais ça fait plaisir d’offrir un peu de la sueur de mes bras. Le sel de la vie… qui rend la vie un peu moins fade. Celui du pain et du levain qui donne le souffle et l’énergie. Amen !
Je saisis un semi-remorque jusqu’à Ocujal (19 km) suivi par une cuve de mélasse à laquelle j’ai bien failli rester coller. J’ai pu obtenir un siège à l’avant. Le chauffeur rudement costaud m’impressionne avec la taille de ses panards qui sont de vrais battoirs. J’hésite à me départir de mes chaussures mais c’est encore trop tôt pour garder uniquement mes tongs. La mélasse est destinée aux animaux et le camion-citerne tourne dans un champ sur la droite. Je suis largué en pleine ligne droite entre le pic Turquino - le plus haut sommet de l’île avec une altitude de 1700 m - et l’océan. L’endroit est isolé et la mer en contrebas d’une beauté incomparable m’ouvre ses bras. Je laisse filer mon maillot qui court le long de mes jambes car l’élastique ne le retient plus. Je ne fais plus qu’un dans les eaux d’une limpidité éclatante. Le sel marin me lustre le corps et ces rochers ressemblent aux écueils de la vie qu’il faut mieux éviter. Ballotté de l’un à l’autre, la puissance du ressac et la poussée des vagues m’étreint. Mon corps rebondit et encaisse les soubresauts comme on se plie aux aléas de la vie. Aussi nu qu’un ver de terre, je remballe la camelote. J’enfile mon maillot et rattrape le ruban noir qui surplombe la mer des Caraïbes. « Limoncito » est le ravissant lieu-dit où je viens de me baigner en toute quiétude. Un temps mort qui m’a permis de purifier mon corps au contact de l’eau et recharger les accus grâce à l’énergie solaire.
Pendant que j’offre un collier à chacune de deux fillettes qui s’approchent, une vieille guimbarde vient à passer sans s’arrêter, trop occupé que je suis. Je suis chanceux car un camion stoppe gracieusement pour moi. Je saute dans la benne sans savoir où il va et dépasse ainsi Las Cuevas, point de départ de l’ascension au pic Cuba. C’est dans ce maquis qu’on trouve la « commandancia » endroit duquel Fidel Castro dirigeait les opérations clandestines pendant la guérilla.
Mon chauffeur pousse ce soir jusqu’à Bayamo mais fait une pause chez l’une de ses femmes au bord de la rivière. L’endroit est idyllique ; une petite cabane au milieu d’une plantation forestière et quelques volailles pour assurer un revenu minimum.
Nous quittons vers 20h30 et roulons au clair de lune. Je perçois plus le paysage que je ne le vois. Mon attention baisse et mes yeux se ferment.Vers 1h00 du matin, le chauffeur frappe chez sa mère et me garde pour la nuit.
44.L’érotisme au volant: De Bayamo, j’attrape un camion sur la rocade avec deux passeuses de café qui se rendent à Guaimaro. Un chauffeur avec sa copilote rigolote à la petite culotte un tantinet exhibitionniste me permet d’accéder à la sortie de la ville. Une vraie vamp ! A-t-elle ôté sa culotte pour qu’elle ose ainsi replié les jambes si effrontément ? Elle est vulgairement assise mais elle séduit. Elle est pourtant toute entière serrée contre lui et s’agrippe à son bras. Elle joue le rôle de l’amoureuse. Je soutiens la puissance de son regard qui m’hypnotise. Elle cherche à l’apprivoiser pour mieux le manger. J’ai beau deviner ses formes naissantes sous un corsage à rayures bleues et blanches, elles ne sont pas accessibles à l’œil. Par contre, elle me régale d’un fin duvet noir qui lui recouvre les jambes. Afin de mieux m’en assurer, elle les déploie. Sa jupe retroussée laisse voir les limites de l’épilation et je me retiens d’allonger le bras pour glisser les doigts dans la toison pubienne. Elle est soit provocatrice soit inconsciente de m’allumer et de mettre le feu en moi. Cela ne lui enlève en rien le degré de classe auquel elle appartient bien qu’elle use et abuse de son pouvoir de séduction. Sa magie féminine opère au plus profond de moi. Loin de castrer l’organe érectile dont je dispose, elle réveille mon ardeur. Le désir transperce la plénitude de mon être et l’envie de la pénétrer ne fait pas partie du summum du plaisir. Le désir est un prélude plus puissant à l’orgasme que la possession de l’autre. Quand on possède, on ne désire plus et on se crée d’autres désirs. C’est parce que la vie est pleine de désirs qu’elle vaut la peine d’être vécue mais ces désirs engendrent aussi une souffrance morale difficile à ignorer car inassouvis, ils se transforment en insatisfaction.
J’ai du mal à me retirer et m’extirper de la cabine. Quand je reviens sur terre, deux inspecteurs de la D.T.I (direction territoriale de l’immigration) me demande mes papiers d’identité. J’ouvre ma pochette sous leurs yeux et manque d’habileté pour cacher les carnets de rationnement qu’ils n’aperçoivent pas. Je continue et parviens en soirée à Camagüey, où je retrouve avec joie Ernesto et Manuela ainsi que Rita, la voisine. Je me devais de repasser pour connaître les suites données à la plainte donnée.
45.La dernière ligne droite: C’est une étape au cours de laquelle je me débarrasse du superflu. Je lave toutes mes affaires sales que je laisse tremper pendant la nuit. Je distribue autour de moi mes effets et commence par le haut. Au fiston, un caleçon et le débardeur noir à bretelles et aux motifs fluos. A Ernestico, mes chaussures et deux paires de chaussettes neuves. A Rita, un corsage bleu et je laisse des antalgiques à Manuela. J’emprunte la bicyclette de Rita pour aller à la place Ignacio Agramonte et j’assiste à un concert de musique classique.
Sur le retour, je visite Elena et ses deux filles auxquelles je laisse des vêtements. J’avale une assiette de soupe et leur explique le vol dont j’ai été victime et la suite de mon périple. La plainte n’a pas eu de suite mais des fuites ont filtrées. Mes affaires ont été revendues ou échangées contre de l’alcool par les deux frères, buveurs invétérés devant l’éternel.
Chez Ernesto, une nièce en transit fait la loi et obtient de regarder deux films successivement. Je commence la nuit sur un matelas que je finis par sortir à cause de la télévision trop bruyante. J’apprécie peu la plaisanterie et m’endors dehors. Je réintègre la pièce à l’aube. C’est un mauvais souvenir ! Nous sommes aujourd’hui dimanche et c’est le jour de repos. Il me faut pourtant bouger car je n’ai nullement envie de demeurer à Camaguey. « Hay que luchar ! » Il faut lutter comme ils disent tous à tour de bras. C’est la dernière ligne droite qui me conduit au bout de l’île et la lutte finale…
J’enfile le bus n° 24 puis le 3 pour atteindre le point d’embarquement où attendent des passagers. J’ai devant moi un attroupement de personnes non organisées car les hommes en jaune sont au repos. Une jolie vendeuse de turron se soucie de me trouver un véhicule. J’attends qu’elle finisse de les vendre afin qu’elle puisse me montrer où se trouve le contrôle policier à côté duquel elle habite. Je pense qu’ils me seront d’aucune utilité mais je révise mon jugement trop hâtif. Ils interviennent auprès d’un chauffeur pour qu’il m’autorise à embarquer sur la remorque où sont attachés des rondelles géantes de béton. Je me cramponne et c’est une affaire qui roule jusqu’à Ciego de Avila, à peine une centaine de kilomètres.
Ciego (aveugle en français) porte bien son nom car je ne vois pas âme qui vive. L’endroit est complètement déserté car les gens sont resté chez eux. La solitude du dimanche tue toute énergie. La sortie de la ville est une ligne droite avec au bout la capitale. Pas un chat qui ne croise la route. Je dépasse une pimbêche qui fait le pied de grue et lève le pouce. Tout va se jouer entre elle et moi. J’ai un autre style depuis que j’ai abandonné mes habits d’européen. Comme il y a des Cubains qui peuvent se méprendre sur mon physique, je ne suis pas certain de pouvoir sortir du lot et me faire remarquer. J’ai les sandales du Palestinien et on peut me traiter de va-nu-pieds de l’Oriente, la région de Santiago. De l’autre côté de la route, trois hommes se posent d’ailleurs la question de savoir d’où je viens ainsi attifé. L’un d’eux, énorme montagne de muscles, s’avance au devant de moi. Ses deux compères le suivent et m’entourent. La discussion s’engage et cela suffit pour produire le déclic. Les camions passaient sans me prêter attention mais ils travaillent dans le transport et connaissent tous ceux qui font la ligne Santiago- La Havane. Un geste de la main et ils arrêtent de vieilles connaissances qui ne se montrent pas réticentes pour m’embarquer jusqu’à la capitale distante de 560 km.
C’est un vieux camion américain type Macke qui m’a pris. Un véritable monstre avec une gueule de bouledogue qui orne le capot et une double-remorque démesurée. On dirait une locomotive avec deux wagons accrochés : un train routier comme il en existe en Australie. Sauf que la vitesse n’est pas la même et qu’elle est fonction des moyens économiques du pays.
Le trajet est infernal. Un caisson métallique me sert de compartiment à l’avant de la remorque et je vais y passer la nuit. Les deux battants ne ferment pas correctement et l’un cogne contre l’autre. Le bruit assourdissant du moteur ajouté à celui de la ferraille qui s’entrechoque transforment le voyage en cauchemar. Je m’arrache presque un poignet à essayer de retenir l’un des battants. J’ai enfilé un pantalon et mis du papier mouillé dans les oreilles pour amoindrir le vacarme. Un drap me recouvre le corps car le vent s’engouffre par les interstices de la tôle mal soudée.
En cours de route, nous chargeons entre les roues du tracto-pelle 60 quintaux soit 3 tonnes de cucurbitacées dont des citrouilles. Le transport des légumes sur une distance de 300 km va leur rapporter 250 pesos alors qu’ils n’en gagnent qu’à peine 200 par mois. Quelle marge ! On mesure la misère d’un système économique malade. Ils sont deux chauffeurs à se relayer pour le compte d’une compagnie nationale qui travaille dans l’équipement. Je m’assoupis malgré le tintamarre et n’assiste pas au débarquement des citrouilles. J’émerge finalement vers 9h00 du matin devant une usine de la banlieue de La Havane. Les deux chauffeurs me laissent monter dans la cabine pour replonger en position allongée dans la couchette chaude qu’ils viennent de quitter.
46.A l'ouest, tien de différent: Le responsable des cuisines de l’usine m’autorise à faire mon porridge de flocons d’avoine mélangé avec une sauce cacahuète. Il m’explique que son fils vit à Paris depuis quinze ans. Sa femme l’a visité à trois reprises mais il n’y est jamais allé lui-même. Ma tambouille me remet en selle car je considère qu’un sac à patates vide ne peut pas tenir debout. J’ai sauté le dîner hier soir et les prochains temps risquent d’être difficile car mes provisions s’épuisent. Ce brunch constitue l’ultime petit-déjeuner amélioré puisque j’y ai laissé mes derniers flocons d’avoine. Je suis à la croisée des chemins et j’hésite entre La Havane et les plages de l’est. Je garde la capitale pour le dernier jour et prends la route des plages. Des jeunes Cubaines en tenue légère, une serviette à la main, descendent d’un microbus provenant de La Havane. Difficile de ne pas succomber à leurs charmes. Il me suffit de les suivre car je sais qu’elles vont sur la plage. Parmi elles, les professionnelles qui vivent de leurs charmes, séduisent et alpaguent rapidement le client. En fait, elles sont gentilles et ne s’imposent pas. Je me mets à leur place. Si un touriste dépense pour sa consommation personnelle - hébergement et alimentation - un minimum de 50 dollars, cela représente dix fois le salaire de base d’un ouvrier cubain. Si la jineteja obtient un gars sympa pour elle seule, elle décroche la timbale et fait vivre toute sa famille. Vu le coût de la vie sur l’île, le touriste qui paye tout en monnaie forte ne voit pas la misère des gens et l’attrait des filles pour l’argent. Chacun doit y trouver son compte et se défend bien d’ouvrir les yeux à l’autre. Je ne fais pas partie de cette catégorie de personnes et je me fonds si bien dans la population que je n’utilise que la monnaie en cours dans le pays.
Elles sont déjà deux à me tenir compagnie. Deux autres les rejoignent et je distribue des colliers dont elles raffolent. L’une d’elle me laisse son adresse à La Havane. Je quitte le repaire de jolies filles avant qu’elles ne deviennent trop collantes et embarque dans la benne d’un camion avec Parsons. Il contrôle la sécurité sur les chantiers et doit voir un pote à côté de la petite plage magnifique de Guaino. Absolument superbe ! Un site enchanteur ignoré par les « requins » et une ambiance beaucoup plus familiale. Mon chauffeur repart à La Havane et c’est le moment ou jamais d’avoir un aperçu de la ville. Comme il la traverse, nous convenons qu’il me laissera à l’autre extrémité sur la route qui conduit vers l’ouest de l’île. Il prend un raccourci et se retrouve devant l’entrée d’un hôtel dont l’agent de surveillance le refoule sans ménagement. Celui-ci est construit au beau milieu d’un canal circulaire et l’accès se fait uniquement par un pont qui permet de mieux assurer la sécurité et filtrer les intrus.
Je ne peux plus reculer. Le compte à rebours est commencé. Nous passons en revue les plages de l’est et les longeons jusqu’au tunnel qui relie les deux rives. Nous débouchons au milieu du vieux La Havane qui m’apparaît dévasté et abandonné. J’ai l’impression que le pays vient de sortir d’une longue guerre et les similitudes avec Beyrouth ne sont pas anodines. Les murs ébranlés aux couleurs lessivées sont peut-être les conséquences du passage d’un ouragan. La ville est à genoux comme une vieille dame décharnée qui lutterait malgré le poids des ans pour rester debout. Le coup d’œil est rapide mais terriblement révélateur d’une situation économique désastreuse et d’un pays sous perfusion. Parsons m’invite dans l’appartement qu’il habite avec sa mère. Le frigidaire est lamentablement vide et il l’ouvre comme pour me prouver qu’il n’y a rien dedans. Après avoir consulté sa mère, il m’offre un peu de riz mélangé à des haricots noirs et une tomate. Il ne me cache pas son point de vue : « Tout est de la merde ! » sauf l’éducation et la santé gratuites.
Si les carences en produits alimentaires existent en province, la pénurie dans la capitale ne permet pas la survie. Vu la population à La Havane, les produits arrivent de la province en trop petite quantité et les prix sont excessifs à cause du coût du transport.
Je fais confiance à la famille et laisse des effets. Je lui confirme que je veux filer vers l’ouest mais je reviens mercredi avant de prendre l’avion jeudi 16. Il est 16h00 lorsque Parsons me dépose au début de l’autoroute. Une nouvelle mise à l’épreuve car je pouvais sagement découvrir La Havane pendant trois jours. Il y a du monde et je dois sortir du lot pour sauter dans une benne qui ne fait que ralentir. Un allumé a réussi à s’accrocher aux ridelles et parvient à faire surface à mes côtés lorsque le conducteur stoppe pour emmener trois femmes. Ses chaussures dépareillées lui donnent un aspect misérable. Il m’affirme avoir un emploi dans une station-service mais j’en doute. Il me convainc qu’il faut lutter pour se nourrir et vivre. Du matin jusqu’au soir. La vie est une lutte continue.
Avec les arrêts successifs, la benne a été littéralement prise d’assaut. Au moment de l’embarquement, j’ai vu les jambes d’une femme me passer par dessus la tête. Une autre a été refoulée. Entre les bicyclettes et les enfants écrasés, l’espace pour se mouvoir est très réduit. Je discute avec un père de famille qui a poursuivi ses études à Odessa (Ukraine) avant l’éclatement de l’empire soviétique. Il me raconte : « en 1950, il y avait 5 millions de têtes de bétail pour 4 millions d’habitants. En 1997, les rapports se sont inversés et il y a seulement deux millions de bêtes pour un total de 11 millions de Cubains ». Il explique la chute de la production laitière et de viande bovine par le manque de qualification des vachers fonctionnaires de l’état. Les systèmes de traite sont déficients à cause des pièces de rechange qui ne peuvent être importées. Les tétines des trayeuses viennent à manquer et le mauvais entretien du matériel de traite provoque des mammites. Le camion débarque les derniers passagers à Consolacion du sud éloignée de 127 km de la capitale.
47.Pas de quoi se consoler: Sur la place principale, un jeune homme dans un français châtié m’aborde plein d’assurance. Il paraît assez imbu de lui-même et s’en remet à chaque fin de phrase à Dieu. A la manière des musulmans dont il fait sien le « inch Allah », serment d’allégeance. Il a le verbe fort et sans doute l’habitude de « marcher » avec les touristes. Il veut que je m’exprime en français. C’est une petite guerre larvée qui se joue entre nous. Qui va dominer l’autre ? Il se propose de me montrer où habite le curé mais je m’estime capable d’aller le trouver tout seul si j’ai besoin de son aide. Il m’y conduit et je le suis pour voir où l’histoire va me mener.
Devant le prêtre italien, il recommence à s’exprimer en français et je lui cloue le bec. Aucun des trois interlocuteurs n’est sur la même longueur d’onde. Le père me dévisage de la tête aux pieds sans donner grande chance à l’enfant prodigue. Il ressemble à un vieux crapaud qui n’a pas fini de s’interroger et qui lance épisodiquement des « quoi ? ». A eux deux, ils m’assurent que je ne trouverai pas un toit pour me loger dans le village. Ils ont raison. Je démarche de la même manière que dans l’est et les portes ne s’ouvrent pas. La mentalité est plus fermée et plus rurale.Une femme me laisse son adresse à Las Tunas. Elle semble désolée de ne pas pouvoir m’aider mais elle est en visite dans la famille. Elle me conseille d’aller au poste de police qui peut m’accommoder. Ils me proposent d’abord le banc dans la salle d’attente. Je renâcle un peu car je suis certain qu’ils ont mieux à me proposer. Je demande qu’ils baissent d’un ton la radio et qu’ils ne crient pas dans le couloir. Je mets la pression et ils comprennent que le meilleur moyen de se débarrasser de moi est de me coller avec les machines à écrire. Je continue ma nuit dans le bureau plus silencieux sur quatre chaises accolées. Je peux enfin dormir mais cette recherche d’un gîte a écourté ma nuit.
A l’aube, j’ai la tête dans les choux. Je bois un thé dans lequel je trempe deux barres de céréales. Ma tong m’abandonne lorsque je descends les marches du commissariat. Je glisse une cordelette au niveau des orteils retenue par un anneau sous la semelle. Je quitte cette petite ville qui m’a causé bien des soucis et profite d’un dos d’âne pour sauter sur un tas de sable. Avec la vitesse, un vent de sable se lève et m’aveugle. Voilà la raison pour laquelle je suis seul sur ce camion.
A Pinar del Rio, un abribus découpé dans une remorque de camion me protége du soleil toutefois moins écrasant que dans l’Oriente. Je dois prendre un ticket numéroté, m’asseoir et attendre comme à la préfecture lorsqu’on vient y retirer son passeport. L’attente n’est pas longue pour embarquer. Le semi-remorque se rend à La Hagua où il doit charger du bois prédécoupé en planches. Toute la région de Vinales que nous traversons repose essentiellement sur la culture de la canne à sucre et du tabac. Une province agricole qui doit sa réputation à la finesse de ses produits du terroir. Je suis monté à Pinar par la voie rapide et je retourne à La Havane par une route secondaire. C’est la campagne et le paysage plutôt joli est d’un vert foncé séduisant.
48.Sur la route du tabac: De la scierie où le camion s’est arrêté, je quitte le groupe de huit passagers assis à côté d’une cantine. Parmi eux, une jeune fille misérablement vêtue d’un pull-over élimé. Je continue à pied jusqu’à un clos-masure où trois hommes travaillent le tabac. Ils marquent une pause et préparent le déjeuner. Le plus âgé épluche une variété de féculents appelé merlinga. A tour de rôle, ils se roulent un criollo avec des feuilles de tabac de la plantation. Ils sont justement en train de les cueillir mais celles-ci ont été préalablement séchées. La vente du tabac dépend de la qualité de la récolte et plusieurs degrés de feuilles sont triées. Elle varie de 30 jusqu’à 140 pesos le quintal pour le meilleur. Les criollos, roulés maison, se vendent aux voisins à 1 peso l’unité et sont beaucoup moins tassés que ceux qui sont usinés. Les feuilles qu’ils collectent sont enfilées par paquets et mises à sécher dehors. Puis, sous un séchoir au toit de chaume où les grappes de feuilles sont accrochées sur des tringles en bois.
Je vide mon sac et offre à peu près tout ce qui peut être utile en milieu rural. Le vieux enfile le pantalon visiblement trop large mais s’y accroche lorsque je suggère qu’il est trop ample. Il lui faut le retoucher. Je rajoute du savon et des rasoirs jetables pour les deux autres. Je laisse une petite fortune à leurs yeux et ils jubilent tous les trois. Ils m’affirment avoir une salle de bain et la télé couleur chez eux mais ils n’en vivent pas moins dans la précarité. Je partage le déjeuner avec eux. Des œufs ont été mélangés à la variété de pommes de terre et le plat s’avère nourrissant pour le voyageur que je suis. Une recette si bourrative vous permet de tenir toute la journée.
Nous passons un moment agréable et ils s’esclaffent à la moindre de mes réflexions. Le dialogue tourne au vulgaire quand nous touchons aux basses parties - cojones, pinga,…- de notre être.
Je m’échappe car La Palma m’attend à deux kilomètres. A la sortie du village, une usine de jus de pamplemousse attire mon attention et j’obtiens deux fruits avancés dont je me délecte. Si sucrés qu’ils me désaltèrent admirablement. L’entrepôt dépassé, j’aperçois une multitude de personnes trop nombreuses en comparaison du peu de trafic. J’ai la chance inouïe qu’un camion chargé de ferraille s’arrête pour moi. Je me suis démarqué une nouvelle fois et ai pris un peu de recul. Histoire d’éliminer les plus faibles et ceux qui ne veulent pas se déplacer. Une dizaine de personnes lui courent derrière et sautent à l’arrière. Deux femmes entrecroisent les bras et se tiennent ainsi tandis qu’un moreno, torse nu et le corps bombé, m’impressionne. Il se tient d’une seule main à la ridelle quand je m’aperçois qu’il est adossé à une barre fixe, trait d’union entre les deux bat flancs. A un carrefour isolé, nous échangeons notre moyen de transport pour un autre. Il s’en faut de peu que je le rate car je n’ai pas compris toute la subtilité de la stratégie.
Bahia Honda est la destination finale de maints passagers. Sur le trottoir, mes colliers au bras, je passe et repasse et ils rutilent sous les feux brûlants du soleil couchant. Pas le moindre doute qu’ils attirent l’attention et suscitent l’envie. A ceux qui les veulent, je les propose à 5 pesos ou bien contre une pièce à l’effigie du Ché de 3 pesos. Ils valent en réalité 20 pesos et un grand noir montre l’exemple. Il est 17h30 et je me positionne à la sortie de la bourgade au cas ou je puisse continuer. Un groupe de jeune sous un abribus attend le départ d’une jeune fille. L’un d’eux m’interpelle et cela suffit à débuter une discussion. Je leur explique ma façon de concevoir les choses et en vient aux hôpitaux et orphelinats qu’ils m’arrivent parfois de visiter. L’initiateur de la rencontre me demande si je n’ai pas un remède contre les démangeaisons car ça le démange entre les cuisses. J’en ai deux dont une antifongique et je lui cède celle qui peut lui être la plus bénéfique. Je dormirais volontiers ici mais l’endroit trop populeux ne me convient pas. Ma B.A faite, un véhicule m’embarque aussitôt pour le lieu-dit « Morroco » situé en bordure de l’océan. J’ignore la plage et saute dans un bus que je pénètre par l’arrière. le paysage est somptueux et la vue sur la baie grandiose. J’atteins Cabanas en Jeep après avoir failli monter sur un tracteur fou. Un passager trouve que je « lutte » fort pour réussir mon tour de l’île. Quand je descends du véhicule, je sais que je dois faire mon nid à Cabanas. Un vieil homme se montre intéressé et me propose sa chambre pour 10 U.S $. Il me dit qu’il devra veiller sur sa fille qui dormira dans la pièce voisine. En fait, il me laisse sa chambre. Ce genre de situation ne me satisfait pas et je dois pouvoir trouver quelque chose de plus satisfaisant et commode mais il a raison d’essayer. Il faut évidemment discuter du prix dans ces occasions mais gagner le montant d’un salaire mensuel en l’espace d’une nuit est tentant. Il se fourre le doigt dans l’œil mais qui ne tente rien, n’a rien. Je lui laisse ma chemise. Il a une course à faire. Si ça marche, je le retrouve quand il repasse à l’intersection. J’ai le temps d’aller voir plus loin. Un solide gaillard de la croix rouge est prêt à m’héberger et s’en retourne chez lui … à 22 km d’ici, soit 45 minutes à cheval ! Dommage qu’il n’ait pas le compas dans l’œil à moins que son cheval ne s’appelle Pégase. Il me conseille l’église dont le curé est Canadien. Je me renseigne au poste de police près duquel passent Mercedes et sa fille. J’apprends que l’église est fermée et le curé n’habite pas sur place. Mercedes prend l’initiative de me dépanner mais elle m’avertit qu’elle est pauvre parmi les plus pauvres. Je m’en rends compte effectivement sur place. Un bidonville de tôles et cartons abritent plusieurs familles regroupées. Sa dimension est de taille humaine. C’est l’avant-dernière nuit que je passe sur l’île. Je vais pouvoir donner ce qui me reste de colliers et vêtements à toute la famille. Mercedes nous quitte pour rejoindre son nid d’amour avec son frère qui m’a tout l’air d’être son amant. Il lui touche le corps comme s’il la caressait. Dans l’immédiat, un carton me sert de matelas et je sombre corps et âme dans le plus profond des sommeils.
49.Retour à La Havane: Au réveil, je prépare un thé que je partage et distribue trois barres de céréales. Ils n’ont pas l’habitude d’être gâtés mais apprécient le geste. Je leur donne du lait en poudre et de quoi préparer du riz au lait dont je ne verrai pas la couleur. Mercedes a le corps d’une femme de quarante ans ayant déjà allaité plusieurs fois alors qu’elle n’accuse qu’une vingtaine d’années. Je procède à la grande distribution et laisse des nécessaires de toilette en kit, des savonnettes parfumées et mon drap-couchette dont je pense pouvoir me passer désormais. J’oublie ma serviette de toilette accrochée derrière la porte et compte grossièrement les colliers par paquets de douze. En misant sur le long terme, chaque collier peut se vendre au minimum 10 pesos et il y en a cinq douzaines de couleurs différentes d’une valeur totale minimum de 500 pesos. S’ils savent gérer cette somme et planifier la vente, la famille peut améliorer l’ordinaire. Elle est à la tête d’un véritable petit capital…
Un camion de transport collectif me permet de rejoindre le pont qui enjambe l’autoroute. On dirait une piste d’atterrissage tellement le ruban noir est large et je suis un pion sur l’échiquier. Une fourmi sur la langue pantelante de l’insectivore qui se perd à l’horizon. Un microbus collectif marque une pause et je saute dedans. J’offre au chauffeur en compensation du voyage trois colliers. Une dame me demande combien je les vends et le business commence. Le produit de la vente me rapporte 30 pesos et des pièces du Ché. Je voyage agréablement et défraye une partie de mes dépenses.
Una guapa, vendeuse de charme et vêtue d’une jupe longue tellement élimée que l’on devine la peau sous les mailles, a de la classe. Ses sabots la rehaussent aux yeux des autres et en font un morceau de choix pour les hommes. Elle est fascinante et aime être regardée, courtisée. Elle est d’une grande beauté bien qu’elle soit pauvrement habillée. Je ne la quitte pas des yeux. Elle s’acoquine avec d’autres mijaurées pour louer un taxi afin de descendre en ville.
50.La vieille ville de La Havana: Pour ma part, je suis un homme, bien mis de retour de San Cristobal où habite sa famille. Il me conseille d’attraper le M2 qui dessert le parc central. Pour faire face à la pénurie de transport, l’état cubain a mis en place des bus a soufflets montés sur des plateaux de semi-remorques. Tirés par des tracteurs, ils sont impressionnants de longueur. Nous devons en laisser passer un car il est bondé. Le trajet coûte vingt centimes. Un moreno, la casquette des « Yankees » vissée sur la tête, attire mon attention et me distrait. Il veut savoir d’où je viens et je lui réponds : « d’une planète derrière la lune ». Il dégage quelque chose de malsain qui met mes sens en alerte. Je dois me méfier. Quand je mets pied à terre au terminus, je m’aperçois que ma poche arrière de bermuda a été fouillée. Je comprends que le type ait voulu détourner mon attention et poser une question. Quand il est passé à côté de moi, il s’est collé à cause du trop-plein de passagers et a joué les pickpockets. Je n’avais que des papiers en poche mais cinq adresses qui m’étaient chères dont celle de Parsons où j’ai laissé mes carnets de voyage. Je vais devoir m’y coller pour retrouver l’endroit où il habite. J’ai une bonne mémoire visuelle et cela va m’aider. Je me souviens qu’il y avait un cinéma « Monaco » dans les environs et la rue était proche de la « calle Maria Rodriguez ». L’appartement se situe au quatrième étage et en face du numéro 466. Quand aux noms et prénoms, numéro d’immeuble, impossible de les mémoriser ! Je suis bien sûr extrêmement déçu d’avoir été joué une fois de plus. Je m’assois sur un banc du parc pour faire le point et retrouver mes esprits. Je gagne dans la foulée le café du Grand Louvres où je rédige des cartes postales et mon journal de voyage. L’une part en Ukraine chez une médecin, la seconde en Iran chez Hossein qui étudia douze ans à Bordeaux et la dernière à Mauguio (Hérault). Les cigares se vendent au noir et à la sauvette dans mon dos tandis que les « jinetejas » m’accostent à la table. Je feins leurs avances.
Vers 17h30, deux couples de français avec des enfants s’attablent à mes côtés et je bavarde avec eux. Ils ont loué une voiture et sont restés en chambre d’hôtes. Un petit attroupement se forme car les gens pensent que je suis cubain. Je peux ainsi intercéder auprès du couple et obtenir de menus cadeaux comme les rasoirs jetables ou les savons…etc. Depuis que j’ai donné mes habits et mes chaussures de cuir qui me rattachaient au monde occidental, la population cubaine ne sait plus sur quel pied danser avec moi. Par mimétisme, mes tong et mes nippes m’apparentent plus à un palatino. Le fait que j’aie marqué au feutre mon itinéraire sur mon sac en toile me trahit. Je ne suis guère embêté par les camelots ou les vendeurs de souvenirs. Quant aux filles, elles m’entreprennent à la terrasse des cafés-restaurants mais se découragent rapidement vu la manière dont je suis attifé. Si je demande l’accès aux toilettes, il m’est autorisé avec un regard soupçonneux. « D’où sort-il celui-la ? » s’interrogent les consommateurs. Mon caractère fort et mon assurance personnelle ainsi que la connaissance de mes droits en tant que visiteur me permettent de forcer le passage et de laisser les gens médusés et interloqués. Ma façon de communiquer et mon degré de curiosité différent des gens du cru. Je me balade dans le vieux La Havane au gré des curiosités visuelles et fouille du regard ce qui tombe sous mes yeux. Je me fous de ne pas connaître tout de la ville car c’est un piège à touriste. Je traficote et vends des colliers dans la rue. Ca commence avec deux gamins puis c’est l’attroupement général. Je ne peux endiguer le flot ininterrompu de personnes qui vient grossir le rang des curieux. Je range ma camelote et bats en retraite sinon je vais finir dépouillé et la police va s’en mêler. A la suite des deux garnements qui en voulaient plus pour moins cher, une femme s’obstinait sur un bleu que je venais de donner. J’échappe à la foule et gagne le parc de l’amitié.
Vers 19h00, je n’ai pas tout vu mais je dois chercher le chaînon manquant. Je me positionne au terminal de bus et demande lequel dessert le cinéma « Monaco ». les informations concordent et il semble que ce soit le bus n° 13. Un professeur du ministère des sciences me vient en aide et veut m’accompagner jusque dans la rue où je suis hébergé. Je me méfie de trop de gentillesse car cela peut se retourner contre la famille qui m’héberge. Je ne connais pas ses intentions. Je repère facilement l’immeuble en question car j’avais la façade en photo-souvenir en mémoire. C’est la nièce de Parsons, 17 ans, qui m’ouvre. Elle étudie l’anglais l’après-midi pour parfaire le langage informatique qu’elle apprend en matinée. Elle va hériter de tout ce qui me reste et que je n’ai pas distribué. La famille a presque utilisé tout le savon que j’ai laissé avant-hier et j’enrichis leur collection de produits hygiéniques. Après l’assiette de riz et une tranche de mortadelle, un lit de camp très rustique est déplié pour ma convenance dans la salle à manger. Nous convenons que Parsons me déposera à proximité de l’aéroport où il se rend pour son travail.
Le réveil est matinal. Grand-mère prépare un café auquel je rajoute un peu de lait en poudre. Dès que je lâche le paquet, elle verse quatre cueilleres dans un verre qu’elle mélange avec de l’eau chaude. D’un trait goulu, elle descend le liquide comme si elle était en manque. Parsons m’a dit qu’ils n’ont pas bu un verre de lait depuis sept ans. Quand je quitte, la famille me fait savoir que je suis le bienvenu si je reviens en ville.
51.Le mot de la fin: La dernière semaine a été effectivement plus difficile quant à l’alimentation. J’ai du vivre sur mes propres réserves. J’ai pu, malgré les obstacles rencontrés, finir mon tour de l’île. Je sais où je veux rester plus de temps si je dois revenir. Cienfuegos, Trinidad : la perle de l’atlantique, Baracoa ; ses plages et la pointe de Maisi à parcourir à bicyclette, Gibara et ses langoustes. On ne m’a jamais autant traité de « missionnaire » que sur Cuba. Je n’ai pas plus « prêché » ou donné qu’ailleurs mais la demande y est peut-être plus grande. Je suis venu exclusivement pour apporter mon aide et connaître l’île. Je suis loin de faire partie de ces hommes d’église qui s’épanchent et partagent au nom de Dieu.
Quand je débarque à Cancun (Mexique), l’impression qui me reste du voyage est celle d’un mauvais rêve. Comme si l’on revenait à la réalité après avoir fait un cauchemar. Je ne suis pourtant qu’au Mexique mais tout me semble beau et merveilleux dans un monde d’abondance. Ce sentiment m’accompagnera pendant plusieurs jours et la semaine que je passe au Mexique, un pays en voie de développement si pauvre et si riche à la fois si on le compare à Cuba, me ramène sur le banc des réalités.
GLOSSAIRE
A
Abuela: grand-mère. Se dit avec affection pour une personne âgée, 7
B
brunch: contraction de breakfest et lunch pour un repas avancé en fin de matinée, 25
C
canero: coupeur de canne à sucre, 22
cara de loco: traduction littérale; visage de fou . Se dit d'un individu qui fait penser à la folie, 4
casa de la trova: maison où se déclame des vers et se chante des compositions poétiques, 14
cojones, pinga: couilles, bite
criollo: cigare de base fumé quotidiennement sur l'île, 27
E
EL LIBRO DE RECUERDOS DE MANOLO: le livre de souvenirs de Manuel, 22
H
hua hua: nom donné au bus (transport collectif) à Cuba, 3
J
Jinateja: "celle qui couche pour de l'argent" cubanisme pour prostituée, 11
L
libreta: cahier, agenda, carnet de rationnement à Cuba, 6, 12
M
Madre de pinga \.: (Littéralement; mère dévergondée). Putain de ta mère, 9
malecón: jetée, 7
monte: maquis, forêt, 4, 11, 21
moreno: mûlatre à Cuba, 27, 28
P
palinka: alcool de prune, 7
picado: hachis de viande ou picadillo
punto amarillo: point d'embarquement animé par des fonctionnaires habillés en jaune, 4, 23
Q
Que gracioso !: qu'il est gracieux ! (dans le sens plaisant et drôle), 16
R
regalo: cadeau, gâterie, petit présent, 3
S
SELVA: forêt, jungle, 23
sierrita: petite montagne, 9
U
Una guapa: une jolie fille bien faite, bien habillée
SOMMAIRE
CUBA AVANT QUE LE VIEUX LION NE MEURE !
- 1. DANS L’AVION : 1
- 2. FORMALITES ET PASSAGE EN DOUANE : 2
- 3. DE LA PISTE D’ATTERRISSAGE A L’AUTOROUTE : 3
- 4. L’ETE SERA CHAUD ! : 3
- 5. L’AUTO - STOP ETATISE : 3
- 6. EN ROUTE POUR CIENFUEGOS : 4
- 7. LE CHOC EMOTIONNEL : 5
- 8. TRICHER POUR SURVIVRE : 5
- 9. LE VIDE COMPLET ! - LE NEANT !- L’ABYSSE ! : 6
- 10. REPOS ET FARNIENTE A CIENFUEGOS : 7
- 11. VISITE A L’HOPITAL : 7
- 12. UNE JOURNEE EXEMPLAIRE : 8
- 13. AU PETIT TROT : 8
- 14. ADRIANNA, MON AMOUR ! : 8
- 15. PORTRAIT DU CUBAIN : 9
- 16. TRINIDAD, LA COLONIALE : 10
- 17. UNE CASQUETTE PREMONITOIRE : 10
- 18. SATURDAY NIGHT A TRINIDAD : 10
- 19. UN BIBERON EN OR : 11
- 20. MA NOUVELLE FAMILLE : 12
- 21. CLUB DES ILLUSIONS : 12
- 22. PLUS MISERABLE QU’EUX ,TU MEURS ! : 13
- 23. UNE JOURNEE PARTICULIERE : 13
- 24. ENTRE NATURE ET REALISME : 14
- 25. TRANSIT A SANCTI SPIRITUS : 14
- 26. EN EL CAMINO... A SANTIAGUO : 15
- 27. TRAQUENARD A CAMAGUEY : 15
- 28. DANS DE BONNES MAINS : 15
- 29. HISTOIRE D’UNE ARNAQUE : 16
- 30. CHEZ ERNESTICO Y MANUELA : 17
- 31. ESCALE A BAYAMO : 17
- 32. SANTIAGO ENFIN ! : 18
- 33. LE MONDE AGRICOLE : 18
- 34. SUSPECTE D’ESPIONNAGE : 19
- 35. « DEPORTE » A HOLGUIN : 20
- 36. AVENTURES A GIBARRA (LTAR) : 20
- 37. CYCLOTOURISME EN BORD DE MER : 20
- 38. EN PASSANT PAR GUANTANAMO : 21
- 39. CHEZ LA TANTE ELENA : 22
- 40. EL LIBRO DE RECUERDOS DE MANOLO : 22
- 41. A TRAVERS LA SELVA : 23
- 42. CHEZ JOSE ET MERCEDES : 23
- 43. LE TOUR DE LA SIERRA MAESTRE: 24
- 44. L’EROTISME AU VOLANT : 24
- 45. LA DERNIERE LIGNE DROITE : 25
- 46. A L’OUEST, RIEN DE DIFFERENT : 25
- 47. PAS DE QUOI SE CONSOLER : 26
- 48. SUR LA ROUTE DU TABAC : 27
- 49. RETOUR A LA HAVANE : 28
- 50. LE VIEUX LA HAVANE : 28
- 51. LE MOT DE LA FIN : 29