Au sortir de Mohale's Hoek, alors que je marche sur la route, Matsaile, 16 ans, m'invite à partager le repas de la mi journée, la traditionnelle bouillie de maïs, la papa avec des tomates cuites aux oignons. Avec son frère aîné de 20 ans, ils sont orphelins de père et de mère. Le premier décédé d'un accident de voiture, la seconde à 36 ans d'une maladie dont elle ne connaît pas l'origine mais qui ne laisse aucun doute tant elle est un fléau national. Je lui offre le café et des biscuits. Elle a plus que l'air d'apprécier le supplément qui lui est offert quand je la vois serrer les galettes dans sa petite main. Je n'atteins pas Qacha's Nek comme prévu et passe la nuit dans le bureau d'une école primaire, une rondavel aménagée, proche de la route goudronnée. A Qacha's Nek, je passe sous mon poirier préféré ramasser les poires tombées depuis huit jours, mon dernier passage date du 17 mars. Elles sont juteuses et à point, celles qui ne le sont pas encore finiront par l'être, conservées dans mon sac. Je m'en délecte tandis que les locaux les ignorent. Avec l'automne qui s'annonce, ce doit être la fin de la saison des fruits communs à ceux que l'on trouve en Europe, les pêches étant partout en surnombre, les pommes, les poires et le raisin sont plus rares. Devant le presbytère de Qacha's, un cognassier attend toujours des personnes intéressées. Les fruits pourrissent pour la plupart au pied de l'arbre, les pêches sont pelées et séchées ou parfois mises en conserve si les bocaux sont disponibles. Durant cette semaine passée en Afrique du Sud, j'ai vu à Pietermarizburg de belles pêches fraîches à 18 Rands/kg (presque 2 Euros) et d'autres séchées au double du prix (36 Rands), de quoi offrir de beaux débouchés aux pêches du Lesotho !
Afin de satisfaire deux personnes différentes à qui je les ai offert, je suis revenu avec douze pots de verre de grande taille ayant contenu du café soluble - du verre perdu en Afrique du Sud, non recyclé. Un week-end à Maseru m'a permis de récupérer une dizaine de pots en plastique de fromage frais "Greek yoghourt" avant de les distribuer à qui bon en a besoin comme container de nourriture ou pour s'en servir pour piocher de l'eau bouillante dans une marmite. Le mien, de la même taille ayant contenu une qualité de yaourt supérieure, du pré biotique "full cream" vient de moins loin puisqu'il est fabriqué et vendu en Afrique du Sud et me sert d'assiette ou pour m'asperger dans les cours d'eau, bref à de multiples usages dont le principal est de servir de théière, ce qui explique sa coloration couleur locale, sale aux yeux des Africains qui ne connaissent pas les marques laissées par la théine, ceux-ci buvant peu de thé noir. Sans relent raciste, je leur explique que même s'ils se frottent à l'émeri, ils n'en deviendront pas blanc pour autant, ce qui ne veut pas dire pour autant qu'ils sont sales. Ils sont nés noirs et ne sont pas blancs comme neige. Mon pot l'était et il n'a pas choisi de devenir noir. Il l'est devenu de par l'utilisation qu'il en est faite. Je le récure régulièrement, ce qui ne lui rend pas sa couleur originale.

Après avoir dépassé Ha Maduma, je pars vers l'ouest en direction du parc national de Selhabathebe distant de presque une centaine de kilomètres et dont je dois croiser la route qui y mène, celle-ci longeant à distance la rivière Tsoelike que je dois traverser pour rejoindre la rivière Melikane, son affluent. Lorsque je culmine au point le plus haut, je découvre à mes pieds un tapis de champignons. Quelle récolte avec ce sac plein, tombé du ciel. Je ne sais pas encore à quelle sauce ils vont être mangés, ni comment je vais les frire, ni où je vais finir la soirée mais je me réjouis de cette manne improvisée. Je les cueille avant de me faire remettre sur le bon chemin par un homme et son petit garçon contemplant le paysage, leur cheval noir harnaché broutant à leurs côtés, ce qui ajoute un côté encore plus divin à ma cueillette puisque j'ai poussé trop loin sur la crête. Les environs du parc national, le premier à avoir été établi au Lesotho, est supposé être un vrai régal pour les yeux avec des prairies de haute altitude et des formations rocheuses de type lunaire.



Une fois la route de gravelle atteinte, je dois corriger le tir et revenir cinq kilomètres en direction de Qacha's Nek avant de tourner vers Melikane et passer la rivière Tsoelike au choix, sur l'un des deux ponts qui sont mitoyens, le goût et la matière ne se discutant pas, le premier en béton et le second métallique de couleur verte. C'est vendredi et l'heure de rentrer pour les camions de l'équipement qui travaillent à ouvrir une piste depuis Melikane jusqu'à Matebang. A quand la réalisation et la finition du projet ? Selon les dires de l'ingénieur responsable du projet, il semblerait que le terrain et la formation géologique de la roche mère leur impose quelques difficultés imprévues. Je prends les raccourcis et rattrape un groupe familial composé de cinq jeunes garçons et trois femmes, lesquels sont chargés de sacs de farine et de bidons d'huile de palme de cinq litres, dons du programme alimentaire mondial. Le PAM subventionne et cautionne la coupe d'arbre, la forêt indonésienne qui part en feu, pour favoriser les plantations massives de palmiers et l'industrialisation subventionnée de cette huile redistribuée au pays les plus démunis qui n'ont ainsi plus aucune raison de pallier à leurs besoins, en cultivant du tournesol par exemple, puisqu'ils sont assistés et approvisionnés gratuitement. Les gamins croulent sous leur charge et j'aide l'un d'entre eux en montant son bidon d'huile jusqu'au point où nos chemins divergent. Il fait presque nuit et je continue vers le village de Melikane qui porte le même nom que la rivière que je longe. ça monte sec ! Un pick-up descend. A pied, j'ai le temps d'apprécier les couleurs ors rougeoyantes qui entourent l'astre lumineux déclinant et se reflètent dans le ciel. Il promène son halo sur la ligne de crêtes qui paraissent bien sombre en contraste avec la luminosité du soleil couchant. Je ne vois rien poindre à l'horizon, ni lueur, ni foyer qui puissent indiquer la proximité d'un lieu peuplé. Je marche depuis un petit bout de temps et le ciel menace. Des éclairs, véritables flèches lumineuses transperçant l'horizon assombris de nuages chargés d'éléments négatifs, me guident et dessinent le chemin à suivre quand les phares d'un véhicule apparaissent derrière moi.

Je n'imaginais pas Melikane si loin (17 km). Qu'il soit loué, mon sauveur ! Les bras nus, il se met à pleuvioter dès que je saute à l'arrière. Un Sotho se cache du mieux qu'il le peut sous sa couverture (ré)chauffante. Le conducteur gère un magasin où il s'arrête un moment avant de faire demi tour et me déposer sous une pluie battante près du logement des instituteurs, des cases que les fonctionnaires louent. Avec la présence de Chinois à proximité travaillant sur le projet de construction d'un collège, notre point commun étant d'être étranger, il a essayé de faire jouer la solidarité internationale mais le policier chargé d'assurer leur sécurité n'a rien voulu entendre, ni même se donner la peine de les déranger. Je me retrouve avec trois jeunes étudiants cohabitant avec un enseignant parti à Mohale's Hoek, d'où je viens, compléter son mois en faisant quelques affaires. Ils m'emmènent voir trois autres instituteurs, un couple, Tumo et Matsepiso enceinte de quelques mois et Makhosi, mère de trois enfants en scolarité à Maseru dont l'époux, policier, poursuit des études universitaires à Bloemfontein (Afrique du Sud). Ils peuvent m'accueillir et sont même très heureux de le faire. Leur anglais étant excellent, la communication s'avère facile et les plaisanteries qui fusent donnent un ton très enjoué à la soirée. Ils me font promettre de rester parmi eux, demain samedi, jour du sabbat, et passer la journée en leur compagnie. Au contraire de l'église romaine catholique, ils disent suivre à la lettre les paroles de l'évangile et la Bible. Ils ne sont pas autorisés à cuisiner depuis le coucher du soleil le vendredi jusqu'au samedi soir, seulement réchauffer les nourritures préalablement cuites. Ils n'utilisent pas d'huile de friture ni ne mangent de viande sans me donner aucune raison valable à leur choix imposé par leur congrégation. Mes champignons risquent fort de pourrir dans mon sac, à mon plus grand désespoir. Ainsi soit la volonté du Divin. Je me faisais une telle joie de pouvoir les cuisiner et les manger sous une forme ou une autre. Je ne suis que chair humaine et j'ai mes faiblesses. Crus, je veux bien les croquer mais pas le sac entier ! En désespoir de cause, je fais du tort et tape dans la salade de spaghettis et de pommes de terre avant de rester dormir en compagnie de Tumo. Les éléments extérieurs sont déchaînés et l'orage s'abat violement sur la région toute la nuit. Je commence à douter du bien-fondé de cette dernière marche fin mars car l'automne s'annonce court et l'hiver précoce même si la neige n'a pas encore pointé son nez. Je suis en zone de haute montagne, l'équivalent des Alpes de moyenne altitude et le changement de climat peut être rapide et mortel. Par rapport à décembre, le soleil se lève une heure plus tard et se couche une heure plus tôt. Le côté positif, la chaleur à la mi journée étant supportable, je peux envisager marcher sans marquer la pause de trois heures entre midi et 15h00, ce qui n'est pas à proprement parler le mieux puisque je préfère "couper" la journée en deux temps de marche de trois à quatre heures. Généralement un peu plus longtemps le matin (quatre heures) que l'après midi (à peine trois) indépendamment de l'endroit choisi pour reprendre des forces. Il est bien entendu que je quitte plus tard si c'est un lieu agréable ou me trouve en relation avec des personnes plaisantes et accueillantes. Le climat en mars / avril est celui que l'on peut connaître en Europe en moyenne montagne. De décembre à février, il fait très chaud dans la journée avec des orages violents qui éclatent en fin de journée. Les nuits actuellement, depuis début mars, sont fraîches et supportables bien que d'une semaine à l'autre, j'ai pu noter des différences de températures. Le duvet est maintenant nécessaire tandis que le drap couchette était suffisant durant l'été (période de décembre à février).

Aux premières heures du jour tandis que le ciel arrose toujours notre "maison du bonheur", je prépare une bouillie légère malgré l'injonction qui m'a été faite par mes hôtes de ne pas cuisiner et chauffe de l'eau pour le thé. Tumo fait semblant de dormir ou préfère m'ignorer, ce qui arrange les affaires de tout le monde. Je ne crains personne, ni même sa femme la plus fondamentaliste des trois mais je ne veux pas les mettre en colère. Je parie sur le fait qu'elles ne se pointeront pas d'ici 8h00, un laps de temps suffisant pour faire disparaître toutes traces de cuisson. Les choses se passent comme prévu. Tumo n'a pas objecté, ni moufeté lorsqu'elles entrent dans la case. Il le fera peut-être plus tard. Je finis mon thé avec un pain aux noix et raisins sans levain, non autorisé par les Saintes Ecritures, avant de m'éclipser prétextant la cuisson de champignons dans une case voisine qu'il me faut trouver. N'utilisant pas d'huile de cuisson, je ne pouvais pas les frire à l'aube. Vu les restrictions qui m'ont été imposées, je ne l'aurais pas fait à cause de l'odeur que peut dégager la friture de tels mets de choix. Je retourne à la maisonnée des trois étudiants contents de bavarder en anglais et passe la matinée en leur compagnie tandis que mes hôtes et la responsable du pensionnat des filles sont réunis et étudient sans relâche la Bible, leur version édulcorée n'étant pas celle reconnue par le Vatican. Ils se définissent comme Luthériens. Je visite les toilettes des professeurs, celles de l'école en cours de construction et surprends un concours de chorales, de chants et voix traditionnelles sotho. Un collège voisin est venu se faire entendre et l'un des deux sortira vainqueur de la compétition. Tandis que beaucoup d'élèves qui n'ont pas le sou écoutent sous la fenêtre ouverte, celle-ci se ferme brusquement après que je sois resté dessous un quart d’heure. J'en comprends la raison lorsqu'ils m'expliquent qu'il y a un droit d'entrée de deux Rands. Je n'ai pas forcément envie de m'entasser à l'intérieur du local. Les voix sont si belles, écoutées depuis l'extérieur et avec le décor magnifique qui m'entoure, cela leur donne plus de puissance, de gravité et de beauté. Deux pensionnaires, petits futés pour se faire de l'argent de poche, ont fait poussé et récolté du raisin vert qu'ils essayent de vendre deux Rands la grappe. Je pensais qu'il était importé d'Afrique du Sud. La fenêtre close, j'en oublie d'aller voir les ceps croulant sous les grappes. Avant d'écouter les chants, je suis repassé voir mes étudiants de la "Saturday Bible School" toujours plongés dans les Saintes Ecritures et les ai averti que je partirai peut-être en milieu d'après midi.

Le ciel depuis la mi journée s'est rétabli, ce qui me donne l'occasion de mettre à l'épreuve ma promesse de quitter les lieux. Merci au Grand Commandant, Chef d'orchestre qui gère le tableau de bord et les manettes des revirements climatiques. Absorbés par leur traduction, chantant, priant ou discutant, ils interrompent leur lecture et me bénissent, naturellement opposés à mon départ. Matsepiso se montre la plus déçue et commence à faire jouer ses sentiments, ce dont j'ai horreur, pour faire pencher la balance et me faire revenir sur ma décision. Dans mon esprit, rester voulait dire "passer du temps ensemble, partager et discuter" mais pas m'imposer l'étude de la Bible toute la journée. Pour demeurer correct et ne pas paraître impoli, je m'excuse d'être venu le jour du sabbat, le jour le plus important de la semaine à leur yeux de protestants. La prochaine fois, j'arriverai un samedi soir. Tumo m'offre un petit livre "The Secret Terrorists" écrit par Bill Hughes dont je n'ai aucune illusion sur le contenu. Je lui promets de le lire. Avec toute cette pantomime et ces démonstrations de bons sentiments à mon égards, je quitte tardivement en direction du pont piétonnier dominant la Melikane. Je repasse par Thueleng, près de la boutique de mon chauffeur de la veille, qui est lui aussi instituteur à l'école primaire, doué d'un côté bizness. Un véhicule du gouvernement immatriculé en rouge 3641 sur la portière duquel je peux lire "public works" est stationné devant l'entrée. Par curiosité, je jette un coup à l'intérieur de l’échoppe et vois deux hommes en état d'ébriété dont l'un doit être le chauffeur. Je suis interpellé mais quitte l'endroit insalubre sans me retourner et descends directement jusqu'au petit pont enjambant le cours d'eau.



A Sekoti, un grand rassemblement a lieu en guise d'ultime adieu au père de Meshack décédé de vieillesse. Tout le village est présent pour les festivités. La famille du défunt régale tout le monde de viande de mouton accompagnée de sempe, un plat à base de maïs non concassé, ce qui le rend plus énergétique et nutritif que la papa faite à partir de la farine. La bière de sorgho arrose le tout. Au passage, je suis invité à partager une assiette de ce mets calorifique avec deux côtes et un morceau de gras. Je leur tends ma "cup (= tasse) d'un litre, pot de yaourt version bio, pour recevoir à deux reprises le précieux liquide. Il est tellement épais qu'il ne coule pas dans la gorge. Il y a à boire et à manger lorsque l'on en a pris un litre. Il est aisément compréhensible que certains en font leur nourriture principale d'autant plus qu'elle se sert au litre dans des récipients recyclés, les plus visibles et souvent utilisés sont ceux de la marque Gwayi TAXI en plastique vert qui contenaient de la prise au menthol, un produit de qualité incomparable d'origine suédoise, fabriqué dans l'état du Gauteng en Afrique du Sud. J'en utilise un comme container garde nourriture. Il est stipulé sur le couvercle jaune que la "super snuff causes cancer" (le fait de priser provoque le cancer) mais la mise en garde est aussi valable pour ceux qui boivent des litres et des litres de bière de sorgho même s'ils ne savent pas la lire. La boite de 1 kg sert de mesure étalon pour les buveurs de bière sotho mais elle contient en réalité 1,5 litre. Je salue la veuve et me rends sur la tombe de l'ancien, enterré sans signe ostentatoire, ni même une croix en bois. Aucun service religieux n'a eu lieu car le village est trop isolé. Meschak m'invite à dormir mais j'ai peur que les buveurs de bière, trop éméchés et bruyants, ne m'empêchent de dormir. Je préfère prendre le large et voler vers Matebang. Meschak me recommande de passer par Tsolo puis Sekonyane. Une dame en hauteur sur le versant de la colline, mon âge peut-être bien qu'elle paraisse beaucoup plus âgée, me hèle et me dit que je suis perdu. Je change de cap et m'accroche à ses jambes que j'ai sous les yeux en la suivant de près dans la montée. Elles n'ont rien de vilaines et se rendent à Ha Ramokakatlela tandis que je retrouve la piste carrossable et continue jusqu'à un embranchement. J'hésite à aller tout droit ou tourner. Je m'assois. Si je prends à droite, je pars sur le morceau de route en construction déjà mentionnée, autant dire que je risque de finir dans la nature mais je ne sais pas non plus où je vais tout droit. Comme il fait pratiquement nuit, je ne risque pas de croiser quelqu'un. Je dois prendre une décision et opte pour suivre le tracé au préalable déjà dessiné de la future voie d'accès à Matebang. La descente est raide et extrêmement pentue, largement planifiée pour que deux véhicules se croisent, ce qui me laisse du champ pour entrevoir l'itinéraire, cette nuit précédant celle de la pleine lune. Je change de vallée et longe maintenant la Senqu, l'affluent le plus important du pays. Après une demi heure d'ébauche de piste à peine praticable à l'heure actuelle, un chemin muletier prend le pas et assure la continuité de mon itinéraire dans l'espace nocturne. Il est d'ailleurs bien plus agréable à suivre. Je domine légèrement la rivière Senqu dont je sens les eaux couler. Deux bonnes heures me sont nécessaires pour atteindre un terrain de football planté au milieu de nulle part. Sur l'une de ses longueurs, deux cases entourent une maison rectangulaire. Je parie qu'elle est occupée mais après avoir aboyé des "Hou, Hou !" à répétition sans obtenir de succès, je dois me tourner vers les hauteurs vers d'autres cases. Je me dirige franco vers le même schéma de structure, une maison d'habitation cernée de deux rondavels. Le reste du village doit compter une demi douzaine de cases, suffisamment pour monter une équipe de foot en y incorporant les femmes. De la musique émise par un transistor émane de la colline où sont assis des jeunes éclairés par la pleine lune. Je n'ai pas idée de l'heure exacte qu'il est, entre 21h00 et 22h00 peut-être. Une case s'ouvre et je suis rapidement hébergé dans la grande pièce unique de la maison principale occupée par un lit et de multiples couvertures qui sert en réalité de débarras.



Le matin, café pour tout le monde. J'invite et la grand-mère qui doit sortir ses tasses retournées les unes à côté des autres sur la nappe plastique de la table adossée contre le mur, en profite pour faire une grande vaisselle et un coup de propre. Le coeur d'une case sotho est la table sur laquelle est disposée et étalée la vaisselle qui se résume à quelques assiettes le plus souvent métalliques positionnées debout contre la paroi de la case, la table étant collée à celle-ci. Au second plan, viennent les tasses du même acabit ou de céramique avec des inscriptions diverses, objets reçus de proches. Six beaux verres mouchetés et dorés achetés à Maseru, la capitale, trônent sur celle-ci et forment un clan à part bien distinct des plus ordinaires, noyés dans la masse d'une dizaine d'autres. Quand les moyens le permettent, les batteries de casseroles, chacune différente quant à la matière, en aluminium ou inoxydable selon la marque de fabrication chinoise ou allemande, sont aussi exposées. Les suites de cinq à sept récipients sont visibles, posés chacun les uns à la suite des autres, à la queue leu leu comme attachés par le manche. Qui dit deux ou trois jeux de casseroles, dit aussi une table plus grande et en conséquence, nécessairement plus de moyens financiers. La table devient un stand de foire et pourrait prétendre à un prix d'excellence au niveau de la décoration tandis que la cuisine se fait à même le sol. Les denrées telles le sucre ou le sel et les couverts sont posés sur la table. Cette valorisation des pièces à l'unité ressemble à nos vaisseliers d'autrefois dans les salles à manger et cette démonstration habituelle et étalage banal de biens possédés sert à établir la valeur d'un trousseau et la richesse des propriétaires des lieux. Plus la femme possède, mieux elle a été mariée. Je la vois donner un morceau de viande de vache au chien. Elle me dit qu'il sent. Je me réserve les trois autres, tanpis pour les chiens. Je finis de servir les cafés quand un jeune homme m'apporte un demi poisson. J'ai mis la viande sur le feu avec de la bouillie de maïs à laquelle j'ai rajouté de l'eau pour avoir de la sauce et réchauffé les graisses animales plus facilement ingérables et absorbées dans le sang lorsqu'elles sont chaudes. Une petite marmite en fonte me sert à noyer le poisson auquel j'ajoute des épices, des champignons et des patates déjà cuites. Je propose à mon hôte de manger le poisson tandis que je m'occupe de la viande. Elle refuse net. Un jeune gars, assis à mes côtés, mange sa bouillie de maïs froide mélangée à de la purée. Comment fait-il ? Apprécie-t-il ce qu'il goûte ? Je n'en ai pas la moindre idée. Etre pauvre ne signifie pas tout subir misérablement. Les légumes sont dans le jardin sans compter les plantes sauvages, il suffit de les cueillir. Les fruits sont dans la nature, encore faut-il les chercher. Il est plus facile de laisser choir un sachet vide de snacks acheté à la boutique que de se baisser pour ramasser un fruit. Doit-on chercher à comprendre quelque chose qui n'a pas de sens à nos yeux ? Je laisse passer une demi heure entre mes deux repas matinaux, ce qui me fait prendre du retard. Il n'était pas question que j'embarque le poisson cru. Repu, je rejoins à petit foulée le terrain de sport avant de plonger le cul dans un buisson, ni vu, ni connu, pour d'autres besoins naturels. Je rejoins la Senqu gonflée par les eaux pluviales de la nuit précédente. Une petite salle de bain de porphyre rouge s'ouvre sur ma droite. Quel luxe offert par la nature dans un décor aussi somptueux. Une petit bras, affluent de la Senqu, m'attire dans sa manche et la salle d'eau déroule son tapis rouge toute pavée et veinée de rigoles jusqu'à une petite chute miniature d'un mètre de hauteur. Les aventures aquatiques de Gargantua ou Rabelais revu et corrigé dans un pays qui ne l'a pas encore lu, vont donner naissance à l'érotisme d'un aventurier du 21ème siècle. Le grand écart entre les deux bords de la piscine, les balles rebondissent avec la puissance du jet grâce aux pluies abondantes tombées ces dernières vingt-quatre heures. Le pavé de pierre rouge est suffisamment large pour s'y vautrer, le corps parcouru de sensations qui font frissonner les membres engourdis. L'eau fraîche ruisselant sur le corps endolori par la marche contraste avec l'énergie solaire réchauffant les parties affleurant à l'air libre. Une rigole pleine d'eau pourrait abriter un serpent de la taille d'un boa tandis que d'autres plus discrètes sont prêtes à accueillir des corps mous endurcis par le frottement avec la pierre polie par l'érosion. Une érection et le Bob Sleigh se retrouve catapulté dans la descente vertigineuse d'un toboggan, un Mister Spermato, lunettes noires d'aviateur sur les yeux et nez au vent, y trouverait tout naturellement son débouché direction les voies fluviales. Un sauf-conduit maritime sans droit de navigation approprié qui permet à l'auteur de savoir qu'un éclaireur olympique descend la Senqu proche puis la rivière Orange à la vitesse de la lumière pour aller se jeter dans l'Océan Atlantique. S'il ne l'a pas fait, sa progéniture le réalisera. Je reste couché un moment sur la roche le corps entier baignant dans l'eau, le membre turgescent, à l'endroit ou à l'envers, les fesses retournées face au soleil, comme une galette sur le grill. Y a t il moment plus propice à la lecture après avoir envoyé son émissaire en reconnaissance ? Et Dieu dans tout ça ? N'a-t-il pas envoyé son fils sur la Terre pour racheter les péchés des hommes et les sauver de la perdition ? Il en est question dans "The secret Terrorists", ce tissu d'inepties édité par la Vérité triomphante (The Truth Triumphant), nom donné récemment par les Témoins de Jéhovah à "la Tour de Garde", leur ancien journal. Ecrit et relaté à partir de faits véridiques et de déductions très simplistes, il suffit de lire le préambule et la conclusion pour comprendre que le Vatican s'en prend à la pauvre Amérique toute entière, le puissant Goliath Catholique en la personne du pape lui-même représenté par les Jésuites, connu comme le Satan suprême contre le Petit Poucet Protestant Américain. Des assassinats des présidents Jackson, Lincoln, J.F Kennedy aux deux guerres mondiales en passant par le coulage du Titanic et des faits plus récents tels le massacre de Waco, l'attentat d'Oklahoma et celui du WTC le 11 septembre 2001, tout est à imputer aux Jésuites et aux forces malignes de l'église catholique dont le but ultime est la destruction de l'Amérique. Décevant de suivre et croire de tels enseignements de la part d'enseignants africains intelligents mais bien crédules. Ce devrait être le dernier de leur souci puisque l'Afrique n'est pas concernée de près ou de loin par ces "guerres de religion" d'un autre siècle. Plutôt que de taper du sucre sur le dos des autres et dénoncer des inexactitudes historiques, mieux vaut regarder la poutre dans son oeil que de la chercher dans celle de son voisin. Les fanatiques de tous poils m'indisposent. Une personne n'a jamais tout à fait raison à 100% et donner 20% de chance à l'opinion de l'autre est une règle de savoir-vivre. Imposer des restrictions comme ils l'ont fait lors de ma venue est une atteinte à la liberté personnelle. Je n'ai pas voulu les qualifier de sectaires mais ils le sont réellement. Spirituel sans être religieux, né catholique, je ne rentre pas nécessairement dans les églises mais ne les évite pas non plus. Je ne crois pas en toutes ces fois qui érige un modèle de religion à partir d'un Dieu Unique et Tout Puissant mais "Tous les chemins mènent à Rome", peu importe la voie que l'on suit. Après cette conclusion finale, je tire un trait sur la lecture et me retire de la salle de jeu d'ô. Je me relève K.O pour mieux affronter le plateau sur lequel je remonte. Une fois sorti de l'espace tributaire de la Senqu, trois gamins et deux ânes font irruption sur le sentier suivis par deux femmes. Je suis resté plusieurs heures à fainéanter et je dois mettre les bouchées doubles pour rattraper le terrain perdu. Matebang est proche et dans la foulée, une piste longeant la Senqu conduit à Sohonghong. Sur un joli pont métallique orangé à la passerelle de lattes de bois, je traverse la rivière Orange, le nom qu'on lui donne en Afrique du Sud. Les Sotho ont leur pont de Brotonne miniature, celui qui enjambe la Seine à Caudebec-en-Caux. Ne pas oublier que Gargantua est toujours en balade et a chaussé ses bottes de sept lieux pour rattraper Liqonong à la tombée de la nuit. Moeketsi s'approche et me demande dans un anglais correct où je vais. Le premier contact est toujours important et conditionne la suite du rapport entretenu avec l'interlocuteur. Je lui dit que je cherche à passer la nuit. Il m'invite à aller voir le chef du village qui ne parle pas un mot de la langue de Shakespeare. Moeketsi, très amiable et agréable, m'accorde l'hospitalité et nous retournons dans sa famille. Il a 25 ans et deux frères dont l'un mineur en Afrique du Sud plus deux soeurs. Il est le seul à veiller sur sa mère encore très jeune et robuste, son père est décédé de silicose l'année passée. Il veut repasser des matières qu'il n'a pas réussi et reprendre les études pour devenir enseignant. Il y a effectivement un col à passer pour rejoindre la vallée de la rivière Lisobeng, un endroit du Lesotho assurément peu visité à cause de son isolement. Malgré la longue marche qui m'attend, je quitte seulement à 9h30 le lendemain matin sans voir le temps qui s'écoule, pris par les échanges verbaux. Il a visité son frère dans l'état libre (Free State, Afrique du Sud) et a vu ce qu'il avait entendu dire à propos des transsexuels. Il me demande aussi si les mariages homosexuels entre hommes ou femmes sont réels ou factices. Moeketsi m'accompagne un bout avec ses chaussures de ville puis me lâche, trop 'fainéant" me confie-t-il pour aller plus haut dans les pâturages.


Il manque une journée et demie de marche le long de cette rivière, la Lesobeng. Je n’ai jamais pu réouvrir le Doc.rtf. Veuillez m'en excuser.

Avec les couleurs disparates du soleil déclinant, la vallée est belle. La marche à la tombée de la nuit bien qu'il fasse frais est revigorante. Sur ma gauche, je laisse passer un sentier qui part et grimpe sur le plateau et file dans une impasse sans le savoir mais mes sens prévalent. J'arrive lorsqu'il fait nuit dans la boucle d'un de ces fameux S, une falaise en face n'offre aucune issue de sortie. Je repère le sentier qui aboutit à la rivière mais je ne veux pas la traverser de nuit. De l'autre côté, il semble qu'il y ait moyen de monter et passer le mur de rochers mais je ne le sens pas du tout. D'habitude, je suis confiant et je sais que je vais aller au bout de ce que je veux et trouver une solution mais ce soir, j'ai l'intuition que je ne vais pas pouvoir dépasser mes limites et obtenir ce que je souhaite. Juste une impression que je suis dans le mur. Rien de bien dramatique, je n'ai plus qu'à trouver un refuge pour la nuit. J'ai un duvet et de la nourriture mais avec les nuits d'orage dévastatrices, je préfère être abrité et c'est tellement plus sympa de jouer les ermites dans un lieu d'une telle beauté. Je suis entouré, pour ne pas dire cloîtré et encloisonné puisque les murs de ma cellule s'arrêtent au ciel, des parois d'une centaine de mètres de hauteur que seul l'esprit peut dépasser. Ma lampe à dynamo éclaire par intermittence comme si elle lançait des éclairs dans l'obscurité. Le temps que je la lâche, elle n'éclaire plus. J'entends des clameurs de la part des autochtones sur le plateau. Des histoires de fantômes ne vont pas tarder à hanter le paysage pour les décennies d'enfants à venir. Les Sotho ne sont pas hardis et plutôt froussards de nature. J'en ai rarement croisé en train de se déplacer à la nuit tombante, encore moins en pleine noirceur. Un homme sur le plateau, de l'autre côté de la rivière où je n'ai pas voulu traverser, s'enfuit en courant et criant je-ne-sais-quoi sur un ton alarmiste. J'accède à un autre sentier à l'opposé du cours bien qu'il fasse une courbe et monte d'un étage sur une terrasse où du maïs a été planté puis deux marches plus hautes, deux autres champ accolés que je franchis aisément. J'arrive sur un terre-plein de luxe tout en pierre friable. Je ne touche pas le plafond de mon antre mais le pavé, de grandes dalles posées à même le sol, est fragile. Je dépose mes sacs et explore la paroi pour y découvrir une chambre longue taillée dans la roche calcaire d'une blancheur surprenante, un petit nid de bienveillance qui va m'accueillir, une sorte d'alcôve immaculée surmontée d'un pétale de fleur de lotus pour m'abriter de la pluie. Le Nirvana n'est pas loin. Avec cette manne, ce pain qu'il a fallu cuire à 5h30, je ne demande pas mieux que de m'allonger. Je ne manque pas de contempler la vue depuis le balcon sans rambarde de ma chambre à coucher qui vaut tous les cinq étoiles des meilleures capitales du monde entier puisqu'il m'appartient. J'en oublie totalement Matsepiso et le fait qu'elle n'ait pas osé m'inviter. Il y avait nécessairement quelque chose de meilleur à venir derrière.

Je suis réveillé aux aurores et plie mes affaires après un moment de méditation. Deux alternatives s'offrent à moi. Je les ai déjà exposées, raison pour laquelle je savais que j'étais condamné à passer la nuit dans mon antre. La grimpette en face ne mène pas nulle part sinon de l'autre côté de l'arrête cachée à mes yeux. Je fais demi tour et avise un raccourci, pour remonter sur le plateau, qui finalement me conduit au pied de mon tanière. J'avais repéré la trace mais voulant refaire le chemin à l'envers consciencieusement, je suis reparti sur mes pas de la veille. Cette fois-ci, je décolle de mon petit paradis en la suivant à peine visible. J'ai confiance car elle monte sur le plateau que je rejoins rapidement. Le point de vue sur mon nid d'ascète et la vue autour est splendide et imprenable. Je contourne le précipice et rattrape le chemin directeur vers Ha Lepolesa où je prépare du thé, du café pour tout le monde et bois deux coupes de meurtau, une boisson nourrissante à base de sorgho similaire à la bière. La différence entre les deux étant le degré d'alcoolisation de la seconde, la première pouvant être transformée en bière au cas ou elle ne serait pas consommée en temps voulu. Je laisse la boite de café et offre une casquette à ma restauratrice pour se protéger du soleil au lieu de sa couverture qu'elle agite sur sa tête. Mieux que des échantillons, des flacons d'eau de toilette jonchent le sol, au moins trois différents. Les Africains adorent les parfums et en abusent. Il n'y a plus de place pour les odeurs corporelles. Tout est caché et déguisé, ça cocotte ! Je retrouve ces bassins, des piscines naturelles creusées si joliment polies par le ruissellement des eaux abondantes par temps de crue. L'eau ruisselle par petits jets sur une surface convexe comme un enfant assis sur un toboggan va le descendre jusqu'à sa bouche et se jeter dans le sable à ses pieds. Je surplombe la rivière des innombrables S et atteins l'embouchure de la Mantsonyane au niveau du village d'Ha Motsiba qui porte le nom d'une personne. Le voilà, d'ailleurs ! A la mi journée, Motsiba m'invite à me reposer. Il travaille dans les mines depuis 28 ans à Celadon (Afrique du Sud) de l'autre côté de la frontière. 60% de la main-d'oeuvre sotho immigrée en Afrique du Sud travaille dans les mines et est la première source de devises pour le Lesotho avant même l'exportation de la laine mohair, cette rentrée d'argent étant plus conséquente que la somme allouée pour le budget national du pays. Son jeune frère a perdu sa femme enceinte de son quatrième enfant et la famille l'enterre demain. Je suis invité à rester pour les funérailles mais décline l'invitation; Après une pause de quatre heures, je repars vers Rahlolo proche où les un(e)s après les autres, quatre habitants sortent complètement ivres de la "case à bière". Deux femmes âgées ne tiennent même plus sur leurs pieds. L'une quitte le chambranle contre lequel elle était appuyée et commence à vaciller en venant dans ma direction. Je n’ai nullement envie de la voir tomber dans mes bras et devoir la ramasser. Heureusement, un homme en T-shirt blanc, la cinquantaine est sobre et me demande où je veux aller. Il envoie en éclaireur son fils David, 15 ans, étudiant au collège de la Trinité à Semonkong afin qu’il m’accompagne. Celui-ci m'ouvre la voie pour descendre la falaise à même la roche et traverser la rivière Senqunyane. J'apprécie le geste. D'un beau gabarit, il est leste et glisse sur la roche sans crainte de tomber bien qu'il soit en bottes. J'ai du mal à croire qu'il n'a que 15 ans tant il est impressionnant de vivacité et puissant dans ses déplacements. Avec son père, il a du mesurer la dangerosité du passage à gué avec la nuit qui s'annonce. Deux femmes d'un certain âge remontent la falaise, leur valise en équilibre sur la tête, en vue de procéder aux funérailles dans la famille que je viens de quitter. David me confie que la défunte a voulu se faire avorter par une méthode traditionnelle, qu'elle a perdu beaucoup de sang et qu'il était trop tard pour la sauver lorsqu'elle est entrée à l'hôpital Q2 (pour Queen Elisabeth 2) de Maseru. Il n'ira pas aux funérailles car, ce soir, après qu'il m'ait orienté, il doit aller remplacer un berger à Matsoeng, une prairie d'altitude (cattle post) qui lui, doit aller moudre du grain demain samedi, à Semonkong distant d'une vingtaine de kilomètres. La descente vu du haut est ahurissante. La Senqunyane reprend ses droits de petite reine de la région. La Lisobeng à côté d'elle est une enfant, un terrain de jeu miniature qu'un géant enjambe en marchant. La Senqu, il faut courir pour la sauter. L'aplomb fait taire les peurs enfouies au plus profond de nos entrailles. Il n'y a pas à proprement parler de gorges mais si l'on considère que Gargantua s'est baissé et y a posé un genou en y glissant son avant-bras pour ramasser des petits poissons, alors je comprends que sa visite ait distendue les paroi et les ait éloignée l'une de l'autre. La vue au fond du défilé n'est pas profonde, elle s'arrête à la prochaine courbe et le regard reste prisonnier de la paroi. Le passage à gué le plus court qui conduit à Ha Lepelo est le plus risqué avec un courant fort. Je ne veux pas croire que les deux vieilles, frêles et chargées, aient traversé à cet endroit. David me montre le second passage à gué qu'il faut connaître. Je le remercie car sans sa présence, j'aurais probablement du me rabattre sur le passage qui me paraissait le plus rapide. Il m'avance encore quelques mètres pour me remettre sur le sentier avant de faire demi tour. En montant l'autre versant, un couple discourt, la belle à la poitrine proéminente se laisse compter fleurette. Beaucoup d'accouplements illégitimes ont lieu dans la nature, il suffit de trouver le moment favorable et l'endroit adéquat. Ha Lepelo ne fait guère mieux au niveau sobriété. Je décide encore de passer outre le village même si j'avais l'intention d'y passer la nuit. Il y a juste quelques cases et une école primaire fermée pour cause de vacances scolaires. Je me promets d'y revenir et me réfugier à l'école tellement j'ai l'impression d'être sur le toit du monde, un panorama qui s'ouvre à 360° degrés, des lignes de crêtes rougeoyantes se chevauchant tout autour du village et dansant avec le soleil couchant. Un lieu magique, un endroit d'une beauté indescriptible où l'on s'assoit dans l'herbe et où l'on en bouge plus. Au lieu de cela, je dois me remuer les fesses et pousser plus loin. Un gamin d'âge scolaire à l'anglais sommaire me met sur le sentier. J'atteins les hauts de Matlapeng dans l'obscurité. Je descends jusqu'à la première case et décide de laisser voir et faire. Avec la femme qui l'occupe et ses trois enfants, nous nous rendons à une seconde case où un morceau de viande accompagné de bouillie de maïs m'est offert en attendant d'être conduit chez le chef qui m'héberge. Le protocole est respecté.



Le lendemain matin, je quitte très tôt toujours en longeant la rivière jusqu'à Ha Nkesi. A partir de ce hameau isolé sur les rives de la Senqunyane, je décide de couper court par les montagnes et rejoindre la rivière Maletsunyane. En longeant en partie la Senqunyane et descendant plus au sud, j'ai voulu éviter la périphérie de Semonkong. Je n'ai pas de carte et dois me reposer sur les conseils d'un jeune berger à l'anglais approximatif. Il est descendu à Ha Nkesi et me fait goûter du ragondin, une viande sauvage au goût loin d'être impropre à la consommation. Je trace mon itinéraire au préalable avant de partir et le corrige ou l'affine au fur et à mesure en fonction des rencontres. Sur les hauteurs où il me quitte, j'avise Makhalong que j'atteins rapidement. Une femme à l'anglais correct s'étonne de ma présence dans son village. "Que cherchez-vous ?" me demande-t-elle. Je me dirige vers Thabantso qui est le nom d'une région (district) qui englobe plusieurs villages. Je passe Ha Thaba Naliphofu puis avant d'entrer à Ha Moiketse, je profite de l'opportunité qui m'est donnée par trois femmes en train de faire une lessive de printemps dans un filet d'eau pour laver mes deux T-shirts. Je discute avec elles en attendant qu'ils sèchent avant d'être rattrapé dans le village par les habitants qui insistent pour que je reste à dormir car il est trop tard pour pousser plus loin. J'y réfléchis. Cela fait deux soirs que je fais des rencontres intéressantes avec des sothos anglophones qui m'invitent juste avant qu'il ne fasse nuit et je prends le risque d'aller voir plus loin pour ne guère trouver mieux. Je continue malgré tout. Une descente infernale guidée par un étudiant et je remonte l'autre versant après un décrassage mérité et justifié dans la rivière Menyatso, séché par les derniers rayons du soleil.

A Ha Tumo, le coeur du pays Thabantso, le distingué conseiller régional, en pantalon et pull-over, le bâton à la main, se tient debout à côté de sa maison. Il m'invite à rentrer et cite Moshoeshoe 1er: "Tous les hommes sont des frères, il n'y a pas de distinction de race, de genre, de sexe". Il fait partie du conseil régional de Mohale's Hoek dont mon ami Ernest de Mpharane est le vice-président. Deux jours de marche me séparent de Mpharane. Mr. Pike Phate s'y rend via Semonkong et Maseru, un voyage de neuf heures qui lui revient à 120 Malutis (environ 12 Euros). Il perçoit une idemnité de 3000 Malutis (environ 300 Euros) comme conseiller et 300 Malutis de frais de communication téléphonique, l'achat du téléphone étant à sa charge. Il est agriculteur de métier et son cheptel s'élève à 6 vaches, 39 moutons et 21 chèvres dont il tire le mohair. Il va se rendre bientôt à Durban pour acheter et revendre des vêtements avec bénéfice à l'appui. Ha Tumo ne concerne que quelques cases, principalement des demeures familiales qui servent de pied-à-terre pour les bergers descendus des alpages. Il m'explique qu'il y a une source d'eau froide qui jaillit l'été de l'autre côté de la montagne en face de laquelle nous nous tenons et que l'eau est chaude au contraire l'hiver. Le lendemain matin, plutôt que de contourner la montagne et passer par Leronti, je préfère visiter des grottes dont l'une, située au sommet, en réalité un gouffre sans fin, renferme de l'eau, qui monte lors de pluies abondantes. Pour le vérifier, il suffit de lancer un caillou qui n'en finit pas de tomber. Sa chute par ricochet sur les parois du puits est encore audible après une demi heure. Un chien peut entrer dans l'eau, nager et ressortir. Lui, ne sait pas nager. Il demande à un jeune de m'accompagner à cheval. En chemin, des garçons d'une vingtaine d'années tirent du miel sauvage d'une ruche installée dans le creux d'un rocher. Ils ont fait du feu pour éloigner les abeilles avec la fumée qui les incommode. Lorsque nous atteignons ensemble la grotte, les jeunes effrayés, ont un mouvement de recul. Ils ont peur d'un serpent qui la hanterait. Sa taille est tellement disproportionnée que sa queue arriverait jusqu'à Semonkong, pourtant distante de 25 kilomètres. Mensonges que toutes ces sornettes. Je m'allonge et rentre allongé jusqu'à la flaque d'eau où un goutte-à-goutte la maintient en vie. Quand j'en ressors, je ne vends pas la mèche et affirme avoir pu toucher le corps du serpent gros comme mon avant-bras. Je n'ai pas pu par contre voir ni la tête, ni la queue à cause de sa taille phénoménale. Je les sens frissonner de peur quand je leur fais part de mon expérience et leur raconte l'histoire. L'un d'eux y est particulièrement sensible car il dort dans une grotte voisine avec ses moutons. Elle n'a rien d'extraordinaire avec une ouverture à l'est qui l'assombrit dès que le soleil s'élève dans le ciel. Une seconde admirable orientée plein sud offre un panorama digne des contemplatifs. Je dois les quitter avant de plonger vers la vallée de la Maletsunyane.

A Sekhebetiela, sans un mot, un homme habillé en noir et deux jeunes garçons dont l'un a l'anglais très vague, m'accompagnent et me guident sur la roche lors de la descente de la falaise. Ils me laissent à mi chemin de la rivière, à un point où elle est facilement accessible. Je ne m'y baigne pas, prétextant qu'elle est trop à ciel ouvert et peut susciter la curiosité chez les locaux. Le chemin de chaque côté, sur les deux rives, domine le lit de la rivière mais il fait frisquet en réalité. Le soleil est caché derrière un nuage. Dès qu'il réapparaît, je me suis déjà rechaussé. Les journées sont plus courtes et je préfère "me dépouiller" en fin de marche que commencer à lézarder au beau milieu de la matinée. Je remonte sur l'autre bord et marque la pause avec trois hommes, une femme au turbin et son jeune enfant. Avec mon container rempli de lait aigre, à conserver et consommer modérément le matin et le soir notamment, au lieu du thé habituel, je ne bois plus autant en marchant et j'apprécie d'autant plus le thé que je prépare que l'assiette de viande, du cartilage principalement, et de papa farineuse qu'ils me servent. J'arrive difficilement à la finir, ce qui est inhabituel en ce qui me concerne. Le ciel se couvre et il se met à pleuvoir. Heureusement des quatre coins du ciel couvert, le seul qui soit bleu à l'horizon, lueur d'espoir, est celui vers lequel je me dirige, ma prochaine étape, la vallée de la Ketane, indemne de toute averse dans l'immédiat. Je ne dois pas chanter victoire trop vite et tente une échappée réussie mais me fais rattraper par des cumulonimbus et la pluie qui s'abat lorsque je franchis le seuil de la maison du chef du village d'Ha Nthasinye. Celui-ci insiste pour que je reste à dormir et parte le matin mais je refuse évidemment vu qu'il n'est que 15h00. Les Africains aiment avoir de la compagnie et si je les écoutais, je n'avancerais pas beaucoup sur l'échelle topographique. Je ne peux pas m'attarder dans chaque maison. Bien qu'il soit parti à une réunion, il envoie un émissaire me demandant de nouveau de rester pour la nuit mais dès que le grain est passé, je continue en longeant la rivière Maletsunyane vers Makheteng et Likatseng (les chats en trad. litt) avant de rentrer à l'intérieur des terres au niveau d'Ha Sepenya pour rejoindre la Ketane en passant par Ha Jobo. En demandant mon chemin, elle passe par les villages, il faut la retrouver à la sortie de chacun d'eux, je tombe sur Makhoudi, une enseignante à Maponyane, collègue de Keneuoe qui m'avait hébergée lors de mon parcours Mpharane-Ketane. La rencontre a lieu alors qu'il me reste une heure avant que la nuit tombe mais j'aimerais aller plus loin et atteindre Ha Jobo ce soir. J'enjambe un petit ru, le long duquel s'est établie une colonie d'aloès géants. Le contraste entre le vert de la plantation et la blancheur du sol où coule l'eau, est saisissante et donne ses lettres de noblesses à l'artiste paysagiste qui a imaginé cette assemblage. Les plantes géantes dont les tiges dépassent les deux mètres embellissent l'endroit comme une corbeille rattachée au filet d'eau qui coule paisiblement sur une surface écarlate que l'on croirait presque lessivée à la chaux tellement elle est crayeuse et laiteuse. Il n'y a pas assez d'eau pour s'y baigner mais qu'il ferait bon y folâtrer, s'y asseoir et lire un bon livre ou contempler la beauté du lieu, synthèse de ce que la nature a de plus admirable à nous montrer, la photo-regard, la sensibilité avec les yeux qui touche le coeur. Une grand-mère m'offre au passage un demi (pint) de bière locale suffisante pour me requinquer en échange de quelques bonbons et je suis reconduit à la sortie du village sur le chemin par trois jeunes femmes, leurs enfants dans le dos. Il fait presque nuit et je suis debout sur la falaise que je vais devoir descendre. Le passage est scabreux. Je dois me baisser et m'aider des mains pour sauter certains rochers. Comment les femmes chargées de retour du marché font-elles ? Je pense à leur enfant dans le dos. Elles ont toujours une charge sur la tête. Je leur rends hommage. Les hommes voyagent toujours à cheval et les mains vides. Il me suffit de remonter en partie l'autre versant sur lequel Ha Jobo est établie. A l'arrivée, sous le ciel qui ne présage rien de bon, je m'assois dans l'herbe et suis secouru par une jeune femme. Sa corvée d'eau achevée, elle retourne à sa case avec les bidons et avertit la case voisine. Elle revient vers moi et me demande de la suivre. Elle ne veut pas que je continue de nuit. Je n'en ai pas l'intention. L'orage menace et les premières gouttes nous mouillent avant que je ne trouve refuge dans une case appartenant à un couple avec sept enfants. Le lit est inoccupé, la famille vivant et se répartissant dans deux autres cases mitoyennes. Nous passons une bonne soirée à rire avec des moyens de communication limités. Je finis par accepter un peu de papa avec des entrailles, toutes les parties viscérales du mouton qu'ils ont tué pour la Pâques, notamment les tripes et les couilles. Il pleut abondamment toute la nuit, un vrai cauchemar. Je suis matinal le lendemain et fais du café avec les résidents de la case voisine, un père et son fils, ayant déjà fait chauffer de l'eau pour préparer la bouillie de maïs. J'ai dans l'idée d'éviter Ketane mais je dois traverser la rivière du même nom. Je me dirige pourtant vers le village mais inconsciemment, je bifurque et me trompe de route. Les locaux avec qui je discute, m'aident à m'orienter. Ha Meta, où j'aurais du passer pour aller à Ketane, est à trente minutes de marche. Il n'y a pas de mal et je peux rattraper l'erreur d'aiguillage. Je décide pourtant de continuer vers Ha Pheo sur les bords de la rivière à trois heures de marche en amont de Ketane car je veux continuer en direction de la rivière Qoobeng. Je passe par Ha Laene et trouve Ha Pheo où une jeune couturière en apprentissage à Maseru est revenue dans sa famille pour la Pâques. Son frère et son oncle sont mineurs en Afrique du Sud. Elle doute que je puisse traverser la rivière car le niveau d'eau a brusquement monté avec les pluies torrentielles qui se sont abattues la nuit dernière. Je vais devoir traverser à gué alors que si j'étais passé par Ketane, je pouvais emprunter le pont piétonnier tout en faisant une croix sur la vallée de la Qoobeng mais je ne suis pas du genre à remettre à demain ce que je peux faire aujourd'hui même si des difficultés se présentent. Loin de moi, la procrastination !

Avec son frère qui m'accompagne, grand dadais légèrement éméché, les effluves de bière lui donnant un sourire niais sur les lèvres, nous descendons à la rivière. Il ne fait rien de mieux que de m'emmener au point de passage habituel et de constater qu'avec la montée du niveau d'eau et un courant plus fort, qu'il est impassable. J'essaye sans succès à un endroit plus en aval où la rivière se divisant en deux bras forme un petit îlot entre les deux. Comme mes deux jambes ne me suffisent pas à contrer la force de l'eau, je m'aide d'un bâton sur lequel je prends appui et m'arc-boute pour tenir debout, de l'eau jusqu'à la taille. Lorsque celui-ci tremble de trop à cause de la puissance du courant, je préfère faire demi tour. Traverser sans sac serait possible mais je dois faire deux aller-retour, ce qui est impensable. Je ne suis pas certain de pouvoir revenir sur l'autre rive où je vais laisser l'un de mes sacs. En désespoir de cause, après trois tentatives à trois différents endroits, je reprends mon bâton de pèlerin et descends le cours de la Ketane en la visualisant pour trouver un point de passage. A Riverside, je rencontre deux frères, étudiants à Kokstadt (Afrique du Sud) qui viennent juste de traverser. Des femmes sont même passées. Un jeune se pointe et je le regarde faire suivant les conseils des deux frères qui habitent la case voisine avec leur mère. Je ne lui donne pas beaucoup de chance de réussite. J'ai tort. Il traverse aisément. Mes tentatives infructueuses m'ont rendu pessimiste. Que faire ? Dormir ici à Riverside et passer demain matin, revenir à Ketane ou traverser et remonter le cours vers l'amont jusqu'à la Qoobeng. La pluie menace. Je décide d'aller de l'avant et continuer comme s'il ne s'était rien passé et rattraper en partie mon retard. J'ai juste perdu une demi journée avec ces tentatives désespérées. La traversée est facile, de l'eau jusqu'à mi cuisse. Je la tente avec les deux sacs et réussis sans souci. Sur l'autre bord, le jeune étudiant auquel je ne faisais pas confiance, m'attend et m'invite alors que la pluie arrive sur nous. Contre toute attente, je change d'avis et prends la piste sur six kilomètres jusqu'à Ha Rantoetsi faisant face à la pluie que je dois affronter. Je suis presque au niveau de mes tentatives ratées lorsque j'atteins le village. Je serais allé plus loin si j'avais pu traverser mais Qoobeng et les haut plateaux seront au programme de demain. Il fait déjà nuit et je trouve refuge chez un couple amusé de mon intrusion. Avec toutes ces aventures, je n'ai pas pris de repas ce midi et j'ai les crocs. Mme (Madame en sotho) a ce qu'il faut, de la bouillie de maïs et des haricots auxquels je rajoute un champignon cru ramassé en cours de marche. Cela suffit pour ce soir. Toujours vêtus de mes deux T-shirts mouillés par la pluie, je me mets sous les couvertures pour les sécher avec la chaleur du corps, ce sont les seuls vêtements que j'ai. Bonne nuit récupératrice bien qu'il pleuve abondamment toute la nuit.



La traversée de la rivière Ketane n'aurait assurément pas été possible ce matin et l'époux m'emmène sur les hauteurs, un raccourci vers la Qoobeng que je ne fais que croiser car je remonte vers Kharathane et les prairies d'altitude pour redescendre ce soir sur Mpharane chez mon ami Ernest. Dans l'ascension, je me perds et cueille des pêches mixtes délicieuses, bigarrées de rouge et jaune, ce qui leur donne des airs de fruits de la tentation, de ceux que l'on ne peut s'empêcher de goûter. J'en emmagasine et en réserve quelques unes pour les bergers dans les alpages. A Kharathane, l'un des villages les plus isolés qu'il m'ait été donné de traverser, trois femmes m'entretiennent et l'une d'elles me demandent mon numéro de portable. Il n'y a bien entendu pas de réseau mais elles ont le leur, indispensable mais qu'elles ne peuvent utiliser. Si j'avais dû laisser mon numéro à chaque fois qu'on me l'a demandé, j'aurais besoin d'une secrétaire pour mettre de l'ordre dans mon agenda sans compter que le prénom anglicisé que les gens me donne est différent du véritable nom sotho qu'ils portent. Pas de portable, pas d'appels reçus, pas de "girlfriend". Je les imagine en train d'essayer de m'appeler et je me retrouverai avec une pléthore d'appels sans savoir qui m'appelle car un autre petit nom est utilisé à chaque nouvel appel. Selon l'une d'elles, 6h00 me séparent de Masemouse d'où je peux rejoindre Mpharane distante de 12 kilomètres. Je dois passer Ntebele d'abord où une belle rencontre m'attend. Simon Cotello, 68 ans, ancien retraité du ministère de l'agriculture, m'invite à déjeuner. Il a oublié qu'il avait des feuilles de radis cuisinées dans une casserole pour accompagner la papa. Comme quoi le grand âge et des carences dans l'hygiène alimentaire peuvent entraîner des pertes de mémoire. Je veux rester plus longtemps avec lui mais il me presse de partir vers 15h00 car il me prédit qu'avec un rythme rapide de marche, 3h00 sont nécessaire pour atteindre Masemouse ce soir. Je le quitte rapidement. Le chemin muletier parsemé de pierres est large. Je croise deux couples dont les deux jeunes épouses fort jolies, se déplacent à cheval tandis que leurs maris sont à pied, une fois n'est pas coutume. J'ai un doute à un moment. Je mets en balance deux fenêtres, deux cols à passer et je ne sais pas lequel choisir. En direction de l'un, un corral avec son cheptel, ses chiens de garde et ses bergers mais je ne me résous pas à aller leur demander et file dans l'autre direction. Je me dis qu'après tout, si je ne descends pas vers Masemouse directement, cette ouverture doit être un raccourci pour rattraper Mpharane. Je prends juste le risque de passer la nuit dehors en ayant ignoré le campement où je pouvais me renseigner. Les bergers me repèrent habituellement et me crient de les rejoindre mais lorsque j'ai besoin d'eux, il n'y a personne à proximité pour me guider et m'orienter.
Au passage du col, la nuit étant proche, je me ravise et suis prêt à faire demi tour en courant vers l'enclos, laissant mes sacs à terre, pour leur demander conseil quant à la direction à prendre. Je continue malgré tout faisant fi du bon sens et m'aperçois en descendant dans la plaine que ce n'est pas le chemin vers Masemouse. L'objectif d'atteindre Mpharane est toujours d'actualité mais ce sera pour demain. Le chemin promet d'être encore long, je l'estime à trois ou quatre heures de marche supplémentaires. Je dépasse une hutte de berger dans un angle sur la pente.



Il ne se montre pas. Une autre abandonnée que j'investirais bien, est en vue tandis que de l'autre côté du cours d'eau, un troupeau d'ovins est au repos dans son enceinte. Mon itinéraire passant à proximité, je décide de m'y arrêter. Le jeune berger parle un peu l'anglais. Originaire de Phamong, il a du arrêter ses études à cause de problèmes familiaux. Il est arrivé là, un beau jour, tel un Petit Prince Noir perdu dans son pacage - l'histoire demande encore à être écrite - et ne sait même pas vers quelle direction je dois aller. Il est seul dans son buron et, vu l'heure qu'il est et le ciel menaçant, je lui demande de passer la nuit avec lui. C’est ce que j'ai de mieux à faire. Pour être né dans une ferme, je ne m'attends pas à une nuit tranquille avec tous ces animaux autour de la case mais je me devais, au moins une fois, de dormir dans un tel endroit aussi représentatif de la vie pastorale des bergers sotho. Mon heure et ma nuit sont venues sans que je les choisisse. A moi d'apprécier l'instant. La couronne de montagnes sombres qui nous enserre dans notre écrin verdoyant dans l'obscurité est sublime. J'étale mon duvet tandis qu'il rallume le feu. Je ne trouve pas le sommeil, ce que je mets sur le compte du café tardif bu avec Simon puis les heures s'écoulant, je prétexte que ce sont les cloches tintinnabulantes des caprins qui me tiennent éveillé. Des sons différents, une musique douce à l'oreille où les graves et les aiguës se confondent et se complètent, une comédie musicale qui appelle à la vie et non à la mort végétative, raison pour laquelle je n'arrive pas à m'endormir. Je suis plus proche de l'Alléluia de Haendel que d'un requiem. Pourquoi dormir ? Vive la vie éternelle !
Il faut dire que les chèvres en rajoutent. Deux sont montées sur le toit en chaume et le piétinent laissant tomber sur ma tête la poussière emmagasinée entre les fétus. J'en profite pour méditer allongé. Lorsque je sors pisser, un mâle affronte ses rivaux et leur donne des coups de tête pour les faire reculer. Des coups de caboche en pleine nuit identiques à des coups de semonce dans une porte cochère, les chocs se reproduisent, cela résonne et s'entend à cent lieues à la ronde. Il n'y a qu'un bélier sotho pour résoudre ses petits problèmes d'accouplement et de domination à cette heure tardive. Je n'ai pas besoin de compter les heures tant elles passent vite.

A l'aube, tandis que mon ange gardien s'est assoupi pour la troisième fois, je le réveille et lui demande de faire bouillir de l'eau chaude. Il ne possède qu'une marmite et une cueillère. Il n'a ni tasse, ni couteau. Comme il ne sait pas où mettre la papa cuite la veille, il la met dans le seau réservé à la nourriture pour les cinq chiens. Je n'ai pas le temps de l'en empêcher. Il s'est déjà exécuté. Après un café, il décide de faire cuire de la bouillie de maïs. Je la goûte sucrée avec du lait aigre et lui dis d'attendre que je vide mon pot pour lui en préparer. Il a alors l'idée d'aller vider le seau et de s'en servir comme assiette. Je ne peux pas m'empêcher de sourire. Voilà un gamin qui est arrivé sur le champ au pâquis et qui vit depuis deux mois sans aucun couvert. Il n'est juste pas question de pauvreté mais d'initiatives, de responsabilité et d'organisation personnelle. S'attendait-il à ce que le couvert lui soit dressé comme sa mère le fait si bien à la maison ? Un homme en Afrique n'existe pas et ne fait pas grand chose sans les femmes même si ce sont eux qui détiennent le pouvoir politique. Je ne doute pas que ce gamin puisse tenir six mois de façon si précaire. Les personnes qui ont l'habitude de la précarité et de la lutte ne connaissent pas leur bonheur, à côté duquel ils passent, d'améliorer leur quotidien. Je le quitte avec trois heures supplémentaires de marche jusqu'à Mpharane que j'atteins fatigué, en cours de matinée.

Ernest, vice-président du conseil régional, doit être à son bureau ou en réunion et sa femme s'est déplacée pour assister à des funérailles, le grand passe-temps favori des personnes d'un âge certain. La porte est toujours ouverte. Je prépare une salade de tomates avec les champignons à la vinaigrette auxquels j'ajoute un fond de papa froide, ce qui me donne le plat délicieux que je recherche. Avant de boire le thé, je m'allonge et fais une sieste méritée. Quand je me réveille, la maison est toujours vide et il est à bonne température. Je le bois avant d'aller retrouver Ernest à son bureau de conseiller. En réunion, je l'entrevois rapidement et le laisse vaquer à ses obligations professionnelles. Je pars à pied vers Mohale's Hoek et au détour de la piste, je ramasse un paquet de condiments et d'épices vendus en Afrique du Sud dont la boite avec son couvercle, a la forme d'une assiette plastique. Certains sotho la réutilise pour emmener leur déjeuner au bureau et s'en serve comme "lunchbox". Voilà ce qu'il faut pour mon petit berger en attendant de récupérer un gobelet qui m'attend dans la pièce où mes affaires reposent à Mohale's Hoek. Afin que les pièces manquantes du puzzle lui parviennent, il va falloir faire un autre tour à pied et retrouver sa trace. A suivre...