Balade dans les vallées de la Ketane et de la Ribaneng.
Par Benoit Grieu, :: Lesotho :: #38 :: rss
La vallée et les chutes de la Ketane : Ce matin, je quitte Mohale's Hoek vers 9h30 et pars pour quelques jours, d'abord jusqu'à Phamong avec une voiture de l'administration, la piste longeant la Senqu depuis la route asphaltée s'avérant tout juste carrossable, il nous faut 1h30 pour parcourir une trentaine de kilomètres. Ce qui reste à faire jusqu'à Ketane ne vaut guère mieux, le faire à pied est presque plus agréable que de chevaucher un 4x4, le véhicule indispensable vu l'état de la piste si l'on ne veut pas y laisser ses bas-côtés et son pot d'échappement. Continuer sur la route asphaltée, prendre le bac au niveau de Mount Moorosi et rejoindre la mission de Bethel avant de rattraper la piste au niveau de Phamong est une alternative plus courte et plus agréable. J'arrive à Ketane vers 18h00 après une marche de 5h00 (6h00 pour les locaux, 3 à 4 heures à cheval), ayant pris un raccourci via les gorges de la Qhoasing et une remontée sur le plateau, où se trouve l'école de Ha Maponnyana, à partir du pont situé sur la piste principale. Mapoloko et Serialong me recoivent et je rencontre plus tard Sentle chez lui en compagnie de ses parents avec lesquels je projette mon itinéraire en vue d'atteindre les chutes de la rivière Ketane.
Sentle, un enfant du village encore célibataire, son salaire de principal plus une allocation d'isolement du à l'éloignement de Maponyana (270 Maluti/mois) ajouté aux bénéfices qu'il tire d'une boutique, en font un beau parti à marier. Il reconnait toucher 6500 Maluti mensuel (environ 650 Euros), somme qu'il a nécessairement minorée, ce qui est plus qu'acceptable pour le Lesotho et énorme pour l'endroit isolé que représente Ha Maponyana. Sa mère se soucie de mon appétit. Sentle revient avec un fond de bol de lait aigre dans lequel je trempe du pain "à la française" tandis que les basotho le font tremper avant de l'avaler mouiller. Je pratique les deux versions, ce qui déclenche les rires dans l'assemblée avant de goûter à la bouillie de sorgho, la différence principale avec celle blanche du maïs étant sa couleur brune. Je les suspecte de la considérer comme une bouillie de moindre qualité gustative. Ils sont étonnés que je puisse la manger à une heure si tardive, une des raisons étant ma faim toute relative. Je la trouve meilleure au goût et l'apprécie comme une alternative à l’omniprésente papa de maïs.
J'ai reconnu les miens dans le quartier pour ma seconde visite et eu mon coucher de soleil rosissant sur les cimes à l'horizon. Avec Mapoloko et Serialong, bientôt rejoint par Sentle, nous prenons le thé en commun le matin comme nous avons pris le thé rouge (roïboos) hier soir, avant de nous séparer, eux sur le chemin de l'école et moi-même en direction de la vallée de la rivière Ketane.
Sentle, un enfant du village encore célibataire, son salaire de principal plus une allocation d'isolement du à l'éloignement de Maponyana (270 Maluti/mois) ajouté aux bénéfices qu'il tire d'une boutique, en font un beau parti à marier. Il reconnait toucher 6500 Maluti mensuel (environ 650 Euros), somme qu'il a nécessairement minorée, ce qui est plus qu'acceptable pour le Lesotho et énorme pour l'endroit isolé que représente Ha Maponyana. Sa mère se soucie de mon appétit. Sentle revient avec un fond de bol de lait aigre dans lequel je trempe du pain "à la française" tandis que les basotho le font tremper avant de l'avaler mouiller. Je pratique les deux versions, ce qui déclenche les rires dans l'assemblée avant de goûter à la bouillie de sorgho, la différence principale avec celle blanche du maïs étant sa couleur brune. Je les suspecte de la considérer comme une bouillie de moindre qualité gustative. Ils sont étonnés que je puisse la manger à une heure si tardive, une des raisons étant ma faim toute relative. Je la trouve meilleure au goût et l'apprécie comme une alternative à l’omniprésente papa de maïs.
J'ai reconnu les miens dans le quartier pour ma seconde visite et eu mon coucher de soleil rosissant sur les cimes à l'horizon. Avec Mapoloko et Serialong, bientôt rejoint par Sentle, nous prenons le thé en commun le matin comme nous avons pris le thé rouge (roïboos) hier soir, avant de nous séparer, eux sur le chemin de l'école et moi-même en direction de la vallée de la rivière Ketane.
Ketane à vrai dire, n'a rien d'un lieu de visite. Davantage point administratif que curiosité touristique, elle concentre les bureaux gouvernementaux, une clinique récente et offre une possibilité de gîte (self-catering), un lieu d'hébergement où la restauration est à votre charge, les services d'une cuisinière pouvant être inclus dans la location des lieux. Je passe à côté de l'aérodrome et le pont piétonnier. Tout de suite la Ketane franchie, je contourne le village D'Ha Ntsine, suis les méandres aux courbes plutôt paisibles et le cours un tantinet paresseux de la rivière. La rivière s'ouvre devant mes yeux, sans dénivelé notoire.
Elle suit un parcours sans accident sinuant à travers les champs cultivés soit de maïs ou bien de sorgho qu'elle arrose abondamment bien que son débit si faible permet de se demander s'il y aura une cascade si tenue soit-elle au bout du chemin. Etonnant ce village au nom évocateur de "Riverside store" (le grenier de la rivière) surgit de nulle part, division des chemins qui mène à Rome (Semonkong) ou Paris (Hlalele). Le premier s'élève vers Ha Thetsinyane puis Ha Laene avant de retrouver la vallée de la Maletsunyane et les chutes Le Bihan, le second suit son cours après avoir traversé la rivière à gué en direction de Ha Nthamha et Ha Rantoetsi, une boutique peu fournie marquant la fin de la piste carrossable depuis Ketane (environ 12 km).
La nature reprend ses droits et le tracé de la rivière reste désespérément plat comme un électrocardiogramme. Un groupe de jeunes pourceaux s'ébroue dans le courant avant de galoper, s'étirer dans le sable et s'y rouler. A s'y méprendre, j'ai affaire à de très jeunes garçons, le cul nul, une image de l'Afrique peu courante de nos jours; Mowgli, le "petit être" noyé dans la jungle, élément vivant composant et se fondant dans un univers végétal et minéral qui l'absorbe complètement. Une femme essaye de m'embarquer vers Qoobeng, un village du nom d'une rivière tributaire de la Ketane dont la représentation sur la carte fait un Y mais je ne me laisse pas séduire et ne me laisse pas entraîner par le courant ambiant qui veut que ce soit plus court, ce dont je doute à cause des cols à franchir. Je préfère rester dans la vallée et remonter en amont la rivière même si le sentier n'est plus aussi clairement visible à mes yeux.
Les villages sont dispersés sur les hauteurs et je ne croise plus personne sauf une grand-mère à la nuit tombante et ses trois mouflets de petits garçons. Où se rendent-ils à cette heure crépusculaire ? J'apparais comme un extra-terrestre à leurs yeux mais je me fais du souci pour eux vu ce que je viens de parcourir, sauter d'une berge à l'autre le cours d'un lit défoncé et malmené, le plus souvent boueux, par les conditions climatiques. La vase détrempée sur les bords est la preuve qu'il y a eut un gonflement subit des eaux qui se sont retirées depuis, laissant des cicatrices béantes, glissements de terrain et arbres pliés. Grand-maman s'aide des mains pour monter sur un remblai, ce qui reste de la berge éboulée. Des deux bras, je saisis le rejeton qui suit et le hisse à sa hauteur. Atteignant le niveau de son torse, elle représente les deux tiers de la taille du garçonnet, une baguette fluette fine comme le bâton de chef que tient son frère derrière lui. Celui-ci, les mains vides, droit d'aînesse oblige, ferme la marche, les deux petits ayant chacun une besace en bandoulière.
Si mes marches largement improvisées ont parfois un goût d'aventure, au jour le jour, la leur, quotidienne, a vraiment des allures d'expédition. Je décide de mon escapade, ils n'ont pas décidé de leur sort. Je me fais plaisir, les gens me demandent souvent si je suis payé par mon gouvernement et reçois de l'argent pour marcher, ils sont contraints de se déplacer. Je n'ai même pas une "gâterie", un bonbon comme beaucoup me le réclame, à leur proposer, histoire de fournir à leur corps maigrichons une dose d'énergie suffisante pour un retour sain et sauf à un abri temporaire. Emporter des barres énergétiques et des multi vitamines pour les cas d'urgences la prochaine fois, en attendant je compatis, un sentiment guère partagé qui ne va pas effectivement les faire avancer plus rapidement. En les croisant, j'ai confirmation que Ha Lepesho se cache sur une butte à un détour du cours engoncé entre deux parois. Je dois m'élever avant de redescendre dans le lit. Le soleil n'a plus accès à ces profondeurs depuis un moment et je m'évertue, les sens en alerte, à lire les traces de pas laissées par d'autres dans le sable pour deviner mon itinéraire. Les cultures en terrasse donnent l'impression de voir les deux rives se rapprocher dangereusement dans un goulet d'étranglement. Le champ visuel s'étant sérieusement rétréci, l'oeil ne prospecte que dans un périmètre proche. Le passage tant redouté où je me retrouve face à une muraille infranchissable est retardé, je pénètre la végétation et trouve une faille dans la roche. Une plaie géante ouverte, au fond de laquelle coule la vie, un dénivelé de 200 mètres au fond duquel jaillit l'eau, source de vie. Je remarque un toit de tuiles vertes sur une butte au pied de la paroi et dans une portion à venir plus élargie, rien qui puisse satisfaire mon envie d'hébergement. Je n'ai pas d'autres alternatives que de grimper à flanc de colline, le sentier pierreux qui me conduit à Ramakholela, un hameau surélevé de plusieurs foyers.
Dans une famille, la fillette d'une douzaine d'années bredouille l'anglais tandis que je continue vers le toit vert que je pense être un bâtiment gouvernemental mais n'est en réalité qu'une maison particulière inoccupée car la famille censée l'habiter demeure toujours dans les cases. Pourquoi construire si c'est pour ne pas investir ? Je mets tout le monde dehors très rapidement sinon la veillée nocturne dont je suis le sujet et l'acteur principal va s'éterniser et durer jusqu'à 22h00. Levé très tôt, je m'attarde et prépare du thé pour la petite communauté avant de quitter sans la fillette à l'anglais approximatif censée aller à l'école d’Ha Hlalele. Elle m'affirme être malade: "j'ai le choléra" me dit-elle. Vu sa minceur effarante, je pense plus à une victime du sida. J'espère me tromper dans mon diagnostique car elle habite très loin de tout et qu'il n'a pas encore ravagé complètement les enfants innocents des campagnes du Lesotho.
A Ha Lepesho, je déjeune assis sur d'antiques chaises africaines faites de sarments cloués et rivés entre lesquelles un tabouret, taillé dans un pied d'aloès, a des allures de mini trône. Une femme porte une calotte de perles blanches tressées et des bracelets de perles jaunes enfilées enserrent ses chevilles. Son mari m'accompagne jusqu'au col, une petite fenêtre entre deux aiguilles rocheuses avant le dernier méandre, véritable nid d'aigle qui s'avère être l'unique point de vue accessible et incontournable pour observer les chutes de ce côté-ci. Dans un ultime caprice, comme une balle qui rebondit dans un trou sans fin, la Ketane garde ses secrets dans son lit inaccessible au commun des mortels. Seuls les esprits peuvent le survoler et en avoir une vue partielle. Tenter d'y descendre encordé et le violer revient à risquer sa vie et défier la mort. Le terrain glissant à cause des éboulis de roches, de la pierre effritée, des coulis de sable, est un non-lieu paisible pour une âme contemplative en recherche de l'absolu, un piège mortel pour d'intrépides esprits entreprenants, aventureux et inconscients que la mort peut faucher facilement. Faisant fi de Mermoz ou du Petit Prince, quel endroit plus adéquat pour lire un passage de la vie exemplaire de St Antoine du désert ?
Le sentier de transhumance, qui continue sur le versant abrupte, est inondé de chèvres blanches aux poils lisses et soyeux, le mohair étant un produit d'exportation du Lesotho. Je devine le sentier dans la végétation arbustive plus qu'il n'est dessiné. Il s'ouvre petit à petit sous mes yeux au fur et à mesure que je progresse même si la sortie de l'artiste reste évidente si l'on tient compte que je longe un à-pic de presque 200 mètres d'un côté et de l'autre une ligne de crête aisément franchissable sans savoir de quoi il retourne derrière celle-ci. En bon équilibriste soucieux de rester en vie, sans prendre la tangente, je tiens le bon bout et garde le cap, au milieu des caprins curieux et étonnés, de voir un blanc-bec aussi hasardeux.
Je parviens à une case sommaire de pierres ajourées d'un mètre de hauteur comme si elle avait été pressée et tassée pour occuper moins d'espace. D'un coin de l'habitacle nanifié et surbaissé, on y tient en position assise ou allongé, un lopin clôturé d'une superficie de plusieurs ares dessine un corral délimité par les exigences géographiques voisines, les gorges de la rivière Ketane. Des pans de falaise verticaux impressionnants feraient tomber à la renverse le plus expérimenté des hommes araignée (Spiderman) ou autres acrobates à mains nues. Je continue sur le versant, la seule voie possible vers le plateau, essentiellement des pâturages vallonnés verdoyants, un îlot de survie au milieu de cet aplomb d'enfer digne d'un trou du diable, entouré par la Ketane mielleuse et méandreuse toujours présente et dangereuse sur ma droite. Un morceau de corniche et je débouche de l'autre côté du plateau à Ha Hlalele, peu avant le lieu de convergence de plusieurs vallées encaissées dont l'une doit me conduire vers les chutes de la rivière Ribaneng, la seconde de l'autre côté des circonvolutions de la Ketane, part vers Semonkong. Il suffit de rester sur le plateau avec une vue plongeante sur les gorges toujours aussi profondes. Georgina accueille des groupes qui viennent de Malealea et dispose à cet effet de 17 matelas en mousse plastifié noir de bonne qualité similaires à ceux que l'on trouve dans les salles de gymnastiques pour pratiquer les enchaînements et autres figures de style. Dans une case, un tableau noir et quelques mots en sésotho traduit en anglais, elle initie les enfants du voisinage et déplore qu'il n'y ait pas d'école primaire à proximité. Elle me parle d'orphelins, ça y est ! Le mot est lâché, celui qui fait fléchir. Elle continue sur sa lancée et veut récupérer des fonds pour construire une école. Quand le tourisme corrompt les esprits, il n'y plus de limite à l'avidité. La nuitée est à 50 Rands (5 Euros) et le repas à 45, ce qui n'est pas donné si l'on tient compte du niveau de vie du pays. Au total, presque 10 Euros. Un prix correct serait de 30 Maluti pour l'hébergement et 25 Maluti pour une assiette de bouillie de maïs. Notre contact est excellent et elle me propose de me faire chauffer de l'eau chaude, une façon de gagner du temps et me garder pour la nuit. Elle sait que je n'ai pas l'intention de rester dormir mais de continuer. Je prépare une salade de papa, tomates et fromage tandis qu'elle ramasse les fientes de son bétail dont elle m'énumère la possession: 6 vaches, 155 moutons et 78 chèvres. Avec un tel cheptel et ses revenus annexes, elle peut très bien construire une école si l'envie lui en dit mais elle préfère peut-être l'investir dans une autre rondavel, gagner plus d'argent et laisser l'éducation des enfants de côté. Je suis soufflé quand elle me dit son âge: 46 ans alors qu'elle en parait 20 de plus. J'offre une tasse de thé à Matthias, son mari et chef du village qui vient d'arriver et aide Georgina à remonter ses trois sacs de bouses et les mettre à l'abri au cas où il pleuvrait car le ciel se couvre et l'orage menace. J'en profite pour inspecter la couche de son berger, parti à Semonkong moudre du grain, un matelas mousse reposant sur un lit de pierres. Que la réalité est dure comme la pierre dans le dos même lorsque l'on souhaite se reposer ! Je suppose qu'elle pourrait prêter l'un de ses 17 matelas, la plupart du temps inoccupés, à son berger plutôt que de le mettre à l'épreuve et lui faire jouer les fakirs après ses longues journées de travail. Pour éviter tout quiproquo et désaccord, je la quitte, ébahie, à la nuit tombante. Elle me demande si j'ai averti le chef de mon départ car elle sait très bien qu'il ne m'autoriserait pas à quitter si tardivement. Je prends le risque d'être surpris par l'orage dont les éclairs illuminent le ciel, loin à l'horizon au-dessus de Ketane, et de dormir dehors vu l'heure avancée. Je rejoins le corps du village constitué de quelques foyers et le dépasse rapidement en direction des collines. Des cavaliers sur le retour de Semonkong en direction de leurs villages respectifs me pointent du doigt la direction de Ha Phakiso, mon ultime étape de la journée si je l'atteins. J'aime relever les défis et n'ai pas le moindre doute d'y arriver à temps avant la pluie menaçante, ma principale préoccupation est d'être bien aiguillé et dirigé dans la bonne direction. Georgina m'a dit qu'il fallait 1h30 pour atteindre Ha Phakiso et m'a même parlé d'une demi heure au cas où je serai rapide, ce qui m'a confirmé dans mon intention de continuer.
Marcher de nuit n'est pas un souci mais partir sur le mauvais sentier ou ne pas avoir confirmation d'être sur le bon rail en est un. Deux chevaux in extremis me remettent sur la bonne voie et des zones de pâturages à l'infini, dominant tout le panorama englobant monts et vallons, s'ouvrent sous mes pas. Mon champ visuel, dégagé de tout obstacle, s'étend sur 360° degrés jusqu'à l'horizon tandis que les éclairs crépitent et colorent la portion de ciel assombri de nuages annonciateurs de pluie. Je file droit dans les traces de mes prédécesseurs, le ruban de terre noire émergeant entre deux liserés d'herbe pelé, laissant peu d'hésitations quant au chemin à suivre. Après une heure de marche dans la noirceur, une heure et demi depuis mon départ, je perçois une lueur d'espoir. Je m'approche le plus possible, quoiqu'un cours d'eau semées de roches disparates, me ralentisse dans mes derniers efforts pour l'atteindre. J'avance pas à pas et finis par héler quiconque se trouve à proximité. Un jeune sotho finit par sortir d'une case dont la forme se découpe sur le fond de ciel. Il ne tarde pas à me rejoindre et m'invite à l'intérieur, où trois femmes, allongées sur un matelas dans un espace réduit, finissent de la bouillie de maïs accompagné de légumes. Je dors dans une autre case sur deux matelas superposés sur des caisses branlantes, rien de plus déstabilisant. Vu l'épaisseur des deux mousses et les effets de glissement à cause de mes gesticulations nocturnes, j'ai l'impression de tanguer et naviguer dans un océan de verdure, m'enfonçant et me noyant dans un sommeil, réveillé par intermittence. Au petit matin, je suis encore saoul d'avoir fait tant de noeuds et mon esprit, en manque de sommeil, a du mal à émerger.
Café pour tout le monde autour du feu arrosé par les rayons du soleil. Je contemple le désastre m'environnant, deux maison détruites dont celle de mes hôtes; les toits ont été soufflés, les tôles pliées par le vent violent. L'apocalypse s'est abattue sur un village sans protection naturelle, un cirque ou une montagne, de trois foyers implantés en pleine zone de transhumance, chacun comportant trois cases plus une maison rectangulaire de trois pièces chacune. Les solives posées sur les murs, à peine cimentées, ne peuvent pas tenir si elles ne sont pas lestées de lourdes pierres. La propriété individuelle n'existe pas au Lesotho, chacun peut planter sa tente et s'installer où bon lui semble mais il y a des recommandations de bons usages à suivre si l'on veut construire en dur et que le bâtiment perdure à travers les âges. Ne pas en tenir compte et ne pas les respecter en toute logique, c'est se retrouver nu devant la nature et devoir surmonter des problèmes tels que ceux survenus à ces deux familles. Je comprends pourquoi la case où j'ai été accueillie disposait d'un espace si réduit et pourquoi la mienne était remplie de mobilier et de vaisselle. Je quitte impuissant cet endroit désolé et loin de tout, contournant le dernier corps de bâtiment, rattrapé par un muletier en route vers Ribaneng. J'accroche la mule qui me sert de guide. Derrière, suit le jeune sotho, emmitouflé comme il se doit, dans deux couvertures. Accueillis par une meute agressive d'une dizaine de chiens genre épagneul breton, nous parvenons à un corral (cattle post en anglais), où sont parquées une trentaine de vaches.
Je suis invité à boire du lait cru chaud tiré du pis de la vache, je ne me le fais pas dire deux fois, le lait étant la boisson qui me fait le plus défaut lorsque je voyage. Né dans le lait en Normandie, j'ai baigné dans une ferme étant plus jeune. Je partage le thé du matin afin de le remplacer par un litre de lait cru, la bouteille "lait cru" importée de la ferme familiale contenant de nouveau du lait, raison d'être de ce récipient pour la vente sur les marchés Cauchois.
Je remarque la peau repliée d'un mouton sur un banc à côté du buron qui apparaît dans le viseur de l'appareil. Après une série de clichés, l'un des deux vachers, tous deux habillés chic d'un pantalon et d'un sweater, les oreilles percées, me propose une patte de l'animal tué par les chacals la nuit dernière, ce qui me contraint à arriver dans la soirée à Mpharane si je veux la partager avec Ernest. Deux à trois heures de marche tout en schuss jusqu'à Khobong située à l'angle de deux vallées dont la rivière Ribaneng coule dans la seconde. Je marque une pause alors que le soleil est déjà haut dans le ciel. Il est 11h23. D'après la jeune fille qui me sert de la bouillie de maïs mélangée à du lait, deux heures sont nécessaires pour atteindre les chutes du même nom, ce qui fait quatre heures aller-retour aux heures les plus chaudes de la journée. J'abandonne l'idée de m'y rendre, la viande de mouton, le plaisir gustatif, primant sur la visite à la cascade et étant l'urgence absolue. Je suis attaqué par deux chiens à Ha Lebona, dont l'un mord et accroche mon sac plastique que j'utilise comme bouclier pour parer les assauts répétés des molosses et j'ai besoin de trois heures supplémentaires pour rejoindre Ribaneng étalée sur les deux rives de la rivière du même nom. Quand je me retourne, j'aperçois au loin, Khobong et les chutes d'eau décorant la frise de roche abrupte, un aplomb imprenable sur le même modèle que celle de la Ketane. J'estime à moins d'une heure le temps pour y parvenir depuis le village. Je n'ai pas de regrets de ne pas y être allé. Je voulais profiter de l'endroit en solitaire et lire un chapitre de mon livre, ce qui ne m'aurait pas laissé suffisamment de temps pour parvenir à Mpharane. J'atteins la piste vers 15h40 et miraculeusement, un pick-up fait la conversation avant de s'engager vers le pont distant de quelques kilomètres où je retrouve la rivière Makhaleng et la piste qui continue tout droit vers Masemouse et le (c)Hill side restaurant. Je quitte à pied, une douzaine de kilomètres avec un bain en cours de route pour me décrasser des efforts de la journée, vers Mpharane. Un taxi a la courtoisie de me récupérer à quelques kilomètres de mon lieu d'arrivée. Ernest n'est pas à la maison mais je commence à cuisiner l'épaule de mouton en présence de sa femme. J'ai des épices pour BBQ qui feront l'affaire pour la sauce et je rajoute des tomates, du chou et des épinards, un vrai régal à mon goût, la viande très tendre étant celle d'une jeune bête. Tandis que sa fille mentionne le goût particulier de la viande, Ernest n'a apparemment pas la langue gustative. La maisonnée souffre toujours de carence en sucre, les pêches sont pléthore mais les bocaux pour les mettre en conserve font défaut. Le matin, il téléphone de notre chambre commune à sa femme dans la pièce voisine pour lui demander de faire chauffer de l'eau et d'accrocher mon maillot de bain humide laissé sur la chaise la veille. Il pourrait très bien le lui crier. Il a reçu son portable du gouvernement qui prend en charge 500 Malutis de communication par mois, celui de sa femme est à sa charge. En tant que vice-président du conseil régional, il perçoit 5000 Malutis (environ 500 Euros) mensuellement et ses dépenses effectives concernant les appels téléphoniques sont de l'ordre de 60 à 70 Malutis, la différence étant à sa charge.
Ce circuit à travers deux vallées, la Ketane et la Ribaneng, est d'une facilité déconcertante et s'adresse à des marcheurs peu aguerris de Ketane vers Ribaneng. Dans l'autre sens, il implique de monter toute la zone de pâturage, un chemin ardu où les pierres roulent sous les pieds mais intéressant à cheval avec des paysages élargis qui s'étendent entre ciel et terre. Ha Hlalele est à une journée de randonnée de Malealea et il reste 5 heures supplémentaires depuis le lieu d'hébergement (chez Georgina) jusqu'à Semonkong.
Elle suit un parcours sans accident sinuant à travers les champs cultivés soit de maïs ou bien de sorgho qu'elle arrose abondamment bien que son débit si faible permet de se demander s'il y aura une cascade si tenue soit-elle au bout du chemin. Etonnant ce village au nom évocateur de "Riverside store" (le grenier de la rivière) surgit de nulle part, division des chemins qui mène à Rome (Semonkong) ou Paris (Hlalele). Le premier s'élève vers Ha Thetsinyane puis Ha Laene avant de retrouver la vallée de la Maletsunyane et les chutes Le Bihan, le second suit son cours après avoir traversé la rivière à gué en direction de Ha Nthamha et Ha Rantoetsi, une boutique peu fournie marquant la fin de la piste carrossable depuis Ketane (environ 12 km).
La nature reprend ses droits et le tracé de la rivière reste désespérément plat comme un électrocardiogramme. Un groupe de jeunes pourceaux s'ébroue dans le courant avant de galoper, s'étirer dans le sable et s'y rouler. A s'y méprendre, j'ai affaire à de très jeunes garçons, le cul nul, une image de l'Afrique peu courante de nos jours; Mowgli, le "petit être" noyé dans la jungle, élément vivant composant et se fondant dans un univers végétal et minéral qui l'absorbe complètement. Une femme essaye de m'embarquer vers Qoobeng, un village du nom d'une rivière tributaire de la Ketane dont la représentation sur la carte fait un Y mais je ne me laisse pas séduire et ne me laisse pas entraîner par le courant ambiant qui veut que ce soit plus court, ce dont je doute à cause des cols à franchir. Je préfère rester dans la vallée et remonter en amont la rivière même si le sentier n'est plus aussi clairement visible à mes yeux.
Les villages sont dispersés sur les hauteurs et je ne croise plus personne sauf une grand-mère à la nuit tombante et ses trois mouflets de petits garçons. Où se rendent-ils à cette heure crépusculaire ? J'apparais comme un extra-terrestre à leurs yeux mais je me fais du souci pour eux vu ce que je viens de parcourir, sauter d'une berge à l'autre le cours d'un lit défoncé et malmené, le plus souvent boueux, par les conditions climatiques. La vase détrempée sur les bords est la preuve qu'il y a eut un gonflement subit des eaux qui se sont retirées depuis, laissant des cicatrices béantes, glissements de terrain et arbres pliés. Grand-maman s'aide des mains pour monter sur un remblai, ce qui reste de la berge éboulée. Des deux bras, je saisis le rejeton qui suit et le hisse à sa hauteur. Atteignant le niveau de son torse, elle représente les deux tiers de la taille du garçonnet, une baguette fluette fine comme le bâton de chef que tient son frère derrière lui. Celui-ci, les mains vides, droit d'aînesse oblige, ferme la marche, les deux petits ayant chacun une besace en bandoulière.
Si mes marches largement improvisées ont parfois un goût d'aventure, au jour le jour, la leur, quotidienne, a vraiment des allures d'expédition. Je décide de mon escapade, ils n'ont pas décidé de leur sort. Je me fais plaisir, les gens me demandent souvent si je suis payé par mon gouvernement et reçois de l'argent pour marcher, ils sont contraints de se déplacer. Je n'ai même pas une "gâterie", un bonbon comme beaucoup me le réclame, à leur proposer, histoire de fournir à leur corps maigrichons une dose d'énergie suffisante pour un retour sain et sauf à un abri temporaire. Emporter des barres énergétiques et des multi vitamines pour les cas d'urgences la prochaine fois, en attendant je compatis, un sentiment guère partagé qui ne va pas effectivement les faire avancer plus rapidement. En les croisant, j'ai confirmation que Ha Lepesho se cache sur une butte à un détour du cours engoncé entre deux parois. Je dois m'élever avant de redescendre dans le lit. Le soleil n'a plus accès à ces profondeurs depuis un moment et je m'évertue, les sens en alerte, à lire les traces de pas laissées par d'autres dans le sable pour deviner mon itinéraire. Les cultures en terrasse donnent l'impression de voir les deux rives se rapprocher dangereusement dans un goulet d'étranglement. Le champ visuel s'étant sérieusement rétréci, l'oeil ne prospecte que dans un périmètre proche. Le passage tant redouté où je me retrouve face à une muraille infranchissable est retardé, je pénètre la végétation et trouve une faille dans la roche. Une plaie géante ouverte, au fond de laquelle coule la vie, un dénivelé de 200 mètres au fond duquel jaillit l'eau, source de vie. Je remarque un toit de tuiles vertes sur une butte au pied de la paroi et dans une portion à venir plus élargie, rien qui puisse satisfaire mon envie d'hébergement. Je n'ai pas d'autres alternatives que de grimper à flanc de colline, le sentier pierreux qui me conduit à Ramakholela, un hameau surélevé de plusieurs foyers.
Dans une famille, la fillette d'une douzaine d'années bredouille l'anglais tandis que je continue vers le toit vert que je pense être un bâtiment gouvernemental mais n'est en réalité qu'une maison particulière inoccupée car la famille censée l'habiter demeure toujours dans les cases. Pourquoi construire si c'est pour ne pas investir ? Je mets tout le monde dehors très rapidement sinon la veillée nocturne dont je suis le sujet et l'acteur principal va s'éterniser et durer jusqu'à 22h00. Levé très tôt, je m'attarde et prépare du thé pour la petite communauté avant de quitter sans la fillette à l'anglais approximatif censée aller à l'école d’Ha Hlalele. Elle m'affirme être malade: "j'ai le choléra" me dit-elle. Vu sa minceur effarante, je pense plus à une victime du sida. J'espère me tromper dans mon diagnostique car elle habite très loin de tout et qu'il n'a pas encore ravagé complètement les enfants innocents des campagnes du Lesotho.
A Ha Lepesho, je déjeune assis sur d'antiques chaises africaines faites de sarments cloués et rivés entre lesquelles un tabouret, taillé dans un pied d'aloès, a des allures de mini trône. Une femme porte une calotte de perles blanches tressées et des bracelets de perles jaunes enfilées enserrent ses chevilles. Son mari m'accompagne jusqu'au col, une petite fenêtre entre deux aiguilles rocheuses avant le dernier méandre, véritable nid d'aigle qui s'avère être l'unique point de vue accessible et incontournable pour observer les chutes de ce côté-ci. Dans un ultime caprice, comme une balle qui rebondit dans un trou sans fin, la Ketane garde ses secrets dans son lit inaccessible au commun des mortels. Seuls les esprits peuvent le survoler et en avoir une vue partielle. Tenter d'y descendre encordé et le violer revient à risquer sa vie et défier la mort. Le terrain glissant à cause des éboulis de roches, de la pierre effritée, des coulis de sable, est un non-lieu paisible pour une âme contemplative en recherche de l'absolu, un piège mortel pour d'intrépides esprits entreprenants, aventureux et inconscients que la mort peut faucher facilement. Faisant fi de Mermoz ou du Petit Prince, quel endroit plus adéquat pour lire un passage de la vie exemplaire de St Antoine du désert ?
Le sentier de transhumance, qui continue sur le versant abrupte, est inondé de chèvres blanches aux poils lisses et soyeux, le mohair étant un produit d'exportation du Lesotho. Je devine le sentier dans la végétation arbustive plus qu'il n'est dessiné. Il s'ouvre petit à petit sous mes yeux au fur et à mesure que je progresse même si la sortie de l'artiste reste évidente si l'on tient compte que je longe un à-pic de presque 200 mètres d'un côté et de l'autre une ligne de crête aisément franchissable sans savoir de quoi il retourne derrière celle-ci. En bon équilibriste soucieux de rester en vie, sans prendre la tangente, je tiens le bon bout et garde le cap, au milieu des caprins curieux et étonnés, de voir un blanc-bec aussi hasardeux.
Je parviens à une case sommaire de pierres ajourées d'un mètre de hauteur comme si elle avait été pressée et tassée pour occuper moins d'espace. D'un coin de l'habitacle nanifié et surbaissé, on y tient en position assise ou allongé, un lopin clôturé d'une superficie de plusieurs ares dessine un corral délimité par les exigences géographiques voisines, les gorges de la rivière Ketane. Des pans de falaise verticaux impressionnants feraient tomber à la renverse le plus expérimenté des hommes araignée (Spiderman) ou autres acrobates à mains nues. Je continue sur le versant, la seule voie possible vers le plateau, essentiellement des pâturages vallonnés verdoyants, un îlot de survie au milieu de cet aplomb d'enfer digne d'un trou du diable, entouré par la Ketane mielleuse et méandreuse toujours présente et dangereuse sur ma droite. Un morceau de corniche et je débouche de l'autre côté du plateau à Ha Hlalele, peu avant le lieu de convergence de plusieurs vallées encaissées dont l'une doit me conduire vers les chutes de la rivière Ribaneng, la seconde de l'autre côté des circonvolutions de la Ketane, part vers Semonkong. Il suffit de rester sur le plateau avec une vue plongeante sur les gorges toujours aussi profondes. Georgina accueille des groupes qui viennent de Malealea et dispose à cet effet de 17 matelas en mousse plastifié noir de bonne qualité similaires à ceux que l'on trouve dans les salles de gymnastiques pour pratiquer les enchaînements et autres figures de style. Dans une case, un tableau noir et quelques mots en sésotho traduit en anglais, elle initie les enfants du voisinage et déplore qu'il n'y ait pas d'école primaire à proximité. Elle me parle d'orphelins, ça y est ! Le mot est lâché, celui qui fait fléchir. Elle continue sur sa lancée et veut récupérer des fonds pour construire une école. Quand le tourisme corrompt les esprits, il n'y plus de limite à l'avidité. La nuitée est à 50 Rands (5 Euros) et le repas à 45, ce qui n'est pas donné si l'on tient compte du niveau de vie du pays. Au total, presque 10 Euros. Un prix correct serait de 30 Maluti pour l'hébergement et 25 Maluti pour une assiette de bouillie de maïs. Notre contact est excellent et elle me propose de me faire chauffer de l'eau chaude, une façon de gagner du temps et me garder pour la nuit. Elle sait que je n'ai pas l'intention de rester dormir mais de continuer. Je prépare une salade de papa, tomates et fromage tandis qu'elle ramasse les fientes de son bétail dont elle m'énumère la possession: 6 vaches, 155 moutons et 78 chèvres. Avec un tel cheptel et ses revenus annexes, elle peut très bien construire une école si l'envie lui en dit mais elle préfère peut-être l'investir dans une autre rondavel, gagner plus d'argent et laisser l'éducation des enfants de côté. Je suis soufflé quand elle me dit son âge: 46 ans alors qu'elle en parait 20 de plus. J'offre une tasse de thé à Matthias, son mari et chef du village qui vient d'arriver et aide Georgina à remonter ses trois sacs de bouses et les mettre à l'abri au cas où il pleuvrait car le ciel se couvre et l'orage menace. J'en profite pour inspecter la couche de son berger, parti à Semonkong moudre du grain, un matelas mousse reposant sur un lit de pierres. Que la réalité est dure comme la pierre dans le dos même lorsque l'on souhaite se reposer ! Je suppose qu'elle pourrait prêter l'un de ses 17 matelas, la plupart du temps inoccupés, à son berger plutôt que de le mettre à l'épreuve et lui faire jouer les fakirs après ses longues journées de travail. Pour éviter tout quiproquo et désaccord, je la quitte, ébahie, à la nuit tombante. Elle me demande si j'ai averti le chef de mon départ car elle sait très bien qu'il ne m'autoriserait pas à quitter si tardivement. Je prends le risque d'être surpris par l'orage dont les éclairs illuminent le ciel, loin à l'horizon au-dessus de Ketane, et de dormir dehors vu l'heure avancée. Je rejoins le corps du village constitué de quelques foyers et le dépasse rapidement en direction des collines. Des cavaliers sur le retour de Semonkong en direction de leurs villages respectifs me pointent du doigt la direction de Ha Phakiso, mon ultime étape de la journée si je l'atteins. J'aime relever les défis et n'ai pas le moindre doute d'y arriver à temps avant la pluie menaçante, ma principale préoccupation est d'être bien aiguillé et dirigé dans la bonne direction. Georgina m'a dit qu'il fallait 1h30 pour atteindre Ha Phakiso et m'a même parlé d'une demi heure au cas où je serai rapide, ce qui m'a confirmé dans mon intention de continuer.
Marcher de nuit n'est pas un souci mais partir sur le mauvais sentier ou ne pas avoir confirmation d'être sur le bon rail en est un. Deux chevaux in extremis me remettent sur la bonne voie et des zones de pâturages à l'infini, dominant tout le panorama englobant monts et vallons, s'ouvrent sous mes pas. Mon champ visuel, dégagé de tout obstacle, s'étend sur 360° degrés jusqu'à l'horizon tandis que les éclairs crépitent et colorent la portion de ciel assombri de nuages annonciateurs de pluie. Je file droit dans les traces de mes prédécesseurs, le ruban de terre noire émergeant entre deux liserés d'herbe pelé, laissant peu d'hésitations quant au chemin à suivre. Après une heure de marche dans la noirceur, une heure et demi depuis mon départ, je perçois une lueur d'espoir. Je m'approche le plus possible, quoiqu'un cours d'eau semées de roches disparates, me ralentisse dans mes derniers efforts pour l'atteindre. J'avance pas à pas et finis par héler quiconque se trouve à proximité. Un jeune sotho finit par sortir d'une case dont la forme se découpe sur le fond de ciel. Il ne tarde pas à me rejoindre et m'invite à l'intérieur, où trois femmes, allongées sur un matelas dans un espace réduit, finissent de la bouillie de maïs accompagné de légumes. Je dors dans une autre case sur deux matelas superposés sur des caisses branlantes, rien de plus déstabilisant. Vu l'épaisseur des deux mousses et les effets de glissement à cause de mes gesticulations nocturnes, j'ai l'impression de tanguer et naviguer dans un océan de verdure, m'enfonçant et me noyant dans un sommeil, réveillé par intermittence. Au petit matin, je suis encore saoul d'avoir fait tant de noeuds et mon esprit, en manque de sommeil, a du mal à émerger.
Café pour tout le monde autour du feu arrosé par les rayons du soleil. Je contemple le désastre m'environnant, deux maison détruites dont celle de mes hôtes; les toits ont été soufflés, les tôles pliées par le vent violent. L'apocalypse s'est abattue sur un village sans protection naturelle, un cirque ou une montagne, de trois foyers implantés en pleine zone de transhumance, chacun comportant trois cases plus une maison rectangulaire de trois pièces chacune. Les solives posées sur les murs, à peine cimentées, ne peuvent pas tenir si elles ne sont pas lestées de lourdes pierres. La propriété individuelle n'existe pas au Lesotho, chacun peut planter sa tente et s'installer où bon lui semble mais il y a des recommandations de bons usages à suivre si l'on veut construire en dur et que le bâtiment perdure à travers les âges. Ne pas en tenir compte et ne pas les respecter en toute logique, c'est se retrouver nu devant la nature et devoir surmonter des problèmes tels que ceux survenus à ces deux familles. Je comprends pourquoi la case où j'ai été accueillie disposait d'un espace si réduit et pourquoi la mienne était remplie de mobilier et de vaisselle. Je quitte impuissant cet endroit désolé et loin de tout, contournant le dernier corps de bâtiment, rattrapé par un muletier en route vers Ribaneng. J'accroche la mule qui me sert de guide. Derrière, suit le jeune sotho, emmitouflé comme il se doit, dans deux couvertures. Accueillis par une meute agressive d'une dizaine de chiens genre épagneul breton, nous parvenons à un corral (cattle post en anglais), où sont parquées une trentaine de vaches.
Je suis invité à boire du lait cru chaud tiré du pis de la vache, je ne me le fais pas dire deux fois, le lait étant la boisson qui me fait le plus défaut lorsque je voyage. Né dans le lait en Normandie, j'ai baigné dans une ferme étant plus jeune. Je partage le thé du matin afin de le remplacer par un litre de lait cru, la bouteille "lait cru" importée de la ferme familiale contenant de nouveau du lait, raison d'être de ce récipient pour la vente sur les marchés Cauchois.
Je remarque la peau repliée d'un mouton sur un banc à côté du buron qui apparaît dans le viseur de l'appareil. Après une série de clichés, l'un des deux vachers, tous deux habillés chic d'un pantalon et d'un sweater, les oreilles percées, me propose une patte de l'animal tué par les chacals la nuit dernière, ce qui me contraint à arriver dans la soirée à Mpharane si je veux la partager avec Ernest. Deux à trois heures de marche tout en schuss jusqu'à Khobong située à l'angle de deux vallées dont la rivière Ribaneng coule dans la seconde. Je marque une pause alors que le soleil est déjà haut dans le ciel. Il est 11h23. D'après la jeune fille qui me sert de la bouillie de maïs mélangée à du lait, deux heures sont nécessaires pour atteindre les chutes du même nom, ce qui fait quatre heures aller-retour aux heures les plus chaudes de la journée. J'abandonne l'idée de m'y rendre, la viande de mouton, le plaisir gustatif, primant sur la visite à la cascade et étant l'urgence absolue. Je suis attaqué par deux chiens à Ha Lebona, dont l'un mord et accroche mon sac plastique que j'utilise comme bouclier pour parer les assauts répétés des molosses et j'ai besoin de trois heures supplémentaires pour rejoindre Ribaneng étalée sur les deux rives de la rivière du même nom. Quand je me retourne, j'aperçois au loin, Khobong et les chutes d'eau décorant la frise de roche abrupte, un aplomb imprenable sur le même modèle que celle de la Ketane. J'estime à moins d'une heure le temps pour y parvenir depuis le village. Je n'ai pas de regrets de ne pas y être allé. Je voulais profiter de l'endroit en solitaire et lire un chapitre de mon livre, ce qui ne m'aurait pas laissé suffisamment de temps pour parvenir à Mpharane. J'atteins la piste vers 15h40 et miraculeusement, un pick-up fait la conversation avant de s'engager vers le pont distant de quelques kilomètres où je retrouve la rivière Makhaleng et la piste qui continue tout droit vers Masemouse et le (c)Hill side restaurant. Je quitte à pied, une douzaine de kilomètres avec un bain en cours de route pour me décrasser des efforts de la journée, vers Mpharane. Un taxi a la courtoisie de me récupérer à quelques kilomètres de mon lieu d'arrivée. Ernest n'est pas à la maison mais je commence à cuisiner l'épaule de mouton en présence de sa femme. J'ai des épices pour BBQ qui feront l'affaire pour la sauce et je rajoute des tomates, du chou et des épinards, un vrai régal à mon goût, la viande très tendre étant celle d'une jeune bête. Tandis que sa fille mentionne le goût particulier de la viande, Ernest n'a apparemment pas la langue gustative. La maisonnée souffre toujours de carence en sucre, les pêches sont pléthore mais les bocaux pour les mettre en conserve font défaut. Le matin, il téléphone de notre chambre commune à sa femme dans la pièce voisine pour lui demander de faire chauffer de l'eau et d'accrocher mon maillot de bain humide laissé sur la chaise la veille. Il pourrait très bien le lui crier. Il a reçu son portable du gouvernement qui prend en charge 500 Malutis de communication par mois, celui de sa femme est à sa charge. En tant que vice-président du conseil régional, il perçoit 5000 Malutis (environ 500 Euros) mensuellement et ses dépenses effectives concernant les appels téléphoniques sont de l'ordre de 60 à 70 Malutis, la différence étant à sa charge.
Ce circuit à travers deux vallées, la Ketane et la Ribaneng, est d'une facilité déconcertante et s'adresse à des marcheurs peu aguerris de Ketane vers Ribaneng. Dans l'autre sens, il implique de monter toute la zone de pâturage, un chemin ardu où les pierres roulent sous les pieds mais intéressant à cheval avec des paysages élargis qui s'étendent entre ciel et terre. Ha Hlalele est à une journée de randonnée de Malealea et il reste 5 heures supplémentaires depuis le lieu d'hébergement (chez Georgina) jusqu'à Semonkong.