Maseru - Ha Moitsupeli - Makhakhe - Matelile - Masemouse - Mpharane (= 120 km). En fin d'après midi, le coup de chaleur passée, je rejoins en camion-stop les haut plateaux. Une seule occasion suffit à m'élever jusqu'à la plateforme où elle me dépose et de là-haut, je peux contempler le paysage époustouflant. A partir de Roma, ça grimpe dur. Les moteurs sont mis à l'épreuve. Le goudron est étroit, sinueux et pentu. Mieux vaut ne pas rater son changement de vitesse et avoir des freins à toutes épreuves. Les décors avoisinants sont féeriques et sortent de l'ordinaire, un mélange de lignes crayeuses incrustées entre des strates de grès et de schistes, des formations géologiques qui ne datent pas d'hier. La pierre ne parle pas mais j'ai le sentiment que cet alignement magique de couleurs ne s'est pas fait en un seul jour. En route vers le Paradis, j'observe du haut de mon piédestal les étudiants, certains aux allures et à la carrure de jeunes hommes, rentrer chez eux à pied et demandant à ce que le véhicule s'arrête pour les emmener. Il n'en est pas question. Mieux vaut ne pas s'immobiliser sinon comment repartir. Une fois déposé, je continue à pied. Je veux savoir où se trouve la bifurcation vers Thusong et fais un signe du bras pour arrêter un collectif qui m'ordonne de monter. Après de multiples mises en garde, il va bientôt faire nuit, Katiso, un passager étudiant à Bloemfontein, me remet entre les mains de son frère venu l'attendre à sa descente du combi. Il a une course à faire avant de rentrer à la maison familiale où je suis présenté à ses parents, son père Khauhelo et sa mère Mas'bongile, étonnés par mes aventures. Voici venue la saison des pêches, elles inondent le marché et l'arrière-cour des lopins de terre où sont cultivés les légumes. Les pêchers en bordure des terres cultivées délimitent les terrains, semblables à des sapins de noël ornant et égayant de leurs boules oranges les écrins de verdure. Au grand mécontentement des propriétaires qui veulent que je les cueille aux branches, je les ramasse aux pieds des arbres pour les goûter, mûres et bien sucrées comme je les aime. Katiso a ramené le journal de la capitale. Je le parcours brièvement et lis les grandes lignes avant que son père ne s'en empare. Sa profession d'agriculteur leur permet de vivre en autosuffisance et d'assurer des récoltes suffisantes pour nourrir la famille pendant toute l'année. Ce soir, Katiso a amélioré l'ordinaire en achetant de la viande dans la capitale.

Aujourd'hui mardi, Katiso m'accompagne sur la piste vers Thusong avant de revenir au foyer préparer son sac, en tout et pour tout, un ordinateur portable et le modem qui lui permet de se connecter, avant de retourner à l'université à Bloemfontein. La chaleur est étouffante et je poursuis mes efforts sur la piste avant qu'un pick-up n'apparaisse. Mathebiso est inspectrice dépendante du ministère du commerce et de l'industrie et va contrôler par surprise les six boutiques de Thusong. Trois d'entre d'elles vendent de l'alcool sans licence. Elle les a mises en garde et leur a expliqué les démarches administratives pour l'obtention de la patente mais, un tantinet rebelles, les tenanciers préfèrent passer outre la loi et n'en font qu'à leur tête. Attention aux amendes ! En la quittant, je lui demande de ne pas se montrer trop sévère à leur encontre. Un 4x4 du ministère avec un chauffeur appointé affrété pour un aller-retour d'une journée de voyage éreintante sur une piste défoncée, voilà à quoi se résume cette escapade dispendieuse si l'on en juge la position de Thusong, à peine mentionnée sur la carte du Lesotho. Même dans un endroit aussi reculé, les magasins comptent un chinois parmi eux et un Frazer's, maillon de la chaîne alimentaire répandu dans tout le pays. Que sont donc venus faire tous ces Chinois au Lesotho ? Mystère et boule de gomme. Ils s'installent partout et vendent en gros au meilleur prix des produits qui sont parfois expirés. Après avoir mis en difficultés les finances des commerces locaux tenus par les Basutos, ceux-ci étant contraint à la fermeture, sans concurrence, ils augmentent les prix jusqu'à étrangler la population locale. Par roulement, les gérants, la trentaine, tous plutôt jeunes dans l'ensemble, viennent de Chine pour plusieurs mois avant d'être remplacés par un membre du clan familial. Les bénéfices sont envoyés à la famille dans l'empire du milieu. La compagnie Frazer's n'a qu'à bien se tenir, on ne badine pas à propos de commerce avec les Chinois, maîtres incontestés du business international.

Tandis que je chemine, le ciel s'assombrit, les montagnes étant très rapidement prises d'assaut par une gangue de nuages menaçants d'une noirceur effrayante. L'orage domine à l'horizon. En faisant une courte halte alors que je viens de finir un chapitre d'Her-bak surnommé Pois-Chiche, le visage vivant de l'ancienne Egypte, il se met à pleuvoir. Je trouve le temps de me réfugier sous le feuillage des grands arbres qui bordent la rivière avant de rattraper la piste qui traverse le hameau et trouver un toit accueillant à proximité de celle-ci, prêt à décoller au cas ou un véhicule apparaîtrait. La pluie sans répit s'abat violement. J'ai le temps de déjeuner, confortablement assis, d'une salade de feta avant d'apercevoir un pick-up au loin. Je paquette et me prépare à l'arrêter quand il sera à ma hauteur. Thabo, le chauffeur, ignore tout du logo MSF apposé sur la portière. Il retourne à Morija, petite bourgade au long passé historique, qui fut le siège de la première mission européenne au Lesotho. Vu le ciel obscur et chargé, je préfère éviter Malealea et les "portes du Paradis" qui y conduisent. Dans des paysages étendus, brûlés par le soleil, et à perte de vue, je contourne l'un des endroits les plus réputé du pays que je découvrirai à plus tard, pour accrocher le goudron à partir de Makhakhe via Matelile jusqu'au pont qui enjambe la rivière Makhaleng, très paresseuse dans son lit entouré de végétation exubérante. Une camionnette chargée d'une plaque de contreplaqué me permet de faire la jonction entre l'embranchement où me laisse Thabo et celui de la route vers Mohale's Hoek du nom du frère cadet de Moshoeshoe 1er, qui céda cette terre aux Britanniques en 1884 pour des raisons administratives. Au cours de ce transfert, une crevaison nous retarde. A l'endroit où mon valeureux chauffeur me dépose, un ensemble de bâtiments administratifs appartenant à l'office national des forêts, je prends l'initiative de l'inviter et lui offre une tasse de café. Je grignote, fais le plein de carburant et laisse au ciel le temps de s'épurer avant de m'élancer sous le dôme bleuté encombré de nimbus immaculés contrastant singulièrement avec le fond azuré. Je quitte le responsable du camp - deux gardiens, en fait des policiers de surveillance, ont fait irruption et se sont montrés curieux à mon égard - qui a cru que je profiterais de l'aubaine pour m'installer dans les murs pour la nuit. Depuis ce matin, j'ai parcouru de vastes étendues de territoire sans les caractéristiques habituelles qui me réjouissaient les yeux et me laissaient admiratif et contemplatif lors de mes précédents voyages au Lesotho dont l'ensemble du territoire est situé au dessus de 1400 mètres d'altitude et même au dessus de 1800 mètres pour 80% du pays, ce qui est un atout non négligeable quant à la beauté naturelle et les décors grandioses dans lesquels l'être humain n'est que poussière et une infime particule animée. Je laisse la monotonie de longues plaines étalées sur les versants des collines qui vont buter et mourir sur les vieux sommets qui montent la garde et barrent l'horizon avec leurs crêtes infranchissables. Avec ces atouts, le "royaume des nuages" n'est pas loin d'être le paradis des randonneurs, celui qui m'a fait vibrer lors de mes deux précédents séjours et que je m'évertue à retrouver avec ces marches improvisées à partir de ma carte topographique IMAP (www.imap.co.za), celle jugée la meilleure bien que loin de la réalité sur le terrain. Des gamins moqueurs de retour de l'école, loin d'être calmes, me suivent et me rendent la vie difficile. A la vue d'un pick-up en train d'appréhender un virage sur la piste en contrebas, je saute le remblai et déboule en atterrissant les deux pieds joints sur le caillou concassé quelques mètres avant que le véhicule ne parvienne à ma hauteur. Deux types, dont l'un s'appelle Eliott, du ministère de l'agriculture rentrent à Ribaneng en passant par Masemouse où ils vont en déposer un troisième, ce qui fait mon bonheur puisque c'est la direction que je suis. Concernant la rivière Makahleng dont je suis le cours depuis ce matin sans l'avoir réellement apprivoisée, ma carte indique un passage à gué fréquentable uniquement par les 4x4 alors qu'un pont pas très récent permet de la traverser sans encombre. Je retrouve la splendeur des voyages antérieurs avec ce filet d'eau dans un écrin de verdure l'étouffant. Mes yeux ont du mal à s'en détacher tout en écoutant les réponses de mes techniciens agronomes à mes questions. Cette vision ubuesque d'un cours auquel je n'ai pas pu touché à cause d'une piste trop éloignée de son lit me remplit d'optimisme quant à ce qui va suivre. J'ai presque envie de descendre, m'asseoir sous les sapins et contempler ou marcher sur la piste dominant légèrement la Makahleng qui sans être large, ni impressionnante n'en garde pas moins un certain charme. Le bonheur persiste sur le plateau à Masemouse d'où la vue imprenable s'étale sur 360° degrés. Je suis aux anges d'avoir retrouvé la magie des Hautes Terres avec ses pics à plus de 3000 mètres, ses vallées verdoyantes encaissées et ses cours d'eau tumultueux aux débits abondants où les randonnées sans fin dans les régions reculées permettent la découverte d'un mode de vie traditionnel basé sur une tri culture (maïs, blé, sorgho) et habitées par de grands gaillards fiers, un brin timide, dont la générosité et la gentillesse n'ont d'égales nulle part ailleurs en Afrique australe.



Je descends à côté d'un restaurant bien achalandé, le genre de relais poste susceptible de servir les voyageurs en transit entre Mohale's Hoek et Malealea. Je ne souhaite pas y dormir bien que j'ai dans l’idée de prendre le sentier pédestre en direction de Ketane qui démarre à mi route entre Masemouse et Mpharane. Je suis mon intuition et continue à pied après avoir grignoté quelques pêches sans trop me faire d'illusions sur le moyen de rejoindre cette dernière bourgade distante d'une quinzaine de kilomètres avant la nuit. Un camion de chinois en cabine avec leurs employés enfermés dans le container, l'un d'eux armé assurant la sécurité, me donne la possibilité de la rejoindre. J'obtiens de laisser un battant de la caisse ouvert pour pouvoir continuer à visionner le panorama de mon belvédère roulant, un peu comme si j'étais sur un autobus à impériale en train de jouir de vues scéniques mémorables. A la nuit tombée, après avoir jeté un coup d'oeil rapide sur les rayons encombrés des commerçants chinois, je sors et chemin faisant, accompagné de deux femmes censées m'indiquer le centre de santé, rencontre Ernest, chétif, énergique, occupant la fonction de conseiller auprès de la collectivité. Il me propose de suite de dormir chez lui. Sur le chemin, nous visitons le prêtre catholique dont le logement jouxte une imposante église de pierres roses, oeuvre d'un missionnaire canadien. Ce que j'apprécie chez Ernest, hormis son talent d'orateur, il aime communiquer et échanger avec autrui. Je pense que la soirée risque d'être animée et que nous avons des choses à nous dire. Comme hier soir, l'électricité fait défaut, ce sera à la lueur d'une bougie que nous dînerons de papa agrémenté de deux oeufs sur le plat et continuerons à discuter autour de la table tandis que sa femme et sa fille étudiante nous écouterons assises à distance, leurs chaises bien rangées dos contre le mur, accolées l'une à l'autre. A sa retraite après trente ans de loyaux services dans les mines de platine à Rustenberg (Afrique du Sud), Ernest, âgé de 59 ans, a perçu une indemnité de 70 000 Rands (environ 7000 Euros). L'un de ses fils l'a remplacé dans les mines, le cadet le seconde sur les terres qu'ils cultivent tandis que le benjamin suit encore les cours. Nous débattons au sujet des Chinois qu'il abhorre et des autres problèmes cruciaux du Lesotho.

Le matin, un peu déphasé, il me laisse seul, faire du café et bouillir l'eau du thé tandis qu'il va prendre une douche. Quant à sa proposition de me laver, je lui dis que ce n'est pas nécessaire vu que je vais marcher et suer. Il ne me dit pas qu'il veut aller à la banque à Mohale's Hoek d'où un quiproquo à son retour dans la cuisine lorsque je lui dit que je dois partir avec quelque chose dans le ventre. J'avais le temps nécessaire pour préparer du porridge. Bien qu'il n'y ait plus d'huile, ni de quoi sucrer son café, de la bouillie de maïs avec deux oeufs et des épinards suffisent à notre bonheur. Je ne comprends pas que de tels produits de première nécessité fassent défaut dans un foyer où chacun des deux partenaires dispose d'un téléphone portable. C'est ma minute "coup de griffe" à la téléphonie mobile. Avec Ernest dans ses petits souliers noirs vernis, nous faisons le chemin inverse, boueux au possible avec la pluie qui s'est abattue la nuit passée. Lui-même originaire de Ketane, il a emprunté le sentier pédestre l'année dernière dont il m'indique la direction, ce qui lui a pris 5 heures de marche. Après m'avoir conduit sur le chemin, il fait marche arrière et monte dans un combi stationné à l'angle de la dernière boutique et quitte en direction de Mohale's Hoek distante de 30 kilomètres, la bourgade la plus proche pour les services bancaires et avoir accès à d'autre magasins autres que le Chinois. De la ligne de crête en forme de fer à cheval aux pointes ouvertes et écartées, une cascade à plusieurs niveaux tombe de la paroi massive à laquelle je fais face tel un filet d'eau chutant d'une couronne scotchée sur une molaire gargantuesque. Je ne vois pas d'ouverture dans la roche. Des créneaux sur le sommet, rochers montant la garde sur la droite, doivent me permettre l'accès à l'étage supérieur. A la dernière rondavel, un gardien de troupeau qui connaît le sentier m'explique comment m'en sortir et pense que deux jours me seront nécessaires jusqu'à Ketane, voilà qui contredit les dires d'Ernest le fantasque, légèrement décalé dans le temps et l'espace. S'est-il réellement rendu à Ketane ? Je ne sais plus à quel sein me vouer et qui croire bien que je fasse plus confiance à mon second interlocuteur. Je progresse lentement avec de belles vues sur les chutes, repérant le sentier à plusieurs reprises que je ne veux pas lâcher. Un promontoire saisissant noyé dans les nuages en transit, phalange avancée d'un poste d'observation naturel dominant la vallée, m'accueille pour une récréation un peu longuette et une séance de clichés entre deux chariots chargés de stratus, derniers témoins d'une nuit pluvieuse qui défilent poussés par le vent du sud. Au bout de l'escarpement, je vais m'asseoir à la base du piton rocheux qui monte la garde et surveille la vallée tenté de tirer du sac "La nuit privée d'étoiles" du grand Thomas Merton édité chez Albin Michel en 1951 et m'immerger dans la traduction très fluide et agréable à lire de Marie Tadié du titre original "The Seven Storey Mountain". Je dois quitter l'endroit avec beaucoup de regrets, les nuées de moutons noirs dans le ciel ayant laissés tomber quelques gouttes, qui je l'espère, ne présagent en rien du degré pluviométrique pour la journée à venir et seront sans conséquences sur ma marche. J'ai été averti que je ne trouverai pas un refuge sur les hauts plateaux, en fonction de quoi il serait bon que je ne traîne pas. Après avoir dépassé la chute, je continue à monter en longeant le lit du cours d'eau et grignote un morceau avant d'atteindre un haut plateau rocailleux, sorte de table de pierre immense disposée à même le sol d'où émergent entre les interstices des touffes d'arbustes nains ornant la nappe rocheuse et délimitée sur ses deux longueurs par deux précipices plongeant dans la vallée dominée par trois pitons rocheux, sentinelles de masse minérale imprenables. Sur la dalle, le sentier n'est plus visible. Il n'y a pas plusieurs voies à suivre sinon celle du bon sens et la logique me pousse à suivre le contrefort dont l'arc de cercle s'étend sur une distance correspondant à plusieurs heures de marche. Des cheptels de bovins ou d'ovins, des chèvres et des moutons, paissent au loin, leurs pâtres invisibles à l'oeil nu, perdus sur les versants trop éloignés. J'approche l'un d'eux en train de tresser un dessous de plat avec des fibres végétales à moins qu'il ne prenne définitivement la forme conique si familière et particulière d'un chapeau sotho. Il s'adresse à deux jeunes à cheval à une bonne distance et parvient à se faire comprendre. Je ne sais ce qui se trame et peux craindre le pire. L'un des chevaliers se met en marche et me rejoint à pas cadencés. Il m'ouvre le chemin et me guide. Bien que je ne sache pas où il me conduit, je prends le temps de me déshabiller complètement et me laver dans un bras d'eau, ce qui a pour effet de me requinquer et me booster.

Par pudeur, mon jeune Sotho s'éloigne et m'attend debout à côté de son cheval. J'imagine qu'il me va me laisser à un embranchement proche avant de faire demi tour vers son troupeau. Une montée aride sous le soleil brûlant avant d'enchaîner par de multiples étendues vides de toute présence humaine me met en situation difficile. Je marche au pas du cheval bien qu'il soit derrière moi. Le pas de l'homme pressé, 5 à 7 km/h n'est pas comparable à celui du cheval d'une moyenne de l'ordre de 7 à 9 km/h. Je le devance mais me fatigue beaucoup plus rapidement. Le jeune cavalier veut que je lui confie mon sac à main mais je refuse. Je ne le connais pas suffisamment et il contient mon appareil photo. J'ai besoin de l'avoir à portée de main et m'arrête de temps en temps pour une photo ou en sortir ma bouteille de thé vitale pour éviter la déshydratation. Je hâte le pas pendant plusieurs heures et rattrape le temps perdu à musarder près du promontoire. Je me dis que cette course effrénée aura une fin et ne prends pas un moment pour reprendre des forces et pique-niquer sur l'herbe, ce qui n'est pas faute de ne pas avoir suffisamment de nourriture. Sur le plateau tel un labyrinthe à perte de vue, nous slalomons entre des monticules, une butte en cachant une autre et ouvrant sur des profondeurs inconnues jusque-là à peine perceptibles depuis l'horizon.

A une altitude qui ne diffère pas énormément, nous enchaînons les verts pâturages seulement nuancés par des fleurs sauvages de couleur différentes et les vastes étendues isolées où je n'ai pas à hésiter, ni à douter, ni à repérer mon itinéraire. Mon guide me suit et d'un coup de sifflet strident avec sa langue, comme s'il conduisait son troupeau et corrigeait ses bêtes, il m'avertit et me fait comprendre quand je me retourne, la direction à suivre en la pointant avec son bâton de berger. Alors que je n'étais pas prédisposé à faire long feu, je tiens la corde et suis le pas du cheval bien que je le devance pour plus de commodités. Je ne veux pas me laisser dépasser et procède à de courtes haltes, les plus brèves possibles, soit pour photographier, soit pour absorber mon précieux liquide et continuer. Mon guide fait toujours preuve de la même patience. Je photographie quelques fleurs des champs comme si cela s'avérait une nécessité alors que l'important est ailleurs si je veux dormir à l'abri ce soir. Tout au long de la journée, mon Sotho crie, à cause de la distance plus qu'il ne converse, avec ses connaissances, bergers esseulés sur les versants isolés des montagnes. De longues salutations précèdent quelques mots qui se résument à l'essentiel, à propos de la vie, la mort, la famille et les proches.



Excepté une seule fois, dans l'après midi, où il s'écarte avec son canasson et le pousse à galoper, il reste assis dessus pendant toute la durée de ma cavalcade. Nous "galopons" à travers de grandes étendues pavées de dalles de pierres et de roches dures lorsque nous passons d'un couloir à l'autre. Je ne peux m'empêcher de vérifier, ce que j'avais deviné et pressenti, le canasson n'est pas ferré car battre le fer ainsi sur la mère roche provoquerait des étincelles. Le soleil a commencé sa course descendante et il est nécessaire de contourner les gorges de la rivière Qhasi, visible sur la gauche. Nous passons devant un hameau de quelques cases dont deux appartiennent à sa famille. Plus loin, les habitations s'étalent accolées sur le flanc de la montagne et en suivent les contours. Nous coupons court vers les gorges que nous abordons sur la droite. Un mur à toutes épreuves se dresse à mes pieds. Le dénivelé dépasse la centaine de mètres. Je ne vois pas l'ombre d'un chemin à mes pieds pour accéder au pied de la cascade. Une descente vertigineuse s'ouvre à nous. Contraint de lâcher sa monture, fidèles à notre ordre de progression, je pars devant, le cheval non ferré fermant la marche. En haut de la falaise, je veux faire comprendre à mon Sotho qu'il peut retourner tranquillement chez lui et que je suis sain et sauf. Je saurais retrouver mon chemin mais il persiste à me suivre bien qu'il me soit devenu inutile. Je plains le cheval qui va devoir le remonter sur le plateau après une rude journée. En attendant, dans la descente scabreuse, les pierres roulent sous nos pas. L'érosion y est pour beaucoup dans le tracé de la sente en chute libre, les glissements de terrain dus aux orages violents l'été en sont la meilleure preuve. Si le cheval glissait et nous emportait, je ne donnerais pas cher de mon corps écrasé par son poids. Au bout du compte, en bas du ravin, mon gars retrouve sa bien-aimée, ce que je n'aurais jamais imaginé. "Happy End" pour une journée de marche exténuante alors que je suis loin d'être arrivé à Ketane. Il me fait signe de continuer tout droit. J'ignore combien de temps il me faudra pour atteindre mon but.

En chemin j'avise l'école primaire de Qobong, une structure allongée couverte de tôles derrière une haie d'épineux et sur le devant de la scène, plus proche du chemin, trois enseignantes en train de remplir des seaux d'eau à la pompe. Je m'approche et demande des renseignements quant à la distance à parcourir jusqu'à Ketane. Elle me font part de leurs inquiétudes, m'assurent qu'il me reste plusieurs heures de marche avant d'y parvenir et finissent par me convaincre de rester avec elles pour la nuit. Je dois demander l'autorisation à l'enseignante faisant fonction de principale car celle-ci est en congé maladie pour cause de diarrhées chroniques. Je suis accepté parmi l'équipe enseignante composée de quatre jeunes filles et deux hommes.



Deux d'entre elles, Mafusi et Lineo, 21 ans et toutes leurs dents, m'entraînent dans les salles de classe trop grandes pour un seul niveau d'élève et me demandent d'aider leur école sous la tutelle d'une église. Chaque classe compte deux niveaux pour les plus jeunes et trois niveaux, de la quatrième jusqu'à la septième année, pour les plus âgés. Une meilleure utilisation de l'espace, avec la construction d'un bâtiment plus étroit, aurait permis la réalisation de cinq salles de classe. Une seconde structure indépendante fait office d'église tandis que la priorité a été donnée aux logements du corps enseignant, des cases joliment décorées occupées par deux professeurs. Pressantes, les deux jeunes enseignantes jouent la séduction et attendent des montagnes de cadeaux de ma part. Leurs exigences prennent une tournure beaucoup plus personnelles avec des suggestions tels qu'un ordinateur ou des vêtements. Mesdemoiselles, vous rêvez ! Vous êtes dans l'illusion. Debout ! Sur vos deux pieds et ne comptez que sur vous-mêmes, vous êtes de celles qui pourront relever l'Afrique si la mère nourricière parvient à juguler son taux de natalité. Ne vous abaissez pas à cette mentalité de quémandeuse trop souvent commune lorsque vous rencontrez un blanc. Même si tous les blancs étaient riches, ils ne satisferaient pas tous vos caprices.
A ce propos, un Anglais est venu cette après midi. Il veut venir s'installer dans le coin. Comme le terrain n'est attribué à personne, il aura son lopin de terre, s'installera et viendra à l'occasion enseigner et donner un coup de main à l'école.
Rendez-vous est pris en ce qui me concerne pour demain matin à 7h30. Je leur donne une pomme afin qu'elles puissent passer une bonne nuit et que celle-ci leur porte conseil. Keneuoe Letsie, 25 ans, mariée, un petit garçon, qui remplace la principale absente vient me voir dans la case de cette dernière que j'occupe pour la nuit. En tant que professeur responsable, elle me fait la même demande en ce qui concerne une aide au profit de l'école. Je souris de la coïncidence et lui fais part de ma surprise. Elle a aussi le don de me mettre mal à l'aise en quémandant alors qu'elles jouissent toutes de tout ce dont elles ont besoin, c'est-à-dire un salaire qui oscille entre 1800 Maluti pour les stagiaires et 2700 Maluti (270 Euros environ) pour les diplômées et confirmées alors qu'elles sont nourries, blanchies et logées aux frais de la princesse, ce qui au total représente une belle somme d'argent si l'on tient compte qu'elles n'ont aucune dépense sur place. Originaires de Mohale's Hoek distante de 6 heures de piste accessible seulement en 4x4, elles y retournent en moyenne une fois par mois. Le lendemain, les élèves de la septième année comprennent en anglais ce que je leur raconte à propos des cinq continents dont ils ignorent tout et du Lesotho introuvable sur l'Atlas mondial. Ils ont beaucoup de mal à le trouver et mettre le doigt dessus. Quant aux joueurs de football, aucun n'est connu ici au Lesotho, pas même Beckham ou Henry universellement reconnu sur tous les écrans mondiaux, pour la bonne raison que la télévision n'a pas encore été importée dans le pays sauf à Maseru bien entendu. Je laisse la cinquième dans son ignorance et décide que je dois partir à cause de la chaleur qui commence à devenir étouffante alors qu'il n'est que dix heures du matin. Je traverse le petit cours qui me met sur une piste carrossable en direction de Ketane. Je la laisse car il y a trop d'épingles à cheveux et mon intuition me conduit à travers des chemins de traverses, de case en case à la rencontre des locaux plutôt étonnés et surpris de voir un blanc flâner seul dans ces endroits isolés.



Je noue même amitié avec une vieille sotho qui accepte de poser avec le randonneur et reçois quelques pêches en échange pour le chemin. Je musarde et décide d'une journée facile, Ketane n'est qu'à quelques heures de marche après tout et j'y serais ce soir. Les paysages grandioses sont magnifiques et je m'arrête souvent pour lire des chapitres de mes deux livres précités sans compter ceux de "Saint Antoine du désert" (Hachette, 1950) par Henri Queffélec dans la collection les "Saints en leur temps" et "Sadhana" de Rabindra Nâth Tagore dans la collection "les grands maîtres spirituels dans l'Inde contemporaine" traduit par Jean Herbert, éditions Maisonneuve (Paris), Delachaux et Niestlé (Neuchâtel), 1946 que je n'ai pas entamé. Est-ce un hasard que ces livres me soient tombés entre les mains alors que je chemine dans des paysages qui touche au sublime et favorise la contemplation ? Certainement pas.

Je dépasse un hameau et pénètre une pinède où je décide de pique-niquer tranquillement puis rejoins le cours dont je suis plus ou moins le lit depuis que j'ai voisiné avec sa chute hier soir. Alors que je dois le traverser, je m'y baigne, l'eau froide sur mon sexe agissant comme vasodilatatrice et ayant l'effet de le durcir. Sans le toucher, il se rétracte plusieurs fois jusqu'à se découvrir, la nature environnante agissant comme l'élément féminin et la rivière dans laquelle je suis immergée comme liquide amniotique. Décalotté, la tête nue, pris de brusques saccades, dans un trop plein d'énergie qui touche au paroxysme, il lâche sa semence qui s'en va à l'eau, se dilue et vogue vers les continents et les mers du monde entier. Le spermatozoïde, missionnaire enrichi de ses expériences diverses, est en voyage et parcourt la planète Terre qu'il ensemence de son savoir. Je me relève sonné et me rhabille avant que deux gamins ne me fassent signe sur l'autre bord de l'eau. Je sais que je dois les rejoindre et repérer le sentier que j'ai perdu de vue. Ils m'aident à le retrouver. Je leur offre un bonbon chacun - les enfants sotho utilisent ce mot courant du vocabulaire de la langue française vraisemblablement légué par les premiers missionnaires - et un chapeau sotho en feutre pour celui qui est nu-tête avant de continuer vers le village d'Ha-Challa situé à la pointe d'un losange verdoyant. Sans connaître leurs existences, j'ignore les grottes vers lesquelles je vois deux hommes se diriger. En cours d'ascension vers le plateau pour éviter les gorges de la rivière Qhasi que j'aimerais explorer à d'autres moments perdus, je tombe nez à nez avec un groupe de cavaliers tous pied à terre, à la queue leu leu, les chevaux tenus par la bride, pour descendre le raidillon.



Ironie du sort, les nouvelles galopent vite, l'un d'eux me connaît bien et est au courant de ma nuit à l'école primaire de Qobonge dont Koroso, l'un des professeurs est son fils qu'il va rejoindre. Comme quoi le portable n'a pas que du mauvais ! Par cet heureux concours de circonstances, je saisis la chance qui m'est donnée de les photographier sous tous les angles. Le dernier de la troupe, un monsieur habillé en costume et soulier, bien sous tous rapports, est en retard et n'a plus de cheval à tirer à moins que ce ne soit l'animal qui en ai eu marre et se soit débarrassé de sa charge. En haut du raidillon, trois personnages m'attendent, une mère allaitant son têtard d'un an et un jeune homme aux grands panards chaussé de bottes impaires de différentes couleurs, l'une blanche et l'autre jaune. J'ai presque envie de lui laisser mes brodequins d'une pointure supérieure à ma taille habituelle mais me retiens car de quoi aurais-je l'air ? Un pauvre bipède blanc chaussé en bicolore. La femme m'interpelle à propos de ses chaussures à talons hauts qu'elle ne peut évidemment pas porter sur ce chemin caillouteux au possible et dont les semelles ont été tellement mises à l'épreuve et pliées qu'elles ont cédées et sont cassées. Je m'approche d'un sac plastique transparent qui contient des produits d'entretien du corps comme de la crème de soin parfumée au cacao et une autre à l'eau de rose. Quelles sont ses priorités ? Je le lui fais remarquer. Un ânetier nous rejoint puis d'autres personnes à pied car il fait moins chaud après 16h00 et les locaux rentrent chez eux au village après être allé à Ketane faire des emplettes, à la clinique ou voir des proches. Je monte sur le plateau lentement mais sûrement, en longeant parallèlement et lorgnant la mince ouverture laissée en surface par les deux parois verticales entre lesquelles coule en profondeur la Qhasi, avant de se jeter dans la rivière Ketane.



J'ai envie de l'explorer. A la croisée des deux rivières dont je n'aperçois pas les lits, j'avise la première case d'un hameau habité et jette un sachet de roiboos dans une marmite d'eau bouillante après avoir pris soin de préparer trois cafés que je partage avec le couple propriétaire de l'endroit. Je descends chercher un endroit adéquat pour avoir une vue sur le canyon et tourne autour d'une clôture avant de revenir à mon point de départ non sans avoir pris contact avec un couple dont la femme, couturière de métier, bafouille l'anglais. Au passage, Keneuoe Monaheng, jeune professeur qui loue une case dans le compound familial dont j'ai fait le tour pour trouver le meilleur point de vue, coupe mon chemin et m'invite à venir manger. Je la rejoins après avoir bu plus d'un litre de liquide, le café et le thé rouge (roiboos). Aujourd'hui, je me suis retenu de me désaltérer en puisant de l'eau dans les cours d'eau car les troupeaux qui pâturaient, étaient trop présents et trop proches des sources. De plus, les locaux auxquels je me suis adressé m'ont répondu qu'ils ne la consommait pas. Des robinets d'eau courante dans les villages, là où ils vont la chercher, captent l'eau à la source. Le soleil couchant sur la barrière de montagnes de l'autre côté de la rivière Ketane où je dois me rendre demain, donne une touche rosée sur les cimes tandis que les versants massifs et sombres sont déjà endormis. Keneuoe, 25 ans, la taille tellement fine qu'elle est en opposition totale avec ce qui se fait de mieux en Afrique, les femmes plantureuses aux poitrines opulentes et aux fesses rebondies telles que les Africains les aiment, ne manque pourtant pas d'énergie. Elle a du caractère et est décidée à prendre soin de ma personne, ce que j'apprécie. Elle est très active et prépare une montagne de papa avec des feuilles de potiron hachées menues et frites, le seul légume bon marché accessible à la ronde. Je raffole de son goût qui se conjugue admirablement à la farine de maïs dont le papa est constitué. Elle me demande si je connais les diamants de Letseng, mine près de laquelle je suis passée lors de mon premier séjour au Lesotho. Vraiment intéressée ou pleine de naïveté ? Elle me demande ensuite si ses collègues, Mahlomola et Pitso, peuvent nous rejoindre et plus tard, lorsqu'elles sont présentes, elles réclament la présence du principal. Je tique si c'est un homme car à l'école primaire de Qobong, l'un des professeurs vacataires a semblé suspicieux quant à ma démarche. Les étrangers en ballade dans le pays sont souvent chargés d'une mission et ont une raison valable pour y séjourner, ce dont je ne peux pas faire valoir n'ayant aucune obligation professionnelle ou contrat à remplir. Certains sothos trouvent surprenant que je marche pour le plaisir et me demandent si je suis payé par mon gouvernement. D'autres deviennent suspicieux surtout quand je leur fais part d'opinions bien tranchées sur des points touchant l'actualité du pays. Je finis par les remettre en place et leur demande de faire la différence entre un voyageur dont la mémoire, avec le désir d'apprendre la langue, est le seul bagage et un touriste en visite éclair en 4X4 avec son porte-monnaie bien rempli. Sentle fait preuve de bon sens et ne se prend pas pour un coq dans la basse- cour comme le font trop souvent les africains bruyants voulant attirer l'attention du sexe opposé. Avec lui, lorsque Keneuoe et ses copines enseignantes se sont retirées, je lui fais miroiter la possibilité de pouvoir toucher le croissant de lune dans le ciel et de l'attraper si nous marchons un peu et grimpons sur la colline au risque qu'il nous reste dans la main, nous fasse rêver ou nous emmène voyager vers d'autres voies lactées accrochés tels deux petits Princes des étoiles en balade dans le cosmos.

Je dors profondément comme un loir et récupère à merveille. Je suis prêt à 6h30 quand Keneuoe revient de chez ses amies chez qui elle a passé la nuit mais elle est décidée à cuisiner de la bouillie de maïs avec des sardines à la sauce tomate. Je ne peux pas la vexer et la laisse me remplir une énorme assiette de papa que je finis alors qu'elle a déjà quitté pour aller à ses cours à 8h00. En partant, je rabats simplement la porte derrière moi, sa mère adoptive veille au grain assise dehors autour du feu. Il y a foule sur la piste en cours d'élargissement et la main d'oeuvre pullule tellement que je dois éviter tous ces bras actifs maniant qui la pelle, qui la pioche, qui la masse, qui la brouette. Je ne m'en sors pas mal et atteins la fameuse Ketane dont la consonance arabique pourrait être assimilée à une ville des mille et unes nuits des contes d'Aladin. Je n'en ai pas rêvé et le mythe se dégonfle rapidement quand je slalome essentiellement entre des bâtiments administratifs de construction récente comme la clinique importante et un ensemble de restauration avant d'atteindre la piste d'atterrissage où l'Anglais est arrivé et où parfois les "Lesotho flying Doctors" (médecins volants du Lesotho) atterrissent.

Quand je repense à mon cher ami Ernest, épais comme une belette, être capable de faire le trajet à pied depuis Mpharane en 5 heures, je m'esclaffe et j'ai l'impression qu'il manque une pièce à mon puzzle. Ce n'est que partie remise, j'ai encore un tour à jouer et peux le compléter plus tard. En attendant, je passe la passerelle dont Ernest m'a caché l'existence puisqu'il m'a parlé d'une navette pour atteindre l'autre rive. Des saules pleureurs telle que nous les connaissons en Europe, une variété importée de Perse, domine dans le lit du cours alors qu'une autre espèce est endémique au Lesotho. Ketane est décidément bien loin de tout à 6/7 heures de piste de Mohale's Hoek. Tierra incognita éloignée et difficile à explorer, il suffit de traverser la rivière à gué en juillet / août pour prendre un collectif de l'autre côté qui rattrape la route goudronnée vers Mount Moroosi et Mohale's Hoek. Je suis sur l'autre berge et commence l'ascension d'un piton rocheux en le contournant sur la gauche. Je finis par perdre mon fil d'Ariane à peine visible sur la roche et fais le tour du promontoire par la base car j'ai vu un hameau au pied du monstre où m'abriter de la chaleur. Lorsque j'approche d'une paillote, le toit de tôles surmontant des claies de feuillage enlacé et attaché à des piquets plantés dans le sol, les gens conversent, assis sur des chaises, autour d'une bassine de pain fait maison et d'un seau de bière au sorgho non fermentée. Je suis invité à la goûter avant de me retirer et m'allonger sur un lit à l'intérieur d'une case. Alors que je viens juste de m'écarter du groupe, un magnétophone joue de la musique sotho, un petit air familier avec ces intros de quelques notes d'accordéon, laissées en héritage par les premiers pionniers français, qui font penser à la guinguette ou au bal musette. Quelques minutes me suffisent pour recharger les batteries. Je suis complètement désorienté en voyant la piste vers Mohale's Hoek comme si je lisais ma carte à l'envers. Je la remets à l'endroit et ordonne mes idées, le fait d'avoir opérer une boucle et tourner en rond autour de mon géant m'a rendu confus. J'admets l'évidence. Ce n'est pas si souvent que je perds les pédales et mon sens de l'orientation. Je suis parti de derrière mais les éléments naturels - la rivière Ketane et ce doigt du diable à contourner - rallongent de façon évidente le parcours vers Mokopung. En attendant que le chaleur tombe, je déjeune de papa auquel j'ajoute du feta et grignote des pêches jusqu'à 16h30 avant de quitter accompagné de Sidwel et l'un de ses potes, auxquels un jeune berger en bottes vient se joindre jusqu'au sommet, où ils me lâchent en m'indiquant le chemin à suivre. Je savais que je n'étais pas correct. Il y a de multiples sentiers. J'aurais hésité à choisir le bon, encore que je ne pouvais pas prendre le mieux tracé qui mène vers Qhoobeng et plus haut, et remonte le cours de la rivière Ketane jusqu'à des chutes. Dans le doute, j'aurais attendu un signe du destin, un berger rentrant au village pour m'assurer de ma direction. Il est déjà tard et je n'ai pas à attendre qui que ce soit. Je les remercie tous les trois de m'avoir mis sur le bon chemin et les quitte rapidement. Il est 17h00 et j'ai deux bonnes heures avant la nuit pour marcher. Ha Bolae est le nom du prochain village que je dois atteindre. Une rencontre fortuite avec une jeune écolière me permet d'aller au plus court et d'éviter ce village de quelques cases adossées sur un versant obscur de l'immonde "doigt du géant" qui m'a jeté dans la confusion et induit en erreur. Elle me rattrape en courant vêtue d'une jupette, le pied agile chaussé de tennis de bonne qualité, un sac plastique jeté sur le dos qu'elle tient par l'anse qui contient une couverture récemment achetée dans lequel ont été ajouté des produits d'hygiène pour nouveau-né. Légère, elle sautille sur le chemin et évite les pierres contrastant avec mon pas lourd qui écrase tout sur son passage et troue mes chaussettes en moins de temps qu'il n'en faut pour les mettre. Nos rythmes concordent et elle est la seule à être venue au devant d'un étranger sans peur et sans crainte bien qu'elle ne parle que le Se Sotho. En âge d'être scolarisée, son anglais est inexistant. Elle me montre son village dans l'ombre au fond de la vallée. Qui aurait envie d'aller vivre là-bas ? Depuis que je me suis égaré, je suis un peu désenchanté et ai l'impression d'avoir laissé la magie du "royaume des nuages" derrière moi. Je retrouve des paysages ordinaires identiques à ceux que j'ai eu sur la piste de Ramabanta jusqu'à Maelalea. Le Lesotho avec ses géants merveilleux et imposants à couper le souffle n'est plus et s'est caché. J'ai tracé mon itinéraire vers Mokopung déjà atteint en décembre depuis Semonkong en 4/5 heures de marche et m'y tiens mais je garde en mémoire la possibilité d'une autre randonnée qui relierait Semonkong à Ketane. Avec la portion Mpharane - Ketane haute en couleurs et riche de panoramas époustouflants, cet itinéraire "découverte des haut plateaux du Lesotho" ne compterait pas moins de quatre cascades imposantes sur son parcours dont la plus haute d'Afrique du Sud (celle de Le Bihan plus connue sous le nom de Maltsunyane haute de 192 m).

De nouveau seul, je dépasse deux fermettes isolées avant de retrouver la même configuration d'une propriété familiale délimitée par une ceinture d'aloès qui comprend une habitation longue inusitée, une dépendance pour le grain et la case cuisine qui tient de lieu de vie. La maison principale totalement équipée de plusieurs chambres dont l'une que j'occupe et d'une salle de bain, est fournie en mobilier, vaisselle et en réchauds à gaz prêts à l'emploi lors des cérémonies et des regroupements familiaux. Deux rondavels, en amont, montent la garde et quelques autres dispersés mettent en valeur cette bâtisse et lui donnent un air imposant. Masalome, 25 ans, et Lerato, 19 ans, mère d'une petit fille adorable de quelques mois, m'ont aperçu et me font des signes amicaux. Je les approche. Masalome, étudiante en coiffure à Mohale's Hoek, me déconseille de continuer. Ha Ntja est à 1h30 de marche et il me reste une demi heure avant que la nuit tombe. Elles n'ont pas de mal à me convaincre de rester pour la nuit et repartir le lendemain tôt. L'endroit est idéal pour observer le coucher de soleil avec toujours ce Mont de Satan en toile de fond autour duquel viennent se concentrer à une certaine altitude, loin d'être des séraphins, une couronne de petits nuages blancs qui virent à l'orangé puis rougissent avant de devenir franchement noirs et s'évanouir dans l’obscurité ambiante. Je suis déterminé à le laisser derrière moi en partant demain matin. J'apprécie que Masalome me propose de l'eau chaude pour me doucher en soirée. Un peu d'eau suffit pour que le corps puisse se délasser, prélude à une bonne nuit récupératrice. Les filles dorment dans la case autour du feu en train de veiller au pain qu'elles font cuire tandis que j'occupe seul mon domaine.

Levé à l'aube, je leur intime l'ordre de faire bouillir de l'eau pour un café ou un chocolat additionné du lait de la vache, qu'elles traient seulement une fois dans l'après midi, avant de décoller tôt. Je traverse un hameau plus peuplé après trente minutes de marche. Une femme accourt et me demande de faire des photos. Je dois recharger mes batteries et je suis parti rapidement pour arriver chez Samara à Sekake aujourd'hui, deux raisons qui me poussent à ne pas m'arrêter et appuyer plutôt sur le champignon. Je n'en ai d'ailleurs pas vu beaucoup, je les ramasse habituellement pour améliorer l'ordinaire. Avant Ha Ntja que je n'aurais pas pu atteindre hier soir car trop éloigné de mon lieu de villégiature, un petit cours d'eau me permet de me rafraîchir le visage et me mouiller les bras. Alors qu'une femme en T-shirt blanc apparaît sur la butte qui mène au village, je la laisse descendre et venir à moi. Elle m'apostrophe dans un anglais correct, je suppose qu'elle est enseignante, et me pose la question habituelle "Where to ?" (Où allez-vous ?). Elle rajoute : "Why on foot " (Pourquoi à pied ?). Je lui réponds que le Lesotho est le pays idéal pour les randonneurs et qu'il est essentiel de le découvrir à pied à cause de son relief très accidenté.
- "Pourquoi ne pas le survoler en avion ou en hélicoptère ?" surenchérit-elle ? Je comprend que les gens ont du mal à se faire à l'idée de voir un blanc marcher pour le plaisir. En retour, je lui demande ce qu'elle est en train de faire et où va-t-elle ? Elle me répond qu'elle court d'une colline à l 'autre pour trouver du réseau pour pouvoir téléphoner. J'hallucine ! Qui est le plus à plaindre de devoir marcher ? Elle, victime et esclave de son portable ou bien le randonneur avec son libre-arbitre ?
Je conçois que le téléphone portable peut épargner des déplacements inutiles comme de se rendre à Maseru pour des papiers qui ne sont pas prêts, un gain de temps et une économie d'argent ou téléphoner à un médecin.

Ha Ntja, village complètement démuni à l'image d'Ha Bolae, ne me donne nullement envie d'y faire une pause. Il n'est que 9h20. Une école primaire assez conséquente y a été construite et quelques cases dans le village qui en compte une trentaine, ont été rénovées. Je suis abordé dans un anglais correct par un homme, la quarantaine, à côté d'une maison près de laquelle je me suis arrêté, interpellé par l'assiette satellitaire. Echangeant quelques mots, je quitte précipitamment sans lui demander plus d'explications sur mon itinéraire à venir, ce qui fait que je me retrouve au passage du col dans l'indécision. Des chemins de transhumance partent dans des sens opposés les uns aux autres. Je décide d'attendre le passage d'un troupeau et me vois confirmer la direction que j'avais l'intention de suivre. Le jeune pâtre, un gamin d'âge scolaire, n'a pas compris ce que j'attendais de lui tandis que le suivant, gardien de vaches, plus âgé, à saisi lorsque j'ai prononcé "Mokopung" en pointant du doigt vers le sud-est. Ce dernier me réclame à manger, le pain notamment qu'il a aperçu reposant dans mon sac à main. Je le partage en deux et leur donne un morceau chacun, plus deux pêches dans mon sac depuis quelques jours. Un peu plus loin, d'autres enfants gardent les troupeaux. Avec l'épidémie de sida, les parents insouciants et irresponsables meurent en pleine force de l'âge et les membres de la famille les envoient garder le cheptel pendant la journée mais ils n'ont pas la patience et la résistance des adultes. Ils ont l'âge de jouer et en oublient parfois leurs responsabilités, les animaux divaguant dans les champs de maïs ou autres terrains de cultures vivrières, les endommageant, les piétinant et s'en nourrissant. Le soleil commence à cogner. Je chemine depuis plus de deux heures et je ne suis pas encore à Mokopung à 3/4 heures de marche d'Ha Ntja d'après les renseignements recueillis lors de mon passage dans le dernier lieu-dit. Je me mets à l'ombre d'une case. Le soleil au zénith ne me laisse pas plus d'un pouce d'ombre, ses rayons dardant tombant à la verticale sur le sol. Alors que je veux déjeuner, l'appel du ventre sans savoir quelle heure est-il, les riveraines me proposent des tomates et m'en apportent deux ou trois chacune, les unes derrière les autres comme s'ils faisaient la queue. Les fillettes sont envoyées par leurs mères les cueillir avant de me les amener dans le creux de leurs mains ou le fond d'un bol. L'une des mères, deux fillettes à sa charge, mieux vêtue que les autres, m'apporte un Tupperware de papa et de feuilles de potiron frites. Je mélange le contenu avec mes tomates coupées en rondelles et du fromage de chèvre, un produit qu'il serait envisageable de fabriquer et commercialiser dans la région mais dont les habitants n'ont aucun savoir-faire. La misère règne mais pour s'en sortir, un coup de pouce est nécessaire et il faut une détermination à toutes épreuves. Le Lesotho, il y a quelques années, était exportateur d'asperges officinales. La compagnie qui exportait a fait faillite à cause de la production sud-africaine qui l'a étouffée. Loin de s'en nourrir, ceux qui la cultivaient ont abandonné l'idée de la produire industriellement mais on la retrouve sauvage dans ses terrains de prédilection, les versants sablonneux. Les pieds de rhubarbe et les oliviers sont également dans la nature et ne demandent qu'à être exploités, ce qui demande des connaissances théoriques et une certaine motivation même si les gens meurent de faim et n'ont rien à se mettre sous la langue. Ils ont besoin d'être guidés. S'il n'y a pas une force gravitationnelle positive qui les maintient dans l'orbite, ils en sortent et se laissent glisser dans la déchéance et toutes sortes de dérives tels l'alcoolisme et d'abus de pouvoir les uns vis-à-vis des autres tels les viols et les influences malsaines qui poussent au crime et aux vols ainsi qu'aux braquages encouragés par la pauvreté dans laquelle ils ont toujours baignés. D'Ha Thootu, le hameau où je me repose parmi les femmes, j'aperçois ce que je crois être la Senqu qui prend sa source au Lesotho, encore appelée rivière Orange en Afrique du Sud et se jette dans l'océan Atlantique. Je les quitte au moment où les éléments mâles s'apprêtent à réintégrer l'enclos familial. Je signale ma présence par des cris stridents, des roulements de langue à la marocaine et je sens que je suis discrètement mis à la porte par mes amies et poussé à reprendre le chemin lorsque les maris montrent le bout de leurs nez, ce qui m'encourage à quitter les lieux malgré la chaleur toujours étouffante. Elles se sont marrées et ma présence les a occupées alors qu'elles doivent se morfondre d'ennui quotidiennement dans un endroit si isolé. Elles me prédisent une heure de marche jusqu'à Mokopung. A la fin du temps imparti, je suis descendu du plateau et prêt à mettre le pied à l'eau pour traverser la Senqu jusqu'à la route principale Qacha's Nek - Mohale's Hoek. Un coup d'oeil sur ma carte du Lesotho m'en dissuade car le nomand's land est important avant de rejoindre Mphaki. Mieux vaut rester sur cette berge et continuer jusqu'à la croisée des deux rivières, la Senqu et la Senqunyani (la petite rivière Orange). En regardant derrière, je comprends que j'ai bien fait de poursuivre sagement en restant sur cette rive, les hauts sommets dominant l'arrière-plan montagneux où je me serais égaré et épuisé en vain. Le point de convergence atteint, le pont en cours de construction par les Chinois, un projet qui court sur deux années, suite à un agrément entre le gouvernement du Lesotho et celui de la Chine, est à quelques minutes de marche. Manque de chance, suite aux pluies récentes ou à l'ouverture de vannes au barrage de Mohale, le niveau d'eau de la Senqunyani a monté par rapport à décembre où le passage à gué était aisé. Je ne pense pas à aller la traverser, là où passent les véhicules alors que de l'autre côté de l'eau, m'appellent un adulte et des ados qui viennent de mon côté pour m'aider avec mes sacs. Je décline l'offre et prends un bon bain me rafraîchissant le corps avant l'épreuve, contrit d'avoir à faire un tel effort avant la nuit. Je suis responsable de mes effets et ils iront à l'eau avec moi si les événements le veulent ainsi. Le courant est moyennement fort et je dois faire attention à ce qu'il ne m'emporte pas en restant bien enraciné et en luttant contre sa force avec mes cuisses musclées. Ce n'est pas une partie de plaisir, sans être d'une grande difficulté, et je dois rester concentré tout le long de mon parcours d'une trentaine de mètres d'autant plus que je suis saisi subitement d'un mal d'estomac. Les Chinois n'ont pas de toilettes disponibles à côté de leurs baraquements de chantier bien qu'ils soient établis ici pour deux ans. Ils passent leurs journées à travailler ici et n'ont pas jugé utile d'avoir des lieux d'aisance, ce qui fondamentalement ne change rien à leurs habitudes puisque la majorité ne dispose pas de toilettes privées chez eux en Chine. Dans les grandes villes, en bas des immeubles, les toilettes collectives, huit trous creusés dans une dalle de béton, permettent de se saluer, les rencontres inopportunes et les réunions amicales en petit comité. J'attrape un camion avec un jeune ingénieur chinois pour remonter sur le plateau puis in extrémis, un pick-up conduit par Mare jusqu'à Seforong. Il est professeur de sciences naturelles à Mount Fletcher en Afrique du Sud et me présente à Martin, 27 ans, Québécois, installé depuis deux ans à Seforong, qui vit des bénéfices d'un magasin avec sa nièce Liaekae. Martin a planté des oliviers dont il espère tirer de l'huile dans un futur lointain. Il me raconte des histoires dramatiques à faire peur comme celle d'une mère qui tenait un bar et qui, absente, n'a pas vu venir le feu ravager son logement avec ses enfants à l'intérieur dont l'un a péri, mort brûlé, dans l'incendie.

Dans mon Lesotho que j'imagine tranquille, la police de Qacha's Nek distante de 60 kilomètres, est venue retirer quatre corps en un seul mois, l'un poignardé, le second étranglé, les autres assassinés pour prélever et collecter des organes. Et j'en oublie... ce qu'il vaut mieux pas retenir.

L'année dernière, les élèves ont protesté et mis à sac l'école qui a été fermée pendant deux semaines. Ils se sont révoltés contre le corps enseignant, l'oisiveté a favorisé et amplifié les relations sexuelles intergénérationnelles, une jeune fille par exemple avec un "sugar daddy", un vieux âgé de plusieurs dizaines d'années ou l'inverse, une mère sur la tangente avec un jeune garçon d'âge scolaire qui pourrait être son fils, genre de pratiques très courantes en Afrique propices à la propagation du sida qui fait des ravages. Des gamines de l'école ont été engrossées à cette période. Des gamins, dont les parents sont malades et ne peuvent plus se déplacer, viennent à la boutique avec des commandes à peine lisible griffonnées sur des papiers.

D'une semaine à l'autre, Martin apprend qui est décédé ou entré à l'hôpital pour cause de maladie déclarée. J'apprends ainsi que Samara a été hospitalisé pendant deux semaines. Sa perte de poids à laquelle il avait fait référence en décembre parce qu'il s'abstenait de sucres rapides, il avait perdu 40 kg (de 126 à 86 kg) en quelques semaines, n'était en fait que les premiers symptômes de la maladie. J'en ai la confirmation lorsque j'accompagne Martin à Matatiele et que nous nous arrêtons en route pour le saluer. L'un de ses fils, la trentaine, féru de jeux vidéo, croisé en décembre, nous confirme qu'il était revenu à la maison mais il est de nouveau depuis ce matin à l'hôpital. Lorsque nous lui demandons s'il va le visiter, il sourit et laisse échapper que c'est "none of his business" (cela ne le regarde pas) et nous réplique que son père ne se souciait pas de lui lorsqu'il couchait à droite et à gauche. Le plus inquiétant, c'est qu'il adopte le même comportement et est sûrement déjà contaminé. L'Afrique est en perdition... A suivre.