A Qacha's Nek, je repasse devant mon poirier préféré qui me donne encore quelques belles poires bien mûres - les dernières assurément - qui m'accompagneront durant ma seconde traversée Qacha's Nek - Masemouse - Mpharane. J'épluche celles tombées à terre et les apprécie bien sucrées. Je continue vers le cognassier du presbytère en route vers le village d'Ha Maluma. Je sonne vers 16h00 chez le curé, le seul à être "branché" (connecté) dans le coin, afin d'envoyer trois courriels, n'ayant nullement l'intention de m'attarder et d'y passer la nuit. Il m'ignore complètement - je pense qu'il est sorti - l'attendant jusqu'à la nuit. Tandis que je patiente en cueillant des cèpes des pins devant sa porte, il ne m'ouvre pas la porte. Une ravissante jeune fille aura plus de chance et sera reçue. Lorsqu'elle ressort vers 19h00, elle me fait savoir que le prêtre ne désire pas être dérangé. Je suis soufflé et estomaqué. S'il était chez lui, pourquoi ne pas m'avoir ouvert au lieu de m’avoir laisser sur le seuil ? J'en ai profité pour frire les champignons chez Machabe, la case d'à côté mais maintenant qu'il fait nuit noire, je suis un peu les pieds dans l'eau et n'ai pas où passer la nuit. Je suis en chemin vers Ha Maluma quand je rencontre une mère et ses deux fillettes qui prennent soin de moi et me disent qu'il n'est pas de bon ton de continuer de nuit. Elles alarment leur voisine. Elles sont toutes deux enseignantes à l'école adjacente à l'église et logent sur le campus qui appartient à la paroisse, ce qui ne me satisfait guère de rester dans les parages. Elles n'ont en fait aucune solution à me proposer quand le mari de la seconde, inspecteur de police de sont état, fait irruption vers 20h00, de retour de Maseru, la capitale. Il suggère immédiatement de téléphoner à la police qui va venir me chercher et m'aider. J'acquiesce bien que je doute de sa perspicacité et que ce soit la meilleure solution pour résoudre mon problème. Je ne rejoins pas Ha Maluma car il fait trop noir. J'y suis pourtant déjà passé et ai rencontré une famille qui pourrait me dépanner pour la nuit. Leur maison est à, à peine à un kilomètre, plus loin sur le chemin. Je ne suis pas tenté de rentrer dans la maison de l'inspecteur mais finis par m'y résoudre, l'air dehors étant frais.
Qacha's Nek avec Mokhotlong et le col de Moteng sont les endroits réputés les plus froids du Lesotho et entourés des plus hauts sommets. J'ai droit à la croûte de la papa avec des haricots et le journal pour patienter. Je prépare un rooibos. Il est presque 22h00 quand la voiture de service vient me repêcher. Ils en ont mis du temps, le commissaire en civil conduit accompagné par un autre policier également en civil, armé d'un fusil. Une affaire plus urgente les retenait ailleurs. Quand j'arrive au poste, d'autres policiers regardent la télévision et parlent bruyamment. Je finis la lecture du journal et décide de les quitter. Je retourne d'où je viens et sollicite de nouveau l'inspecteur pour lui demander s'il n'a pas une autre solution. Devant son incapacité à se renouveler, je lui dis "à demain" car il est responsable du poste à Sehlabathebe et doit s'y rendre dans l'après midi demain lundi.

Sur ce, je monte un peu plus haut m'étendre dans les coursives de l'école, sous l'auvent couvert d'un des bâtiments abritant trois classes. Il est 22h30 et bien qu'il fasse plus clair qu'il y a deux heures, les étoiles dans le ciel dégagé apportant une clarté toute relative, je ne tente pas de rejoindre Ha Maluma. Je pense que mon duvet sera suffisant pour affronter le froid ambiant. Je m'endors mais après m'être réveillé passé minuit pour uriner à cause du thé bu, il fait trop froid pour me rendormir. Je regrette de ne pas avoir emmené mon drap couchette dans lequel je me glisse à l'intérieur du duvet. Je m'en mords les doigts et reste éveillé jusqu'à l'aube. Je n'ai pas l'impression qu'il fasse très froid lorsque je m'extirpe du sac de couchage tôt le matin. Je plie le tout et refais mon sac direction Ha Maluma.
Au passage de la dite maison amie, je me fais houspiller par la gamine d'âge scolaire pour ne pas être venu dormir. Avec ses copines, elles s'apprêtent pour aller à l'école, celle que j'ai investie et d'où j'arrive. Je la quitte en lui promettant de venir directement chez elle la prochaine fois que je passe la frontière en direction de l'Afrique du Sud. Je sens la fatigue mais suis résolu à marcher de l'avant dans cette petite vallée qui semble s'élargir et me laisser le passage au fur et à mesure que j'avance d'un pas lourd. Dans l'autre sens, les élèves me croisent sur le chemin de l'école. Certains, les plus jeunes, morts de peur, font demi tour dès qu'ils m'aperçoivent et font de grands détours par les champs pour m'éviter et conjurer leur frayeurs. Au bout de la piste difficilement carrossable que j'atteins après plus d'une heure de marche soutenue, je fais relâche et décide de me restaurer dans une petite fermette dont les premiers rayons du soleil chauffent la façade, unique demeure rectangulaire au milieu d'un jeu de rondavel. Dans une boite de conserve de grande taille 4/4, je fais chauffer de l'eau sur le feu pour le thé.



De la bouillie liquide de sorgho m'est offerte, peu appréciée par les locaux à cause de sa couleur sombre mais dont je raffole. J'essaye de m'étendre pour trouver le sommeil mais sans y parvenir. Après avoir bu un peu de bouillie de maïs arrosée de lait frais, les vaches viennent d'être traites, dans un bol, je continue et m'élève sur le plateau en suivant les traces des troupeaux vers Rankakala où je dois retrouver la piste carrossable vers le parc national de Sehlabathebe distant d'une centaine de kilomètres au départ de Qacha's Nek. Je parcours à pied plus de cinquante kilomètres jusqu'à la barrière de Ramatseliso où un grillage fait office de poste frontière et sépare les deux pays. Quelle idée, au beau milieu de n'importe où, un rideau de sécurité si mince pour entraver la contrebande et toutes sortes de trafics en découlant.
Depuis que j'ai rejoint la piste carrossable, les lignes de crêtes au loin empêchent le ciel de toucher le sol et la montagne s'étend de part et d'autre, laissant un plateau accidenté mais ouvert, permettant l'accès à des horizons plus lointains. Je poursuis ma quête vers l'orient. En haut d'un col, alors que je reprends des forces et grignote une pomme saupoudrée de chocolat noir en poudre, un Sotho en uniforme, un militaire vraisemblablement, une canette en main qu'il laisse choir, passe devant moi et me croise en diagonale. Arrive derrière un autre Sotho me gratifiant d'un "comment ça va ?" d'une façon inhabituelle et bruyante, un peu forcée comme si l'endroit ne se prêtait pas à une telle familiarité. Je le trouve presque déplacé comme si les conditions d'isolation dans lesquelles nous nous trouvons ne justifiaient pas de faire preuve d'un tel don d'éloquence. Dans les endroits reculés, les gens se rencontrent naturellement et vont l'un vers l'autre sans s'apostropher verbalement. Ce dernier ne vient même pas vers moi mais se déplace en diagonale dans le sens opposé à celle du soldat. Ils vont nécessairement se croiser à un point donné et leur rencontre donne lieu à une courte discussion et éventuellement l'échange d'un paquet ou / et de l'argent. Je ne suis pas assez concentré et intéressé pour le remarquer. Ce qui m'intrigue toutefois, l'un comme l'autre continue sur sa diagonale comme si de rien n'était, ma présence remarquée ne les incommodant pas mais n'étant pas particulièrement bienvenue. Je le note sur mon calepin.

Cette frontière du sud Lesotho est une passoire idéale pour ce genre de petits échanges fructueux, la ganja (l'herbe) et le vol de bétail étant ce qu'il y a de plus courant. Je finis mon parcours sur une trentaine de kilomètres qu'il me reste pour atteindre Sehlabathebe avec un autobus rempli de passagers ayant fait leurs emplettes en Afrique du Sud soit pour leurs besoins personnels, soit pour refournir les petites boutiques, enseignes locales, dans lesquelles les prix gonflent de 25%. Le bus commence à se vider de ses occupants au fur et à mesure que nous approchons du but et les canettes vides de soda jonchent le plancher du véhicule. Elles roulent dans tous les sens incitant les personnes assises à les ramasser et les jeter par les fenêtres grandes ouvertes à mon plus grand désespoir. Je ramène mon grain de sel, ce qui en contraint certains à modérer leurs initiatives de nettoyage mais je ne suis pas dupe car dès que j'aurai le dos tourné, mes efforts d'éducation des masses populaires tomberont à l'eau. Il y a encore un long chemin à faire avant que la prise de conscience, auprès des populations locales, de sujets qui touchent à l'écologie et le respect de la nature, se fassent. Autant parler à un mur. Je n'ose pas imaginer le Lesotho jonché et recouvert de boites métalliques d'origines diverses s'il advenait que tout un chacun avait les moyens d'en consommer plusieurs quotidiennement. Quel dommage de salir avec des déchets un tel décor empreint d'un cachet inestimable.

"Mabotle hotel", drôle de nom qui peut se traduire en franglais par "ma bouteille", se trouve à l'embranchement de la route qui part vers Matebang. Je ne doute pas que tous ces cadavres non recyclés finissent dans un coin d'herbe dans la cour de l'auberge qui abrite les chauffeurs pour la nuit. Une école primaire à côté de celle-ci semble m'attendre mais je la dépasse rapidement alors qu'il va faire noir dans une demi-heure. Comme si ma nuit dehors ne m'avait pas suffit, je prends la piste vers Likotase qui se trouve de l'autre côté du col de Matebang. Comme 37 kilomètres me séparent de Matebang, j'évalue la distance qui me sépare du village à une dizaine de kilomètres. L'ascension est lente, je ne m'attendais pas à un col avant d'atteindre le village, première erreur de ma part. J'ai aperçu un signal lumineux sur les hauteurs, un émetteur de la radio nationale. Je devine que je vais passer à côté. A cause de l'obscurité, je suis obligé de suivre la piste caillouteuse et ne peux pas prendre les raccourcis éventuels. Je bute dans des cailloux et risque de tomber épuisé de fatigue à plusieurs reprises. Je ne suis pas loin des cent kilomètres de marche au compteur aujourd'hui, ce qui me parait impossible mais à bien ouvrir les yeux, réel. Qacha's Nek - Sehlabathebe = 105 km - 28 km en autobus plus ce que je parcours maintenant. Je dois tenir compte du raccourci de ce matin, ce qui permet d'éliminer une dizaine de kilomètres. Au delà de quatre-vingt kilomètres, la coupe est pleine et commence à déborder sans oublier qu'il fait froid. Il me saisit la tête mais j'ai la phlegme de poser mon sac et l'ouvrir pour me couvrir avec ma casquette. Je sens mon cou se refroidir ainsi que derrière les oreilles. J'atteins le col où a été construit l'émetteur franchissant en cours de progression de multiples passages à gué. Plaqué contre l'enceinte de barres métalliques à la verticale qui le protège, j'entends des chevaux monter dans l'angle qui donne sur l'autre versant. Deux cavaliers surgissent sur la piste avec grands bruits de sabots, tout étonnés de voir un étranger naviguer de nuit dans un tel lieu. Je leur demande de plus amples informations à propos de ce qu'il me reste à parcourir.

Likotase est au fond de la vallée, invisible à nos yeux depuis le col mais je peux estimer la distance à parcourir, à peine plus courte que celle que je viens d'effectuer, la différence notable étant principalement qu'il s'agit d'une descente au lieu d'une montée. Marchant à bon train, après plus d'une heure de piste où il semblerait que des rochers ait été brisés et émiettés sur mon parcours pour ralentir ma course, je laisse de côté une concession de quatre cases construites le long de la voie avant de frapper à la suivante qui comprend une première case pour les parents, une seconde pour les enfants et une troisième pour les chiens ! Je n'ai aucun mal à m'endormir. Je quitte tôt le matin dans l'espoir de cueillir en cours de chemin un véhicule en transit vers Matebang. Le panier à salade m'attend. La voiture de police de l'inspecteur Kenza qui n'est jamais arrivée hier à Sehlabathebe, est en route pour une tournée d'inspection, une visite de routine mensuelle, vers Matebang. Je me retrouve enfermé derrière en manque d'oxygène dans le caisson métallique aux ouvertures réduites grillagées avec cinq Sotho, une jeune femme parmi nous, dont deux, pliés en deux à cause de leur grande taille, tentent de vomir ce qu'il n'ont pas ingurgité ce matin. L'un préfère cracher par la fenêtre, l'autre dans le coin arrière droit de la caisse. La pause est bienvenue pour les récalcitrants à Ha Nkofo, ce qui leur permet de reprendre leurs aises. Ils seront néanmoins débarqués peu avant l'arrivée à Matebang. S'ils n'ont pas l'habitude de rouler, laissez-les marcher même si je suis d'accord que le panier à salade a plutôt des airs de boite à sardines, claustrophobie mise à part. Je ne suis pas certain que cette névrose latente découverte au début du 19ème siècle en Europe ait fait son chemin jusqu'au Lesotho dont les habitants vivent encore au Moyen-âge.

A Matebang, le destin me met en contact avec un jeune berger qui me présente à ses grands-parents car il est particulièrement occupé à la tonte des chèvres du cheptel familial. La période de tonte pour les moutons s'étend de septembre à décembre tandis que celle, pour les chèvres, commence en avril et se poursuit jusqu'en juillet. Chaque ouvrier reçoit 1.50 Rands, moins de 20 centimes d'Euros, par animal tondu et 2 Rands s'il s'agit d'un male car il se débat plus et nécessite plus de force pour le maintenir. Le mohair est ensuite collecté et envoyé à Maseru qui l'envoie au Cap en Afrique du Sud d'où il part vers l'Asie traité par les Chinois. Satisfait, il a reçu, l'année dernière, 12 000 Malutis (environ 1200 Euros) pour ses 150 moutons mais seulement 4000 (400 Euros) pour ses chèvres, ce qui l'a fortement déçu. Avec un revenu annuel de 16 000 Rands (environ 1600 Euros) bien employé, des dépenses bien réparties et justifiées sans se créer de grands besoins, cela permet de pouvoir planifier son budget correctement surtout si l'on vit essentiellement de l'agriculture et est autonome en ce qui concerne les produits du sol qui constituent la base de l'alimentation. Les gens crient misère car ils sont victimes de leurs désirs et de leur frénésie d'acheteur compulsif. Je me retrouve confié à la garde de ses aïeux et cuisine mon dernier sac de cèpes des pins en même tant que je prépare du thé dans la case familiale, celle des invités, où est étalé tout le trousseau y compris le lit unique.



Grand Ma, hyper active et énergique malgré son bel âge et sa petite taille, une battante au cœur d'or, s'affaire autour du foyer dehors faisant des aller-retour dans la case cuisine tandis grand-papa ratisse dans un périmètre plus large autour de son domaine comme une araignée qui tisse sa toile, s'étend et dépasse ses limites avant de revenir au centre de sa pièce maîtresse. Après une salade de champignons et de tomates avec un peu de papa, je m'endors épuisé pour ne me réveiller qu'à 17h00. Hélas ! Trop tard pour repartir et traverser la Senqu. Je m'affaire jusqu'à la nuit et vais cueillir des figues de barbarie sans oublier de chercher de l'eau à la pompe, près de 300 litres à cheval sur deux jours. Je récupère encore toute la nuit des fatigues du voyage, la marche et la nuit dehors à Qacha's Nek avant de continuer avec un enseignant qui se rend à cheval à Matsaile pour les funérailles d'une tante. Comme il ne se sentait pas à l'aise pour traverser la Senqu, il a demandé à son loueur d'équidé de l'accompagner. Je les ai devancé et les attends déchaussé sur les bords de la rivière tandis que j'observe deux cavaliers traversant le cours en sens inverse, ce qui m'indique la profondeur du niveau d'eau et m'évite d'avoir à "lire la carte du fleuve" ou le sonder pour mieux l'appréhender. Le plan de mes deux accompagnants est de monter un cheval à cru pour eux deux et l'autre également à cru pour faciliter ma traversée. Aucune selle où accrocher mes sacs. Je monte l'animal, mon sac sur le dos tandis qu'ils se chargent d'emmener mon sac à main et mes chaussures. La tentative avortée de mettre les chevaux à l'eau ne me rassure guère d'autant plus que je sais, pour avoir vu les autres progresser dans l'eau, que je peux passer à pied. Notre guide a essayé de descendre dans le lit de la rivière à un endroit trop profond et a effrayé nos montures. Me sentant en déséquilibre à cru, je crains de dévisser et retomber les deux pieds dans l'eau jusqu'à la taille, ce qui aurait pour incidence de mouiller mes chaussures et ma banane. Je mets pied à terre et décide de passer à gué à pied, la meilleure décision que je puisse prendre. Je les vois s'éloigner, le niveau de l'eau affleurant le poitrail des chevaux. Je fais ma propre lecture des lieux et elle m'arrive à mi genou durant toute la traversée. Je peux marcher sur les bas-fonds sablonneux visibles, ce qui est impossible à cheval vu le volume d'eau déplacé par les bêtes soulevant le limon et entraînant de la turbidité et un manque évident de lisibilité du sous-sol. Je peux presque les rattraper mais n'en fais rien progressant à ma propre allure. Je récupère mes effets sur l'autre rive, rechausse et pars à l'assaut de la falaise jusqu'au village où aucun enterrement n'a lieu. Après quelques mots échangés avec le chef du village dans un anglais impeccable, je continue sur les hauteurs vers Manganeng surplombant la rivière Senqu puis Libobeng. A ce dernier village, juché sur la falaise opposée à celle sur laquelle je me trouve, de l'autre côté de la rivière du même nom, je décernerai le prix du plus beau village du Lesotho. Des chants sotho synonymes de regroupement et de libations accompagnés de grandes parties de rigolades donnent une ambiance de fête au village bien que ce soit peut-être des funérailles puisque le village entier est invité dans ce cas particulier. Adossé à la montagne, le promontoire sur lequel est situé Libobeng, est délimité en avant par la falaise et sur ses deux côtés latéraux par deux profondes failles, entailles comparables à celles séparant les griffes de la patte d'un sphinx géant sur laquelle Libobeng se serait assis. A mes plus grands regrets, je n'ai pas besoin d'escalader la paroi, ni de monter au village. Dans le lit de la Libobeng, un ânetier m'indique le sentier qui court vers Mohlanapeng. Un cavalier s'apprête à l'emprunter et je l'arrête lui demandant d'emmener mon sac à provision et ma bouteille de thé dans ses sacoches. Cela me permet de me décharger et pouvoir le suivre plus facilement. Je reconnais au fur et à mesure que nous progressons les villages de Mosenekeng et Tsolo sur l'autre rive de la Senqu, itinéraire emprunté lorsque je suis allé à Matebang depuis Melikane. Il se rend à Leseling de l'autre côté du fleuve or je sais que, même si Leseling fait partie de mon itinéraire, je ne dois pas repasser de l'autre côté de l'eau, ce qui m'inquiète et me pousse à prendre une décision. Je conclus qu'il doit y avoir deux localités appelées Leseling mais si proches l'une de l'autre, cela suscite mon étonnement. A vérifier sur la carte au retour (effectivement bien pressenti puisqu'il existe le village de Leseling Ha Tietja et un autre lieu-dit faisant office de bureau de poste appelé Leseling). Je le quitte à l'embranchement vers Mohlanapeng, lui abordant la descente vers la Senqu tandis que je poursuis sur les hauteurs dominant le lit du fleuve et de l'autre côté, sur un promontoire, îlot rocheux détaché d'un pan de falaise, la clinique de Lebakeng accessible par avion.



Ma journée pourrait s'intituler "Balade le long de la rivière Senqu" que je vais quitter bientôt d'ailleurs pour rentrer légèrement à l'intérieur des terres. Au passage entre deux petits monts, deux ouvriers construisent des toilettes sèches au milieu d'un parterre de spectateurs oisifs. A chaque clinique, un assistant sanitaire est rattaché et s'occupe de promouvoir dans les zones rurales les mesures nécessaires à une bonne hygiène de vie dont celle d'utiliser des toilettes. Quelqu'un doit donner son nom et se montrer responsable lors de la construction de celles-ci afin d'en prendre soin. Si ces précautions ne sont pas prises, les toilettes seront d'une façon ou d'une autre endommagées par les rudes conditions climatiques, la pluie ou le vent, ou les habitants dont les enfants, ce qui en dit long sur la notion de bien public et l'irresponsabilité des locaux envers les biens de la collectivité. Un beau matin, au réveil, les tôles auront été volées, arrachées et utilisées à d'autres fins par des villageois peu scrupuleux et les chevrons serviront à la construction à des fins personnels ou finiront dans le feu pour cuisiner. Je quitte la petite clique et me repose dans un bosquet de saules et bouleaux, véritable champignonnière naturelle où ne poussent que des cèpes d'une variété propre à l'arbre qui les abrite. Pour les goûter, je ne prends guère garde et en mange deux petits minuscules et le morceau de chapeau d'un énorme avec mon repas de l'après midi. Cette course galopade devant ou derrière le cheval m'a épuisé et donner faim. Je dois reprendre de l'énergie. Je collecte deux kilogrammes de champignons frais, beaucoup d'autres sont déjà secs sur pied et non comestibles.

Je me dirige vers Ha Rothifa que je dépasse pour atteindre un petit vallon enserré entre deux versants et abritant un bosquet composé de plusieurs espèces d'arbres qui donnent au lieu un côté magique, les couleurs automnales et les feuilles changeantes colorant l'endroit d'une aura particulière et lui conférant un certain pouvoir énergétique et spirituel contribuant au ressourcement des âmes en perdition. Le Père Rousseau, missionnaires oblate canadien, n'a peut-être pas choisi ce lieu par hasard, générateur d'ondes positives, propice au recueillement et à la prière. Je ressens un bien-être en pénétrant le bosquet et je suis surpris de le voir occupé par une école primaire. Une tente de toile blanche autour de laquelle sont disposées plusieurs cases, les habitations des enseignants, attire d'abord mon attention et je rencontre dans le prolongement de celles-ci, un bâtiment tout en longueur, construit de pierres taillées, dominé par un clocheton identique à celui de la mission de Mont-Martre dans la vallée de la rivière Lesobeng. Deux cloches pendent accrochées à la branche d'un arbre massif dont le tronc peut être apparenté à celui d'un hercule les bras écartés. Sur le sol, des pierres à demi enterrées permettent aux élèves de se ranger et délimitent sept rangs qui correspondent aux sept niveaux scolaires différents. Un chemin longeant le bord de l'eau et jonché de feuilles mortes descend vers l'amont, ce lieu reposant sur le bord de la rivière Lebakeng, ce qui confère à l'endroit avec la présence de l'eau, source de vie nourrissant le végétatif, plus de pouvoir énergétique. Quand j'approche le foyer où une marmite remplie de potirons bout et déborde, la gamine s'enfuit. Les instituteurs approchent un par un et je leur fais part de mon intention de bouillir de l'eau chaude pour un roiboos. Je me rappelle que j'ai des champignons à frire. Il est plus de 17h00 et je peux m'arrêter dans cet endroit mirifique et enchanteur au lieu de continuer jusqu'à Mohlanapeng distant de trois kilomètres. J'obtiens la permission de la principale de rester pour la nuit. Je fais ma popote et mange les champignons à la cuillère, un vrai régal. Je les préfère aux cèpes des pins. J'en ai un kilogramme dans une boite, suffisamment pour "durer" pendant cette petite semaine d'escapade et de servir d'accompagnement à ma papa, le plat de résistance par excellence du Lesotho. L'été a été la saison des fruits avec des pêches, des pommes, des poires. Quelle heureuse surprise avec ces cèpes auxquels je n'avais pas pensé, le "roi des champignons", qui enrichissent et diversifient le contenu de l'assiette. J'en raffole. Je dois m'arrêter pour en laisser un peu. Je dors dans la case avec le seul enseignant, originaire de Matsaile, un jeune non diplômé, payé un peu plus de 200 Euros. Il va commencer sa formation en continue avec l'éducation nationale l'année prochaine. Sa femme vit dans le village où je suis passé ce matin. Il lui téléphone chaque jour. Son idée est d'obtenir son diplôme d'enseignant, ils sont payé plus de 5000 Rands (environ 500 Euros), puis de partir travailler dans les mines en Afrique du Sud pendant quelques années où des amis l'invitent à les rejoindre. Ils sont mieux payés (7000 Rand) pour un travail exténuant mais, ce qu'il semble ignorer, après déduction des taxes, il ne leur plus reste que la moitié de cette somme. Je lui fais part de mon incompréhension. Il est préférable d'éduquer la jeunesse de son pays et participer à l'effort national en vue d'une meilleure éducation. Les enseignants et les infirmières sont les fonctionnaires les mieux payés et jouissent d'un statu particulièrement enviable même s'ils se plaignent. Ils sont logés gratuitement. Le seul inconvénient et il est de taille, ils sont envoyé professer dans des endroits isolés et reculés difficilement accessible dans un pays montagneux et accidenté où les déplacements, l'infrastructure du réseau routier étant insuffisamment développé à cause de la topographie des lieux, sont difficiles. Les familles sont séparées, ce qui entraîne l'infidélité dans un pays où avoir de multiples partenaires sexuels favorise la propagation du sida et augmente le nombre de divorces. Si ce n'était à cause du lit grinçant sur lequel mon hôte bouge et se retourne constamment, je mettrais ma mauvaise nuit sur le compte des souris venues danser sur les couvercles des casseroles en aluminium à moins qu'elles n'aient eu l'intention de les faire tourner.

Le lendemain, alors que je finis de préparer ma mixture dehors sur le feu, trois jeunes policiers viennent d'arriver pour parler aux élèves, les sensibiliser à propos des vols de bétail et les inciter à dénoncer les mouvements suspicieux de personnes mal intentionnées. Je quitte quand il me prend l'idée de revenir demander le nom du lieu. Je suis accueilli au son de l'accordéon. Je ne l'ai pas vu ce matin mais l'un des policiers en a apporté un. L'introduction des morceaux de musique sotho se fait toujours avec quelques notes de cet instrument à soufflet vraisemblablement importé par les premiers missionnaires français mais c'est la première fois que je vois un Sotho en jouer. Dans l'église qui fait fonction de salle de classe, les enfants rassemblés, debout devant leur banc, tapent des pieds au son de la musique comme nous taperions des mains pour accompagner le joueur. Je suis saisi par l'émotion et rempli de bonheur. Les larmes me montent aux yeux. Tout un pan de l'histoire culturelle du pays qui remonte en même temps que le retour à ma propre culture d'origine avec cet interlude musical. J'apprécie l'instant dans ce lieu qui, déjà, me parlait tant et suscitait tant de réceptivité. Le policier a appris à jouer avec son frère et son père. Il ne connaît pas le solfège mais souhaiterait, à l'avenir, enregistrer un CD. Je lui souhaite "bonne chance" avant de m'éloigner définitivement et descendre l'allée feuillue, recouverte d'une véritable haie d'honneur, formée par les arbres immenses qui s'embrassent et donnent au couvert végétal des allures de galerie verte. Au lieu de monter jusqu'à Mohlanapeng, je peux revenir légèrement et suivre le cours de la Senqu que je domine à distance puis filer vers Berselateng (Ha Nzolo) que j'associais à Leseling. Je m'éloigne de la Lebakeng et sa clinique isolée que je vois disparaître au loin comme si je jouissais d'une vue aérienne de la région. Je change de vallée et passe le col dominant celle de la Qabane et la ligne de partage des eaux entre les deux rivières avec, au loin, l'endroit où elle se jette dans la Senqu. La Qabane me laisse l'impression d'une petite rivière très courte. Je sais que je dois l'éviter et monter à sa source pour retomber dans celle de la Motsekua après une virée sur les haut plateaux.

Dans le village niché sur l'arrête entre les deux vallées, je me renseigne auprès d'un habitant après avoir attendu son apparition. Il me pointe du doigt sur sa gauche, au loin, les rivières Motsekua et Kuebon tandis que sur la droite, s'ouvre la voie vers Tiping. Je commence la descente confiant vers Kerekeng Ha Liau, un village de la Motsekua que je lui ai indiqué. A Ha Koloane, un Sotho me conduit à l'autre bout du village et m'indique le chemin à suivre. Après maintes hésitations, je redemande confirmation à la dernière case d'un troisième village avant de basculer dans la vallée proprement dite et atteindre le lit de la Qabane. Une femme me corrige et je juge bon de remettre le cap vers Tiping comme j'aurais du le faire précédemment. L'homme m'a indiqué brièvement à vol d'oiseau la direction des deux vallées mais il n'est pas aisé de les franchir, ni de les passer et verser de l'une dans l'autre. J'aurais du m'en tenir à mon itinéraire prévu sur le papier. Avec ce détour, cela m'a permis d'avoir un joli point de vue sur la Qabane.
En remontant vers l'amont, deux gamines essayent de m'intercepter et faire un brin de causette. Je les devance et m'arrête pour une pause casse-croûte sur le sentier en fer à cheval épousant la forme de la montagne abrupte. D'un coté, la falaise à-pic et de l'autre, un cirque de hautes parois en spirales, comparable aux cloisons d'une coquille de nautilus, entre lesquelles la rivière semble ne pas trouver d'issue de sortie.



La Qabane donne cette impression d'être prisonnière mais elle a dessiné son lit tortueux, pièce maîtresse majestueuse dont elle est l'architecte. Le sentier glisse lisse sur la roche. Un faux-pas avec l'eau qui ruisselle et la mort accidentelle est au fond de l'abyme. La roche blanche friable et mouillée ne représente pas seulement un danger mais est un miroir plein d'illusion où le mauvais positionnement du pied peut entraîner des dérapages mortels comme ce petit jeu de l'esprit cynique qui consiste à se faire l'avocat du diable et adopter telle opinion contraire ou telle attitude provocante et finit par se retourner contre soi-même quitte à y perdre la raison et connaître les affres de la folie. Mes deux poursuivantes, assises au bout du sentier, à la pointe où commence l'arc de cercle, ne tardent pas à faire demi tour et rejoindre leurs pénates. Je poursuis vers l'amont et après avoir croisé deux femmes aux champs, décide de me baigner en fin d'après midi dans la Qabane fraîche mais revigorante. Tiping, tout le village se passe le mot, veut me retenir sous prétexte qu'il est trop tard pour remonter sur les haut plateaux. Leur impression est biaisée par le fait que le village est dans l'ombre car le soleil est passé en dessous de la ligne de crête qui domine la communauté. Je sais qu'ils ont en partie raison mais n'en fais qu'à ma tête, ce qui m'oblige à trouver le sentier par moi-même et engendre un délai supplémentaire avant de me remettre correctement sur les rails. Lorsque j'atteins les hauteurs, le soleil culmine toujours dans le ciel. Il doit être 16h00 environ. Je me dirige vers deux jeunes bergers qui viennent m'indiquer les traces à suivre, celles qui conduisent vers la Motsekua et presque concomitantes, celles qui mènent vers Lesobeng. Elles convergent plus qu'elles ne divergent sans compter qu'il y a la Kuebon qui coulent entre les deux. Entre les trois, toutes des affluents de la Senqunyane, mon coeur balance pour la Motsekua que j'ai choisi sur le papier pour faire le lien avec la petite rivière Senqu. Le chemin d'accès à l'étage supérieur, la prairie d'altitude la plus haute, tout embroussaillé, particulièrement herbu, me ralentit et s'avère pénible. Je me retrouve seul avec un soleil radieux qui plafonne au-dessus des cimes. Je dispose de plus d'une heure de lumière avant que le rideau ne se baisse et qu'il fasse nuit. J'hésite à redescendre l'autre versant et contourne la vallée qui s'ouvre sur la droite. Je crois reconnaître la Qabane et n'ai pas envie d'y remettre les pieds. Je marche depuis une demi heure quand je me mets à douter. Je préfère passer la frange de collines au-dessus de ma tête et continuer sur l'autre versant.



Dans le pire des cas, si je me trompe, je me retrouve dans la vallée de la rivière Lesobeng. J'entends des chiens aboyer en aval. Une présence humaine est rassurante surtout quand je cherche à m'abriter du froid pour la nuit. Je continue de nuit et à la lueur de ma torche que j'active des deux mains, traverse un petit cours - la Motsekua (?) Les chiens aboient mais la caravane passe et je m'éloigne d'eux. Le sentier remonte vers un col et verse de l'autre coté. Je procède lentement, pas à pas, légèrement épuisé, butant de fatigue sur des pierres, déçu que les événements prennent cette tournure. Ce que je pensais évident, rejoindre le campement signalé par la présence des canidés, n'est plus à l'ordre de la nuit. Je dois penser à trouver mon nid, une grotte ou bien ce petit fortin, un rondin de pierres empilées laissé sans toit, qui domine la vallée. "Frère Benoît, ne vois-tu donc rien venir à l'horizon ?" La vue est parfaite et lointaine. Je domine le paysage. Je n'ai rien à craindre au niveau des attaques et autres intrusions étrangères d'éventuels belligérants. Ma position est imprenable. Il s'agit d'un buron abandonné, une place forte d'une nuit aux murs épais me protégeant du froid, cherchant son occupant et futur locataire. Allongé, je tire du sac ce que j'ai de provisions et les consomme car un corps qui a emmagasiné de l'énergie est plus à même de combattre les rigueurs climatiques qu'un corps inerte. Je ne me soucie guère de dormir et ne me fais aucune illusion. Je ne m'apitoie pas sur mon sort. Je veux juste passer la nuit sans avoir à compter les heures. J'alterne la position fœtus, celle qui permet au corps de conserver la chaleur, avec celle allongée qui me permet de détendre mes jambes fatiguées et étirer mes muscles. Je n'ai pas encore trouvé le sommeil que l'aube pointe déjà.

Sortir la tête hors du duvet, la lever au-dessus du muret pour voir le soleil se lever à l'horizon et observer la palette de couleurs virant du rouge vif à l'orangé s'afficher et tirant un trait sur la ligne de crête entre ciel et terre, est un moment de bonheur même après une nuit sans sommeil. Je ne sens guère le froid lorsque je replie mon duvet et refais mon sac. Je déjeune tranquillement sachant que ma journée ne fait que commencer. Je ne suis pas resté à Tiping car je voulais avancer. A défaut d'avoir chaussé les bottes de sept lieues, j'ai l'occasion de faire un grand pas aujourd'hui. J'atteins facilement la porte vers l'inconnu, un ensemble de prairies d'altitude, un labyrinthe où même le Minotaure s'y perdrait. Tel un nain dans un espace à découvrir, je chemine à pas de géant, en équilibre sur la ligne de crête, vers d'autres horizons. Je domine le paysage tel le fou sur l'échiquier. Il n'est pas question de choisir sa dame mais la bonne case sur le plateau pour redescendre dans la vallée dorée. Point de tour d'où imaginer les stratégies possibles et inventer un itinéraire sous la voûte étoilée, une issue de secours digne d'un petit Prince éperdu de liberté. A un moment donné, deux hommes sont venus et ont continué. Il a beau les héler. Ils ne l'entendent pas et ne se retournent pas. Il est seul dans cet immense espace, un univers qu'il lui faut apprivoiser pas à pas. Il continue. Les dangers le guettent. Des chiens agressifs lui font face, freinés par un mur de pierre qu'ils hésitent à sauter, les limites de leur périmètre de sécurité, qu'il ne doit pas franchir sous peine d'être mordu et mis en pièces. Il continue malgré tout au bout de la ligne de partage entre le ciel et la terre qui domine de part et d'autre le paysage, l'horizon à portée de main et la carte du ciel dans la tête, vers l'ultime monticule habité par trois bergers. Derrière eux, l'espace se creuse et l'univers des haut plateaux bascule. Il aimerait lui aussi redescendre à un niveau plus terrestre. La ligne de fracture qui s'annonce ne lui laisse guère le choix. Il a la désagréable surprise d'avoir chevauché trop longtemps et se croire être le premier à franchir la ligne d'arrivée alors que tous les concurrents sont déjà à l'écurie. A-t-il misé sur le mauvais cheval ou lui, le fou a-t-il poussé son pion trop loin sur le plateau ? Dame Lesobeng l'attend pour un retour heureux vers une rivière sinueuse. Ha Peterose, du nom de Peter = Pierre, celui qui a donné son nom à ce village, porte d'entrée du paradis Lesobien, lui laisse les clefs d'accès à la rivière millénaire. Il longe le petit cours d'eau tributaire de la Lesobeng et laisse interloqués sur les hauteurs, les habitants de trois villages successifs avant d'atteindre une école primaire et avoir confirmation d'être sur le droit chemin. Une heure de pause thé et il poursuit sa descente en aval vers Ha Ramajallo jusqu'à ce qu'il aperçoive la butte Mont-Martre, ancienne mission fondée en 1940, où il était passé à Pâques.



Il nage comme un poisson dans des eaux connues et file se jeter dans la Senqunyane via des villages reconnus tels que Ha Kokoana où il descend de la falaise et se retrouve au niveau de l'eau et Ha Khetsi où il rencontre James, l'instit', installé depuis 16 ans dans le village, sur le point de se faire muter vers Maseru où il a déjà envoyé sa femme et sa progéniture. Il se rappelle avoir longé la rivière et laissé de côté le sentier qui montait vers le plateau, ce qui lui a coûté une nuit dans une grotte car il s'est retrouvé acculé la nuit dans un coude de la rivière aux parois infranchissables, gardiennes du cours, qui montaient la garde et formaient un cul-de-sac. Après une nuit dans un décor naturel d'une beauté incomparable, il était remonté sur le plateau et avait déjeuné avec une famille à Ha Lepolesa avant de participer à des funérailles à Ha Motsiba. L'avortement étant illégal au Lesotho, une jeune femme ayant voulu se faire avorter, avait été conduite trop tardivement aux urgences du Q2 (pour Queen Elisabeth 2, l'hôpital public de Maseru) se vidant de son sang. Cette partie de l'itinéraire, effectuée ordinairement à cheval sur deux jours, il l'expédie en 6 heures cette fois-ci, toujours émerveillé par les types de concrétions rocheuses qui jalonnent son chemin. De la roche lisse immaculée sur laquelle l'eau glisse et dessine pour les enfants, des formes de génies ou des lampes d'Aladin et pour les adultes, des oignons avec leurs peaux colorées ou des formes fœtales et vaginales avec les secrétions ocres, terreuses, sablonneuses, glaires sanglantes engluées de micro organismes donnant la vie et proclamant la naissance. Des plateaux d'ardoises de roches superposées à l'horizontale entre lesquels coule un filet d'eau se jetant dans un bassinet sablonneux le séduisent en un clin d'œil avant d'arriver à Ha Motsiba. Un toboggan de pierre blanche permet l'écoulement des eaux usées et piétinées tel un bidet grandeur nature permettant de s'épancher et prélude à un bon bain de jouvence.

Après une nuit blanche, quel bonheur de savoir ce qui m'attend à l'arrivée. David dépèce une chèvre qui a été tuée par les chacals tandis que les femmes préparent de la bouillie de maïs pour accompagner la viande. Je dispose de la case où les deux sœurs de Ramabanta servaient le "meurtau", la bouillie de sorgho liquide. Tout a été reconstitué et les jeux de casseroles remis en place à la verticale sur un porte-casserole, un arbre métallique avec des branches reposoirs en escalier sur lesquelles sont exposées les précieux récipients. Ce soir, j'ai des envies de viandes. Je ne sais pas si c'est l'effort fourni ou la nuit sans sommeil qui en est la cause mais toujours est-il que David me gâte avec quatre morceaux, le dernier, une clavicule, étant le plus fourni en viande et le mieux cuit. Bien que je sombre rapidement dans les limbes les plus profonds, un rongeur parvient à me sortir de mon sommeil paradoxal. Ils sont deux, l'un de chaque côté de la pièce. Le plus bruyant fouille et grignote sous mon lit. Avec l'aide d'un tisonnier, je ratisse trois fois, le long du mur au pied du lit, avant de me rendormir.

Du thé en quantité, du carburant de qualité, pour tenir la journée et David me montre le chemin vers la Senqunyane. Je rate presque une triple cascade constituée d'une faille dans une concrétion karstique en forme de bulbe sculptée sur trois niveaux, chacun accusant réception de l'eau à son étage dans un bénitier creusé par l'érosion, une merveille de la nature égale à celle entrevue à mon entrée dans le village.



Bien qu'il existe un pont piétonnier, David m'indique la marche à suivre pour traverser à gué la Lesobeng d'abord puis la petite Senqu. J'ai peur qu'il ait oublié qu'il a plu très tôt ce matin. Mes craintes sont vite dissipées quand je vois le niveau d'eau. Ha salemone, de l'autre côté de la rivière, n'est pas franchement proche. Je ne m'attendais pas à devoir encore grimper autant pour rattraper la piste impraticable vers Semonkong. J'ai la chance de rencontrer un pick-up venu ravitailler une boutique qui repart vers Maseru. A l'arrière, une femme malade et devant, assise, une autre à la jambe fracturée partent à l'hôpital à Maseru, la première pour une expertise psychiatrique, la seconde pour une radio seulement disponible dans la capitale au Q2. Certaines parties défoncées de la piste infernale doivent être pénibles pour ces patientes.

A Semonkong, je prends la direction de Malealea via Ribaneng, l'une des destinations préférées des touristes au porte-monnaie bien fourni. Il n'est pas difficile de suivre les traces et les sillons laissés par les groupes de chevaux, une véritable autoroute équestre à quatre voies. Je fais une pause déjeuner dans une maison où je demande à m'abriter pour échapper à l'orage. Je repars d'un pas alerte et décidé à atteindre Masemouse demain. La pluie menace de nouveau et avec le ciel totalement couvert, j'ai l'impression que la nuit est proche alors que je dispose d'un peu de temps devant moi pour pousser plus loin. Une famille essaye d'interrompre ma course alors qu'il commence à goutter mais quand j'entends la femme parler fort comme si elle criait, je la fuis et continue sans m'arrêter jusqu'à Ha Motlibi après avoir été douché par un orage survenu en cours de chemin. Je suis trempé jusqu'aux os. Une gamine, une assiette de nourriture dans les mains, demande à deux jeunes garçons de m'emmener auprès du chef qui n'est autre qu'une femme de 46 ans, veuve avec trois fillettes à charge. Elle a repris les responsabilités de son mari décédé d'un coup de froid en 2002. Une femme peut exercer la fonction de chef coutumier dans ce cas de figure ou si son fils trop jeune pour cause de décès du père, ne peut remplir son rôle. Si elle l'avait refusée, le frère cadet du défunt chef serait devenu chef. D'autres femmes l'exercent au nom de leurs maris, mineurs en Afrique du Sud. mais le vrai pouvoir ne leur appartient pas. Elles font fonction de chef pour cause d'éloignement de leurs époux. Comme les maires en France dont la fonction se rapproche le plus de celle des chefs de village, ils reçoivent une indemnité pour les dédommager, 700 Malutis (environ 70 Euros) dans la cas de Matieho. Son cheptel compte deux vaches dont elle tire le lait pour ses enfants, cinq moutons et sept chèvres, bien loin des chiffres faramineux habituels d'une centaine de têtes. A cheval, elle se rend à la fin de chaque mois à Mohale's Hoek pour une réunion des chefs. Elle peut parfaitement m'indiquer le chemin à suivre. Elle a besoin d'un jour pour aller et un autre pour revenir, au total elle est absente trois jours.
Le lendemain matin, je suis de corvée d'eau avec ses fillettes qui me donnent un coup de main. Je leur distribue mon container de deux litres et une poche de cubitainer de vin rouge. Je fais trois aller-retour et comprends mon malheur. Je n'ai qu'un seul seau de vingt litres et un bidon plastique de dix litres, ce qui ne compense pas le poids du seau. Les corvées d'eau étant l'apanage des femmes, elles portent les récipients sur la tête, ce qui n'est pas mon cas. Le sentier étant à voie unique, je me retrouve restreint et limité dans mes mouvements par des rochers ou des monticules de terre en travers du chemin et dois obliquer, le corps positionné à la diagonale, pour pouvoir continuer et arriver à la case sous les rires moqueurs des Sotho qui eux, ne sont pas corvéables à merci. L'eau vient d'une résurgence et est puisée à la gamelle avant d'être reversée dans un récipient plus grand et transportée. Avec la pluie qui est tombée, l'eau n'est pas claire et pleine de turbidités si celui qui la puise la remue trop. Une seule toilette dans le village, inutilisable car la tôle qui servait de porte a été endommagé par le vent et totalement détruite par les enfants. Si des groupes de touristes passent régulièrement et séjournent dans une case qui leur est attribuée, comment peuvent-ils laisser les gens ainsi dans leur merde ? Ce circuit, couru et connu depuis de nombreuses années sert à enrichir les Afrikaners, responsables des deux points de chute où se trouvent les loges. Entre les deux, pas de salut pour une économie durable avec les locaux ou d'investissement dans un projet à long terme d'adduction d'eau ou d'amélioration des conditions sanitaires. Matieho, bien que ce soit dimanche, n'a pas une minute à elle, occupée par les villageois venus la consulter, me rappelle que je dois partir si je ne veux pas me retrouver coincer par la nuit.

Le chef du village suivant m'interpelle au passage et je lui promets la prochaine fois de dormir chez lui. S'ensuit une longue marche dans des prairies d'altitude humides et inondées de campements de bergers. Les cloches sonnent attirant mon attention. Est-ce le fruit du hasard ou y a t il une raison bien précise mais toutes les cases sont situées sur l'autre versant mieux orienté. Je fais une pause à un buron situé à proximité du sentier et goûte au lait aigre. Ma boite de yaourt grec se retrouve remplie de ce précieux breuvage. Je leur laisse une assiette et une timbale avant de continuer en tâtonnant un peu pour deviner la direction à suivre même si je reconnais la plaine en bas. Il est environ 16h00 lorsque je commence à redescendre vers la rivière Maphonkoane au pied de la montagne Lekhatje. Je trouve refuge en route vers Masemouse dans un collège où Masimotu attendait quelqu'un à la descente du bus pour remonter vers l'école où elle enseigne la littérature anglaise et la langue anglaise.



Un élève en terminale C, rencontré sur la piste, venait juste de me conseiller de prendre le raccourci par l'école et demander l'hébergement aux professeurs. Je pars tôt le lundi matin en traversant la Maphonkoane dont le niveau d'eau a monté à cause des pluies récentes et rejoins à pied Masemouse puis en voiture Mohale's Hoek par la piste qui la relie à Malealea. Une belle semaine de marche qui m'a permis de compléter la première tentative Qacha's Nek - Mohale's Hoek et de découvrir d'autres endroits admirables situés sur le même parallèle puisque les itinéraires sans se chevaucher étaient voisins l'un de l'autre.