Dans la cour de l'université, je rencontre Wang, un étudiant chinois qui accepte de me dépanner pour la fin de semaine en ce qui concerne l'hébergement. Il parle un anglais correct, fait preuve de curiosité et est intéressé par notre rencontre. En 1988, un an avant le Printemps de Tian An mien, je suis allé en Chine avec le Transmandchourien, une bicyclette dans mes bagages. Sur la route de Tianjin, je fus arrêté par la police lié à la sécurité de l'état (PSB), interrogé, menacé d'expulsion et reconduit à Pékin après avoir payé une amende d'environ 120 francs, ce qui vaut aujourd'hui à presque vingt Euros. Une fortune à l'époque dans l'empire du milieu. Avec un franc, on disposait d'un petit pouvoir d'achat, ce qui contraste singulièrement avec la Chine du 21ème siècle où même un dollar ne représente pas grand chose. En 1988, les étrangers n'étaient pas libre de voyager, d'aller et venir à leur guise. Les villes les plus importantes du pays au nombre de cinq à huit étaient ouvertes au tourisme dirigé et encadré par les recommandations du Parti, les autres endroits étant soumis à autorisation. Aujourd'hui, j'étais seul à faire de l'auto-stop sur l'autoroute Pékin - Tianjin.

En 1988, après mon retour à Pékin, pendant deux mois, je suis resté incognito avec des étudiants francophones chinois. Nous échangions nos connaissances en langues étrangères. Je leur parlais en français et j'apprenais en échange un peu de chinois. Nous partagions nos cultures différentes et nos lits. Durant ce séjour interdit à Pékin, l'un d'eux m'a caché dans son dortoir à l'université des langues étrangères située à côté du palais d'été. Nous dormions tête bêche dans le même lit superposé. Un de ses camarades retournait parfois visiter sa famille à la campagne et nous pouvions disposer d'un lit chacun. Il fallait surveiller l'escalier quand je montais à l'étage. La gardienne ne devait pas se rendre compte qu'un étranger dormait avec les chinois. Il était officiellement interdit à des chinois de parler et communiquer avec les Occidentaux. Il suffisait d'aller dans les gares où les trains en provenance de la Russie s'arrêtaient pour voir qu'un cordon de policier maintenait les locaux à distance. Dans l'URSS et en Chine, des wagons étaient spécialement attribués aux étrangers. Ce soir, à Tianjin interdite d'accès en 1988, je dors avec des étudiants chinois. 5 yuans (1 dollar = 6 yuans et 1 Euro = 10 yuans) ont suffit à abaisser la garde de la responsable du bâtiment en poste au premier étage. Connectés dans leur chambre, nous téléchargeons les films de l'étranger, "les femmes de l'ombre" ce soir (V.O en français sous titrée en chinois), y compris les X avec les réserves que la censure leur impose. L'état prend soin de la santé morale du peuple. D'une façon générale, les sites censurés en Chine - ceux auxquels j'ai référence en Birmanie (LP, Irrawaddy) - sont aussi ceux censurés en Birmanie comme si le même papier calque, copie conforme, avait été utilisé pour formater et uniformiser les deux systèmes informatiques voisins.

Une chose pourtant n'a pas changé: la propreté des toilettes. Dans le bâtiment, à chaque étage, une salle de lavabos pour se débarbouiller et laver le linge et une autre pour les toilettes voisinent avec les chambres des étudiants. Pour préserver l'intimité, les cuvettes à la turque sont séparées les unes des autres par des murets de la hauteur d'un étudiant accroupi. En ville, dans les hutongs, les toilettes publiques sont collectives dans leur sens le plus large. Aucun obstacle visuel ou paravent ne préserve l'intimité de ces "chieurs" qui, en général, se la coulent douce et voient là l'occasion de nouer des contacts et se taper une petite parlote. Les trous béants absorbent tout sur leur passage. Dans la résidence universitaire, à chaque étage, les étudiants doivent faire couler de l'eau dans un seau - dans le meilleur des cas tirer la chasse quand il y a un système d'évacuation qui fonctionne - afin de nettoyer leur commission et laisser la cuvette propre derrière eux. Personne ne fait rien. Les déjections se mélangent les unes aux autres. Belle palette de couleurs nuancées entre le brun clair diarrhéique et le noir bilirubineux. Transit entre les ocres couleur de Sienne et les différents tons de marrons couleur de Chine sans compter les odeurs qui accompagnent ces effluves du fleuve Jaune. A se pincer le nez et se retenir de vomir si on a déjà quelque chose dans le ventre. Difficile d'accepter et de comprendre comment on peut laisser sa merde derrière soi sans aucun respect pour ceux qui viennent après. Dans bon nombre de pays asiatiques, les gens crachent parterre et ne nettoient pas pour autant. S'ils mettaient le pied dessus pour cacher le crachat comme un geste d'hygiène élémentaire, faute à moitié avouée serait pardonnée. En guise de respect, tout est dans l'Art de (re)traiter le produit et d'ajouter une touche personnelle à la création collective. En ce qui me concerne, je nettoie toutes les cuvettes et repars à zéro. J'aime le blanc émaillé. C'est paradoxal mais je ne peux pas déféquer au milieu des odeurs nauséabondes. Il y a des limites pestilentielles que je ne peux pas franchir. Je préfère partir d'une toile blanche pour créer mon propre dessin et ne pas empiéter sur les droits de l'artiste qui m'a précédé. Mes idées personnelles sont celles issues d'un Monde capitaliste par opposition à celles beaucoup plus collectives et participatives du modèle de société dans lequel je voyage actuellement. Concrètement, à chaque fois que j'entre dans la salle de création, je passe l'éponge et fais un coup de propre. Changer les comportements passe par toute une éducation de base mais j'ai bien peur que de ce côté-là, la Chine ne s'éveille pas. Je passe deux nuits sans problème. Le camarade de chambrée revient le dimanche. Il est préférable que j'aille ailleurs avant que la routine ne s'installe. Avec Wang, le premier soir, nous goutons une spécialité ouïghour appelé "lakman" dans une gargote tenue par cette minorité. Je rentre en communication avec la table d'a côté où un couple est assis. Jalal est iranien et Kadia bengali. Ils bénéficient tous les deux de bourses pour étudier le chinois à l'université des étrangers près de laquelle nous sommes. Ils m'invitent à venir à une manifestation culturelle le dimanche où les étudiants de l'université présenteront les pays dont ils sont originaire. A l'heure dite, en tournant dans le parc qui entoure les résidences, je rencontre Camillo et Karine à bicyclette, jeune couple colombien étudiant le chinois. L'activité culturelle principale de Camillo tourne autour de la bière chinoise. Lorsqu'il m'emmène en fin de matinée, déjà bien imbibé, suivi de sa future femme à la manifestation, il se prend la pédale sur un parpaing au moment d'aborder le garage à vélos et manque de s'étaler. En déséquilibre, il se cogne la tête sur la tôle sans se blesser. Les deux pays les plus largement représentés sont ceux de la Corée du nord et de la Palestine, une surprise à mes yeux sous cette latitude, dont les étudiants délégués à la représenter sont positionné à l'entrée de la cour qui mène à la résidence universitaire. Par opposition, la délégation officielle nord coréenne est au fond avec des brochures disponible à emporter, de la propagande en chinois. Dans le même style, un grand mérite et "bravo" aux réalisations du régime, le Kazakhstan et ses quatre jeunes filles kazakh en habit traditionnel, corsages immaculés brodés de fleurs et jupes longues, prêtes à partir sur un pas de dance. la propagande et les réalisations du régime non seulement visuelle sous forme de catalogues ou de classeurs consultable sur place, peuvent être visionnées en russe et en chinois sur place ou avec un DVD à emporter. Le nombre étant cependant limité, il convient de laisser en guise de remerciement une bafouille écrite tout à l'honneur du régime. D'autres pays aussi divers que le Yémen, la Jordanie, La Tunisie, L'Algérie représentent le monde arabe. Le Pérou et son fameux Pisco Sour à déguster, unique représentant de l'Amérique Latine, est présent ainsi que tous les petits pays voisins de la Chine comme Le Laos, le Vietnam, le Cambodge, la Thaïlande et la Malaisie. Par ordre alphabétique, l'Afrique est sur représentée avec des pays anglophones - Kenya - et francophones - toute l'Afrique de l'ouest - ainsi que le Bangladesh tandis que deux "petits Suisses" sont les uniques survivants du continent européen. Devinez ce qu'ils distribuent le dimanche soir lorsque tous les étudiants sont réunis pour un buffet gastronomique où les spécialités culinaires sont offertes et partagées ? Du chocolat, bien évidement ! Les deux Corée font gouter leur "kimchi", le "sudiste" et le communiste ! Pour avoir voyagé, je sais où me diriger afin de déguster les meilleurs échantillons de la cuisine mondiale. Je vais au Vietnam, passe par la Corée avant de revenir au Laos et Cambodge. Je retrouve Jalal, étudiant iranien, vêtu d'un maillot d'Henry, croisé sous le porche d'entrée de l'université lorsque je suis arrivé à ma descente de bus accompagné de Wang. Je le revois le soir même avec l'étudiante bengali comme si nous avions le même itinéraire. Je me fais une raison et me dit qu'après tout, c'est avec lui que mon séjour à Tianjin doit se terminer. En tant que délégué des étrangers, je lui demande s'il ne peut pas trouver un moyen de m'héberger pour une nuit. Je n'ai pas de souci à me faire car il dispose d'une chambre spacieuse à deux lits. Il a un rendez-vous mais me rejoindra plus tard. Je remets au propre mes notes et réactualise mon journal de bord.

Tianjin - Wuhan (presque 1000 km). Je m'échappe le lundi matin direction le sud de la Chine. Un camion très lent me dégage de la zone habitée en direction de Dezhou. Je finis par rejoindre Jinan où là, ça a failli mal se finir avec la police. Je ne suis pas rentré en ville et essaye d'accéder à l'autoroute payante à partir du péage surveillé par deux jeunes policiers. L'un d'eux vient vers moi et me fait comprendre que ce ne sont pas des véhicules de transport et que je n'ai rien à faire ici. J'insiste malgré tout. Il décroche son portable et appelle le poste. Après deux ou trois tentatives infructueuses, je prends pleinement conscience qu'il faut mieux que je me retire et aille voir plus loin. Je repasse de l'autre côté du grillage et essaye d'arrêter une voiture sur le boulevard. Je suis déjà assis dans une petite chinoise de la taille d'une boite à chaussures quand le jeune policier en faction qui appelait du renfort ordonne au chauffeur de me faire descendre de sa voiture. C'en est trop ! Je n'apprécie pas qu'il mette des limites à ma liberté. Je pète un câble, traverse la route et lui lance un mot désagréable en anglais de telle façon qu'il puisse voir ma colère. Je fais demi tour et me calfeutre en vitesse. Je suis repassé de l'autre côté de la voie et m'éloigne rapidement. J'essaye avec la complicité d'un chauffeur de sauter dans un véhicule quel qu'il soit mais en vain, aucun ne daigne m'accepter à bord. Il me reste l'autobus pour traverser le centre ville et me positionner à une autre sortie, ce qui fait que je ne sortirai peut-être pas vers le sud comme je le souhaitai. L'itinéraire du bus suit la voie rapide surélevée pendant un bon moment puis la perd. J'en descends et continue à pied car je ne veux pas lâcher mon fil conducteur. Je dois traverser un canal. Un peu plus loin, la voie aérienne touche terre au niveau des pylônes qui la soutiennent. Elle n'a pas atterri. Ce serait plutôt la terre formant une butte qui a rejoint le ciel et s'est agglutiné au pied du bloc de béton. J'en profite pour remonter sur mon ruban favori et arrêter dans la foulée un camion avec lequel j'avance de plusieurs dizaines de kilomètres. Le chauffeur ayant connaissance de ma destination finale "Wuhan" corrige le tir et me remet dans l'orbite. A cause d'une erreur de parallaxe, je dois rattraper la route principale plus à l'ouest qui descend vers Wuhan. Il me laisse à un carrefour qui fait un angle de 90% avec la route d'où je viens. Je lui fais totalement confiance. Quelques véhicules sans importance me poussent un peu plus loin. Une seconde chinoise tente sa chance et me ramasse à l'aveuglette. Je saute dans la voiture et lui fais lire mon papier magique. Bien qu'elle soit habillée décemment, elle n'a pas froid aux yeux, la trentaine bien engagée, plutôt jolie et friquée comme la première. Nos échange verbaux restent très superficiels. J'anticipe sa sortie et préfère descendre sur une aire de service plutôt qu'au niveau de l'échangeur. Je repars immédiatement avec un poids-lourd et retrouve ma conductrice en train de téléphoner, garée avant de s'engager sur la bretelle de la sortie. Je ne sais pas ce que ses appels signifient mais je dois avouer qu'elle m'intrigue. Je dépasse avec le camion Liaocheng où elle était censée sortir et continue jusqu'à Ganzhou où je suis mon chauffeur et sors de l'autoroute. Il me débarque après la barrière de péage. Je me retrouve de ce fait en dehors de la voie rapide et avide de trouver un nouveau terrain de jeu en direction d'Handan. Inutile de tenter de remonter sur l'autoroute, les policiers veillent à la sécurité. Plutôt que de couper au plus court à travers les champs et la nature, je prise la route locale. Un tas de gravier mêlé à du sable surmonté d'une barricade en gêne l'accès aux véhicules. Un passage, ouverture étroite entre deux barils de 220 l, permet aux deux-roues, tricycles motorisés et petites voitures de la taille d'une boite à savon de se frayer un chemin et passer de l'autre côté de la barricade où ils retrouvent l'asphalte. Je dépasse à pied l'obstacle. Comment vais-je pouvoir cueillir un véhicule s'il ne peuvent pas franchir ce barrage ? Handan est à 66 kilomètres comme indiqué sur le panneau de signalisation. Les petites cylindrées ne vont pas bien loin. La nuit est proche. Il est préférable que je cherche un hébergement. La route est habitée des deux côtés par des maisons particulières essentiellement et quelques usines. J'avise deux personnes en pleine conversation au croisement d'une piste et les aborde. Je leur explique mon cas. Elles m'invitent à les suivre. Après deux cent mètres, nous tournons à gauche et passons une barrière ouverte avec une guérite vide. Nous sommes dans une vaste cour vide, triste à pleurer, au fond de laquelle une bâtisse en brique et une dépendance se font concurrence pour l'animer et lui donner un peu de vie. Deux hommes regardent la télévision dans une salle aux murs délavés où trônent quatre lits. Après une brève présentation par leurs deux collègues rencontrés inopinément et un conciliabule, ils acceptent que je passe la nuit avec eux. L'un d'eux m'apporte même un paquet de nouilles instantanées. Je sors de mon sac un supplément de nourriture, de quoi satisfaire mon appétit. Le matin, ils me demandent d'attendre huit heures et de petit-déjeuner avec eux. Dans une pièce voisine faisant fonction de bureau, ils disposent d'un ordinateur et d'une connexion Internet. Je patiente en ouvrant ma boite et en envoyant quelques courriels. La légumineuse avalée, je sors dans la cour, vaste entrepôts de charbon à l'abandon. Ce tapis de sol noirci et sali par le combustible sent la mort. 66 kilomètres à pied, ça use ! ça use ! 66 kilomètres à pied ça use les souliers. Je ne sais pas comment je vais m'y prendre et jusqu'où je vais pouvoir arriver aujourd'hui. Je ne suis certain de rien. Qu'importe le véhicule, tous sont bon à saisir dans la mesure où ils vont vers Handan. J'avance avec tout ce qui roule lentement mais surement dans la bonne direction. A un moment, deux routes se rejoignent, la nouvelle sur laquelle je suis se connecte avec l'ancienne pour ne plus faire qu'une seule et même route départementale. Je respire. J'ai regardé sur le Net ce matin le plan de Handan. Je sais que l'autoroute passe à l'est de la ville et la traverse du nord au sud. Je dois la croiser avant de l'atteindre. Je surveille la route et n'ai pas de mal à la localiser. Une fois le pied mis à terre, je suis la construction aérienne supportée par des pylônes et cherche un moyen pour y avoir accès. Je n'ai pas besoin de beaucoup marcher. Le toboggan en béton touche terre. J'enjambe la glissière et glisse sur le goudron, le pouce léger comme l'air, pour activer et inciter des corps mécaniques - un véhicule quel qu'il soit en l'occurrence - à s'arrêter. Aimanté par la vitesse de leurs déplacements, je suis emporté à des centaines de kilomètres. Quatre personnes d'une compagnie dans une voiture de société se rendent à un séminaire. Je leur ai donné ma direction : "Zhengzhou et Wuhan". Ils dépassent le croisement de l'autoroute dont l'une branche part vers Xi'an plus à l'ouest. J'hésitais à m'y rendre, Xi'an étant une ville faisant partie de l'histoire de la Chine. Je ne me pose pas la question. J'ai prévu de longue date un hébergement à Wuhan qui est en fait constituée de trois villes proches les unes des autres. C'est un centre industriel et un pole universitaire de peu d'intérêt sur le plan touristique. Au niveau de l'embranchement, je lis sur un panneau: "Wuhan - 487 km". Il me reste presque 500 km et l'après midi est déjà bien entamée. Je n'ai absolument aucun doute. Je "veux" être à Wuhan ce soir. J'y serai donc ! Ah, ce pouvoir de la volonté et de l'esprit... Parlons-en, il est tout-puissant et écrase tout sur son passage. Lorsqu'ils me déposent, je remplace la voiture par un camion plus lent. Le couple rigole gentiment quand ils me regardent. Lorsqu'il s'arrêtent sur une aire de service pour y passer la nuit, ils m'aident avec un agent de la sécurité à demander aux autres véhicules s'ils ne vont pas à Wuhan. Je sollicite un commercial qui s'y rend. Mes amis m'aident à finaliser le transfert d'un véhicule à l'autre et effectuer le transbordement de mes bagages. "Wuhan: 168 kilomètres", départ de l'aire de service vers18h00. Arrivée vers 21h00. Le gars, véritable gentleman, se sert de son téléphone pour joindre mes amis et localiser l'université des minorités près de laquelle ils ont élu domicile. Je suis chanceux car il tombe des trombes à notre arrivée en ville, la troisième plus grande agglomération de Chine après Pékin et Shanghai, autant dire que c'est étendu et qu'on ne se la fait pas à pied comme j'ai l'habitude. Je suis reçu par un couple franco-chinois connu par l'intermédiaire du site www.hospitalityclub.org (HC). Il est en fait issu d'une minorité kazakh. Il est né dans la province du Xinjiang à la frontière avec le Kazakhstan. Dans sa jeunesse, avec sa famille, il parlait le kazakh uniquement. Il étudie maintenant le chinois comme première langue à l'université des minorités. Il le parle comme quelqu'un qui l'aurait appris à l'école élémentaire puis primaire. Les Hans, ethnie majoritaire en Chine, peuvent facilement faire la différence et deviner qu'il vient d'une région reculée du pays. Cette université des minorités peut être considérée comme une façon de les marquer et les reléguer. Elle peut aussi être vue sous un autre angle, le moyen de leur donner la chance de réussir. La Chine pratique la ségrégation positive. Si à un poste postulent deux candidats avec les mêmes qualifications, celui de la minorité sera prioritaire par rapport à celui de l'ethnie dominante han, ce qui explique parfois les effusions de violence épisodiques et les rejets des Hans qui s'estiment lésé et volé dans leurs droits les plus fondamentaux. Les étudiants des minorités bénéficient de soutiens financiers pour favoriser leur intégration dans la grande Chine, ce qui suscite des réactions de jalousie de la part des Hans qui ne sont pas prioritaires dans l'attribution de ces bourses d'étude. Alors, entre la propagande du régime qui promouvoit les minorités et la désinformation de l'Occident qui dénoncent les atteintes aux droits des minorités et les inégalités flagrantes entre les différentes classes sociales,où est le juste milieu et la vérité ? Qui croire ?

Wuhan n'a rien d'attractif. Je suis surpris de voir des ruches en ville et une distribution gratuite de boissons gazeuses d'une célèbre marque américaine. C'est bien la première fois que je vois une promotion du produit sous cette forme. Elle se fait habituellement sous forme de mécénat de manifestations sportives de grande importance où de larges audiences sont conviées. A cette occasion, je rencontre un couple dont Katy, enseignante américaine actuellement en poste à Nankin, a vécu 2 années à Wuhan il y a 5 ans. Elle m'avoue avoir perdu ses repères et ne pas reconnaitre la ville tellement elle a changée. Au cours de ce périple, partout où je suis allé, j'ai vu la Chine s'agiter et (se) construire. Le pays en lui-même est un énorme chantier, fourmilière hyper active où les ouvrières œuvrent à la tâche nuit et jour sans compter. En ville, tel métro se met en ligne ou bien un immeuble dont la hauteur va écraser tous les autres. Même si le pays souffre de la crise économique mondiale, la population mondiale consommant moins "made in China", il conserve un taux de croissance positif (8%) alors que nous voisinons autour de 0%.

Rafraichi, je repère dans l'avenue une entrée en forme de faux rocher fabriquée avec du PVC lisse et dur. Elle m'intrigue et je suis curieux de voir ce qu'elle cache. La roche couleur grise avec des nuances marrons empiète sur le trottoir. L'entrée du gouffre est étroite. Surprise à l'intérieur, un "vestiaire" dessiné dans la roche tenu par une jeune fille, un téléphone à l'oreille comme si nous étions dans un théâtre où il faudrait se débarrasser de sa peau avant la mise à nu. Le théâtre de la vie où la mue se fait laissant derrière soi les soucis et les inquiétudes du jour. L'hôtesse appelle un numéro et réserve une chambre, celle où aura lieu "le grand lessivage" des idées en route vers un profond nettoyage entre deux-âges. Chaque marche de l'escalier correspond à un souci, un oubli d'une heure, d'un jour, d'un mois supprimé dans votre agenda. L'esprit ne commande plus rien lorsque vous êtes en haut. Il n'y a que le corps dont on s'occupe. J'ai dépassé l'entrée et commençant à monter l'escalier, je sens qu'il y a de la panique dans l'air. Pour m'aider dans cette démarche existentielle, le responsable des opérations vient au devant de son client et le guide. Un couloir fait suite au palier où il a atterri. La règle de l'établissement veut qu'il se soit présenter à l'entrée et qu'il attende que l'on vienne le chercher après que la demoiselle de service ait appelé. Outrepassant les règles les plus basiques de l'hospitalité, le visiteur a semé le trouble et engendré la confusion. Je suis à l'étage dans un labyrinthe de chambres où papillonnent de jeunes vestales accrochées à de vieux troncs ridés. Elles les caressent et les massent. Je suis "écarté" et mis en touche dans une chambre sombre sans fenêtre aux draps de couleur clair tandis qu'un "chaperon rouge", la seule qui sache trois mots d'anglais, m'accompagne. La caverne regorge de grottes toutes plus noires les unes que les autres. Je ne passe pas le seuil de la porte. Je n'ai besoin d'aucun service particulier. Sur le retour, un autre couloir, les filles liment les ongles des pieds. Pédicures ou manucures, elles font les aller-retour entre les mains et les pieds. Certaines chambres abritent un tripot. Les serveuses liées aux joueurs enfumés vont et viennent avant que je ne m'évanouisse à jamais en direction de l'escalier. Ce rocher parmi les plus célèbres dans le monde - les autres sont Lourdes en France, le "Rocher d'Or" (Kyaik hti yo) en Birmanie - ne me laissera pas un souvenir impérissable. Chez Samir et Julie, je me fais un festival de film chinois, pas ceux du genre Kung Fu mais plutôt des films culturels accessibles en Europe seulement dans les salles d'Art et d'essai.


Wuhan - Yichang (barrage des trois Gorges): 220 km. Je ne décolle qu'en fin de matinée, ce qui fait que je suis récupéré par un automobiliste qui m'invite à festoyer pour le déjeuner. Une soucoupe de cacahouètes pour nous mettre en bouche et aux plats de viande et de poisson se succèdent d'autres de légumes frits atterrissant sur la table sans avertissement. Bien que nous soyons dans un restaurant de qualité, je suis surpris par le poisson qui sent fort. Je ne suis ni difficile, ni exigeant mais s'il ne m'est pas possible de le consommer, c'est que sa date d'expiration est dépassée. Je résume en deux mots brièvement: "il est pourri" et, croyez-en moi, ce n'est pas une question de mauvais gout de ma part. Comme nous sommes en service commandé et que nous avons des kilomètres à parcourir, j'ensache les restes du repas, y compris ceux du poisson mal conservé, qui peut toujours dépanner un chat affamé sur la route dans l'arrière pays. Il est courant en Chine que les restaurants vous fournissent des boites en PVC pour emporter ce qui n'a pas été consommé. Dans une Asie où l'étiquette signifie beaucoup, ce n'est pas faire preuve d'impolitesse que d'emmener les restes, ce qui après tout peut être considéré comme de la nourriture à emporter (take-away food). Mon chauffeur accompagné d'un collègue me dépose sur une aire de service. Ils m'aident à trouver un véhicule qui irait directement à Yichang. Dans ces moments là, puisqu'il s'agit d'un appel public, les gens curieux s'agglutinent et c'est à qui mieux-mieux pourra me dépanner sans avoir idée de ce que je veux puisque l'auto-stop est inconnu en Chine. Je n'aime pas être la cause de tel rassemblements. Il est toujours plus difficile de gérer un petit groupe que de faire face à un individu seul. Je comprends que je n'irai pas loin. Je préfère reprendre mon sac et remonter sur l'autoroute à pied. Je surprends davantage les véhicules en pointant le doigt sur la voie rapide. L'effet de surprise joue en ma faveur. Je n'ai pas à répondre aux questions embarrassantes et aucune voiture arrêtée n'a jamais refusé de me laisser monter et me pousser plus loin. Yicheng très active, étalée le long du fleuve jaune, est une ville nouvelle construite trente kilomètres en aval du barrage. Un pont jeté sur l'autre berge permet de traverser le monstre paressant dans son cours. Je suis mon instinct et vais au bout du chemin jusqu'à heurter la falaise, un peu comme si je le longeais dans son lit et me heurtais à une chute d'eau reposant sur une espèce d'oreiller boisé, au pied duquel ont été construites les résidences universitaires pour les étrangers - majoritairement indiens, népalais et africain - étudiants en médecine. Après huit années en Chine où les études coutent moins cher que dans leurs pays respectifs, ils reçoivent leur diplôme. Dans les résidences, la surveillance est stricte et les services de sécurité disposent de caméras pour surveiller les allées et venues estudiantines. Ils doivent demander la permission d'introduire un camarade dans leur chambre. Ils sont désolé mais ne peuvent pas m'aider à dormir sur le campus à moins qu'un chinois ne puisse le faire. En 1988, il était plus difficile d'être hébergé par un chinois. En 2009, les temps changent, les lois sont plus restrictives concernant les étrangers. Je ne jette pas l'éponge. Le responsable des étudiants chinois essuie un refus de la part des camarades de sa chambrée. Une chambre voisine de la sienne m'accepte. Lorsque nous montons nous asseoir vers 21h30 dans sa chambre, en attendant que ses voisins arrivent, je ressens de l'hostilité de celui qui ne m'a pas accepté. Je n'ai pas la moindre idée du pourquoi de cette antipathie mais le fait est que ma présence éphémère - le moment d'une douche - le gène. Nous passons dans l'autre pièce où deux lits superposés se font face. Je sors du sac de quoi grignoter. Sur le bureau, quatre œufs de canes vieillis dans le sable. Je suis invité à en gouter un. Le jaune d'œuf est devenu vert foncé et l'albumine a pris des formes gélatineuse tel un blanc d'œil à la pupille émeraude. Le gout est très fort. Bien qu'il soit totalement différent de celui d'un fromage français en pleine décomposition, on peut tenter la comparaison. Peu de non-connaisseurs l'apprécierait à sa juste valeur sauf les partisans nationalistes - défenseurs convaincus - du mets d'exception (AOC= Appellation d'Origine Contrôlée) parce qu'ils sont nés et ont été nourris avec depuis leur plus tendre enfance.

Le lendemain, je décolle tôt et ressors complètement de la ville cul-de-sac. Hier, à un moment perdu, j'ai eu loisir de regarder la carte détaillée en ligne. Je me suis rendu compte que je n'avais pas besoin de venir en ville, le pont enjambant le fleuve jaune une dizaine de kilomètres avant la cité. J'ai aimé cette petite ville à l'écart même si j'ai raté mon rendez-vous avec mes deux contacts CS. Yichang est l'endroit idéal, sans être trop en dehors des grands axes, pour approfondir la connaissance culturelle et linguistique d'un pays comme la Chine. Les étrangers y séjournant sont peu nombreux et surtout en transit vers le barrage qui retient davantage l'attention. Je devais y passer la nuit avant de la quitter comme une amante d'une nuit, les cheveux défaits reflétés par les eaux du fleuve limoneux, passer sur l'autre rive avant de la voir s'éloigner. Une rive domestiquée, l'autre verdoyante, est encore à défricher. Diverses cultures l'habitent mais on sent la campagne proche. La route locale que j'emprunte suffit à comprendre. Là, s'arrête la communication avec la Chine citadine. Comme si cela n'arrivait qu'à moi, la voie rapide se perd en ville et bute sur les collines derrière lesquelles se cacherait une sorte de Yéti des montagnes chinoises. Une liaison rapide Yichang - Chengdu est en cours de réalisation. Je m'avance petit à petit sur une route étroite asphaltée qui vit ses derniers instants d'existence. Elle est idéale pour découvrir des paysages vallonnés de cultures maraichères où l'humidité en suspension transformée en nappe de brouillard limite l'horizon. Le peuple traine ses bottes de part et d'autre des rizières, petits points d'existence humaine animant ce vaste champ d'expansion de la nature. Je suis au rythme tertiaire. Je n'ai pas d'exigences. Je ne décide de rien. Avec un facteur temps illimité dans le sac, je remonte le cours du fleuve majestueux et vais vers l'ouest. Je suis contraint d'épouser ses formes et le contourner pour mieux le voir et le laisser venir. La route inconsistante manque d'endurance - les nid-de-poule en sont la preuve vivante - et préfère se cacher voir se dérober, marquer sa distance avec le fleuve avant de le retrouver plus tard. De gros village jalonnent la route départementale. Je marque la pause pour le déjeuner à Qingjiang, petite bourgade de la Chine populaire. Je suis même capable de repérer avec Internet l'endroit où je suis, la Chine profonde et ses internautes branchés. J'oublie mes lunettes à côté de l'ordinateur et personne ne pense à me le signifier. Au bout de cinq kilomètres, je me sens soudainement plus léger. Mon boitier me manque. Je descends du camion et fais demi tour pour les récupérer. Je grimpe à l'arrière dans un 4x4 avec une équipe de géophysiciens qui partent sur les traces de l'homme pithécanthrope. Ils me déposent à un embranchement. Je continue à pied, le temps d'échanger mon pantalon contre un bermuda à l'écart en bordure de champ, des voitures de grand standing me passent sous le nez. C'est la seule route qui relie le Hunan vers Chengdu, capitale du Sichuan. Je pense que je vais devoir me plier aux exigences de mon fil directeur qui lui arrose Chongqing, à 220 kilomètres de Chengdu. Chongqing, récemment promue nouvelle zone économique, faisait partie il y a quelques années du Sichuan. Elle est maintenant autonome. Revenu dans l'axe autoroutier, quatre passagers me prennent en charge avant de s'arrêter pour la pause déjeuner et une cuisine locale rurale imbattable. Nous ne nous attardons guère. La route est longue jusqu'à Li chuan. Il n'y a ni panneau, ni indication pour se repérer. Par intermittence, il suffit de relever la tête pour apercevoir les rails d''un circuit de Formule 1 mis bout à bout - la future voie rapide - supportés par de fines colonnes, impressionnantes de finesse, tant par leur hauteur que par leur sveltesse. On dirait plusieurs paires d'aiguilles à tricoter dressées sur lesquelles des morceaux d'écorce gondolés, arrachés d'arbres fins, tenterait un équilibre scabreux et terrifiant. Les automobilistes susceptibles d'être victime de vertige doivent s'abstenir de l'emprunter. De petites mains creusent des tunnels dont les bouches ne sont pas protégées par des masques. Ces constructions de tunnels imposants où l'homme force le passage contre nature n'est pas sans rappeler ceux construits au cours du siècle dernier en Suisse. Faut-il avoir recours à des prétextes fallacieux ou des raisons environnementales pour remettre en cause ces avancées techniques ? Un ingénieur suisse a préféré donner sa démission plutôt que de cautionner ce genre de travail où les conditions minimales du droit au travail ne sont pas requises. La conception des droits de l'homme, du travail et de la démocratie en Asie sera toujours bien différente de celle que l'on a en Occident.

La route nous balade au gré de villages et champs cultivés. Elle est minimaliste et permet de découvrir cette nature avant que la voie rapide ne la domine d'ici quelques années. Elle sera alors délaissée comme une amante, trop longtemps côtoyée depuis de nombreuses années que l'on trompera pour un gain de temps conséquent avec la nouvelle. Nous lui faisons d'ailleurs faux bond et empruntons à partir de Enshi un morceau de la nouvelle autoroute en service. Elle va pratiquement nous emmener à bon port puisque mes quatre convoyeurs d'un jour habitent dans la petite ville de Li chuan, "petite" en Chine n'ayant pas le même sens qu'en Europe puisque la densité de la population est importante. La voiture s'arrête devant un hôtel de bon standing au nom évocateur de Guan Yin, le nom donné au Bouddha dans la langue chinoise. J'attends dans la voiture. J'ignore que mes amis sont arrivés et que l'un d'eux me réserve une chambre dans cet hôtel. Je pense qu'ils font une pause pour la nuit avant de continuer demain matin vers Chongqing. Quelle n'est pas ma surprise d'apprendre que ma chambre est prête et que je peux monter mes bagages à l'étage ! J'essaye de me débiner et refuser la chambre qui m'a été assignée mais je vois bien que c'est trop tard. Je refuse toujours lorsque l'on m'offre une chambre, ce qui arrive rarement heureusement. Je prétexte que je peux la payer moi-même mais surtout je ne veux pas tomber dans la facilité. Prendre une chambre quotidiennement retire une épine du pied quant à la difficulté de trouver un endroit pour dormir. Il n'est nul besoin de rentrer en contact avec l'habitant ou de tenter de communiquer pour trouver son toit. Je veux simplement à m'abriter pour la nuit peu importe le confort. Où que l'on soit, je pense qu'il y a toujours un toit quelque part qui m'attend pour quelques heures de répit tout comme il y a une personne sur la route susceptible de m'emmener. Il suffit de voir la juste réalité des choses et s'adresser au bon moment au bon endroit à la bonne personne, d'où une certaine interdépendance par rapport au milieu ambiant dans lequel j'évolue mais qui n'est pas dépendant de quelque chose. Certes, je choisis de me mettre dans une situation difficile mais après tout, j'aime la difficulté. Etre confronté à ce petit jeu est un pari avec les éléments qui m'entoure. "Acheter" quotidiennement sa chambre m'ennuierait et finirait par être dispendieux à l'échelon d'un voyage de plusieurs mois. Comme je ne fais pas dans la demi mesure, je cherche mon toit tous les soirs. Je pourrais marier les deux attitudes et de temps en temps dormir à l'hôtel ou "à l'extérieur" mais je ne me le permets pas car ce serait trop facile. Pourquoi ce soir et pas demain ? Extrémiste, je le suis et le reste, tout à l'arraché et sans aucune prévision. Je peux compter sur les doigts d'une main mes nuitées d'hôtel dans les vingt dernières années. Je ne m'en souviens même pas tellement "prendre une chambre à l'hôtel" a un côté impersonnel. Reposer entre quatre murs, c'est comme "être entre quatre planches", faire le mort et ne pas pouvoir découvrir le pays et ses habitants. Que c'est ennuyeux ! Je me souviens par contre de beaucoup d'endroits où j'ai dormi à cause de la façon dont j'ai du entrer en contact avec les locaux pour y avoir accès. Il faut beaucoup d'énergie pour trouver un endroit où se poser après avoir fini sa journée de voyage et encore plus pour communiquer avec les autres lorsqu'on aspire au repos. Ils attendent souvent en échange, à faire connaissance et que vous leur racontiez vos anecdotes de voyage. J'ai la bonne idée de vérifier l'ordinateur de la chambre et la connexion Internet qui ne fonctionne pas. Je demande à changer de numéro de chambre. Je peux avoir le câble (TV) mais rien ne remplace Internet et son ouverture sur le Monde entier. Il y a dans la chambre un frigidaire plein de boissons et victuailles en sus du prix de la chambre. Dans la salle de bain, des préservatifs masculins et féminins aux couleurs aguichantes, un bonnet de douche et du gel à ajouter sur la facture. Confusion lorsque je suis monté accompagné du responsable de l'étage et du type qui avait réservé, deux femmes, sans savoir qui elles étaient, très sympathiques et trop familières avec moi à mon gout, nous accompagnent jusque dans la chambre. Je commence à me poser des questions à savoir si elles sont en service recommandé. L'une d'elles jointe par téléphone et arrivée entre temps dans le hall de l'hôtel est la femme de mon bienfaiteur. Je ne touche à rien sauf au thé vert. Une bouilloire est à ma disposition. Je reste en chambre et n'en sors qu'à midi le lendemain frais et repu.

Je sors de Li chuan par la rue principale. Je saute dans divers véhicules, certains, tricycles que l'on ne rencontre que dans les campagnes chinoises. J'avance doucement mais surement. Je suis revenu un siècle en arrière à l'heure de la route locale. Il faut encore un bon nombre d'années avant que l'autoroute n'apparaisse dans le ciel et fasses des dégâts au niveau environnemental. Les hommes d'affaires continueront à voler encore un bon moment. Deux classes de Chinois cohabitent sans se rencontrer, ceux d'en l'air et ceux d'en bas. Ceux qui volent et utilisent les voies rapides pour parvenir à leurs fins et ceux, qui terre-à-terre, vivent du tertiaire.

Je suis tantôt à pied, tantôt sur trois ou quatre roues. Le paysage très diversifié est d'un vert sombre magnifique. Il fait frais. Les fermes sichuanaises embrumées s'étalent à ma vue de part et d'autre de la route étroite et sinueuse. Je n'ai pas encore franchi la frontière qui sépare le Hubei du Sichuan. Tous les passagers d'un autobus arrêté derrière lequel j'arrive, descendent et traversent un pont de pierre. Une barrière se lève et le passage du bus est autorisé. Je suis à pied en marchant sur le parapet surplombant le cours. L'ayant dépassé, je suis rattrapé par le bus qui insiste lourdement pour m'emmener. Je ne me fais pas prier devant tant d'insistance et saute dedans. Je passe ainsi du Hubei à la nouvelle zone économique, crée spécialement il y a quelques années, de Chongqing, anciennement rattachée à la province du Sichuan. Je n'ai pas eu moyen de traverser le fleuve gigantesque que je longe toujours en direction de Chengdu. A une bifurcation, j'hésite à continuer vers l'ouest mais un passager m'en dissuade. L'autobus me dépose à Shi Zhou où il finit sa course. La mienne s'achève à Fuling, ville très active, sur les bords du fleuve. à une centaine de kilomètres de Chongqing où j'arrive le lendemain vers 10h00. J'ai rendez-vous avec Chris, écrivain américain de romans d'anticipation et contes pour enfants, marié à une Sichuanaise d'origine et parents de deux délicieuses jumelles. Bien qu'il ne parle pas un mot de chinois, il vit selon la tradition locale avec ses beaux-parents, preuve s'il en est qu'il y a de la place pour l'intimité malgré la promiscuité dans laquelle ils vivent. Voilà qui ne doit pas être tous les jours facile ! La famille dispose d'un vaste appartement. Je passe deux nuits en leur compagnie et apprécie la cuisine locale préparée par la belle-mère. Le passage du fleuve jaune à Chongqing me déçoit. Je le quitte sans regrets comme on quitte une personne qui vous aurait déçue. Je pars sur les traces du panda. Il vit dans le Sichuan à Chengdu, à 220 kilomètres de Chongqing.
- "Il y a un spécimen de dinosaure ici à Chengdu mais dans quel musée ?" me confie Karen.
Je crois que je l'ai trouvé. Il s'appelle Ivan et il est l'un des derniers survivants d'une espèce en voie de disparition, le voyageur, celui qui, dernier élément d'une tribu en complète désintégration, représente le genre humain en mouvement dans son corps et dans sa tête. Globe-trottant à ses temps perdus, il défend, à l'échelle de la planète, sa thèse, que "La Terre n'est qu'un seul pays". Une philosophie qui n'est autre que celle professée par le créateur Baha Ulla qui prônait aussi entre autres l'égalité entre les hommes et les femmes. La religion Bahaïe, futur fondement de la société confucianiste chinoise ? Une religion officielle choisie par le gouvernement chinois qui correspond à ses attentes ? Selon Ivan, depuis des années déjà, des chercheurs en religion chinois étudieraient cette possibilité d'intégration et d'acculturation du Bahaïsme en Chine, au centre de recherche de la maison-mère Bahaïe située à Haïfa (Akko ou St Jean d'Acre) en Israël.

Chengdu me laisse une sale impression au premier abord puis je l'apprivoise petit à petit en la parcourant à bicyclette. Karen, chiropractrice de métier, s'investit dans une nouvelle thérapie, le langage du corps (bodytalk) tandis qu'Ivan, en déplacement à Pékin en cette fin de semaine, participe à un séminaire sur les valeurs de la famille. Ils veulent collaborer et ouvrir un cabinet pour des consultations en privé. Bonne chance à tous les deux !


Plein sud jusqu'à la frontière Laos. Ivan and Karen nichent dans la partie sud de la ville encore en friche, une zone industrielle en devenir. Deux autoroutes filent vers le sud mais je ne résiste pas à l'appel du Bouddha géant de Leshan. Mon chauffeur s'y rend. Je n'ai pas d'autre choix que de le suivre. La barrière de péage dépassée, je me retrouve dans la panade. Je souhaite éviter le centre ville. Une voiture se propose de m'aider. Le gars dans un anglais limité, serviable et aimable, me guide à travers Leshan et va me déposer de l'autre côté de la ville lorsque j'avise une ambulance avant de passer un pont et rattraper la route vers Wutongqiao. Mon chauffeur fait preuve d'audace et klaxonne l'ambulancier qui, coincé dans un bouchon à un rond-point se laisse convaincre de m'embarquer. Il reconduit chez elles, trois des membres du personnel de l'hôpital dans une "boite à sardines" made in China. Je finis avec un camion de l'équipement qui me dépose avant un pont métallique. La route principale passe de l'autre côté de l'eau tandis que Yi bin est indiqué à presque cent kilomètres tout droit. En pointant du doigt sur la carte de Chine mon itinéraire de Chengdu jusqu'à Kunming, le gentil chauffeur de Leshan a lu Yi Bin vers laquelle je me dirige. En demandant de l'aide, je me suis enlisé. La route n'existe plus sur une trentaine de kilomètres. Elle n'est que chemin de gadoue que je parcours à pied. Après un coup d'éclat avec une Mercédès rutilante, je réussis ensuite à capter deux tracteurs tout étonné de voir un Européen dans ce coin perdu de la Chine. Je longe le fleuve que je n'ai pas traversé un peu plus tôt. Aucun moyen de rattraper l'autre rive lorsque je me rends compte de mon erreur. Heureusement, après une quarantaine de kilomètres, je réussis à rebondir sur un goudron correct avec quelques véhicules de passage. J'embarque dans un camion-benne qui œuvre à la construction d'une nouvelle route. Je finis avec un couple et entre en ville à la tombée de nuit. Je ne m'en tire pas trop mal finalement. Je dors à la sortie de Yi Bin en contrebas de la route sur un plan de béton envahi par les herbes sauvages. Lorsque je continue à pied au petit matin, je me rends compte que j'aurais pu pousser quelques centaines de mètres plus loin et avoir un toit dans un bâtiment en construction inoccupé. L'avantage d'avoir le pied levé dans la bonne direction dès le matin, c'est de réussir à attraper un trafic blanc vers Zhaotong distant de 220 kilomètres. J'y suis à 8h20. J'ai la chance en me positionnant près d'une station-service de saisir au passage un 4X4 direct pour Kunming avec trois occupants, deux hommes et une femme membre d'une communauté musulmane de Guizhou. Nous déjeunons en cours de route dans un restaurant kasher avant d'atteindre Kunming vers16h00. Je tarde à gagner le centre ville, le quartier universitaire et celui du lac vert, véritable bouffée d'oxygène, centre culturel d'une Kunming cosmopolite et hétéroclite. Le soir, j'écume les bars en quête d'une personne qui puisse m'héberger. Je remonte les rues animées et demande au petit bonheur où je peux trouver un toit à la bonne heure. C'est Marie-Catherine, suissesse, étudiante en langue chinoise, résidant à Kunming qui m'accepte pour quelques nuits.

- Un soir, je descends au petit lac au cœur de la ville près du quartier des universités. Construit en forme de labyrinthe où il est très facile de se perdre, des sentiers vous conduisent d'un bout à l'autre du parc comme dans ce vaste monde complexe que je viens de parcourir où toutes les routes mènent à Rome. Chaque soir, le monde des minorités devient une majorité dans la ville et s'en donne à cœur joie. Elles, sous une forme musicale ou une autre, avec beaucoup de liberté, qui niché dans une alcôve, qui lové dans une alvéole, qui à l'abri d'un kiosque, qui à ciel ouvert dans le jardin, laissent s'exprimer une partie de leur richesse culturelle. En traversant cette Chine musicale, durant ce voyage, le plus souvent au détour d'un parc, j'ai entendu jouer du tuba à Chengdu, de l'accordéon à Wuhan, du clairon et de la clarinette à l'ombre d'un casuarina, au moment où je m'y attendais le moins, dans les parcs tôt le matin ou bien en fin de journée après le travail pour se détendre et communiquer leur passion. Je me rappelle les vieux de l'opéra de Pékin au palais d'été dans les années 80 qui titillaient les cordes de leur violon. Libre expression musicale d'une richesse inégalée, je retiens mon émotion. En Chine, beaucoup de séances de danses collectives et de gymnastique rythmique surtout entre les femmes sont organisées à heure fixe dans tous les quartiers du pays à la même heure dans le même but de laisser aller les énergies. Quand il y a synergie des énergies ... la puissance créatrice est à son apogée. Ce à quoi j'assiste ce soir, le plaisir de partager un événement musical qu'il soit originaire du Xinjiang, du Kazakhstan, du Fujian ou d'un autre coin de la Chine plurielle, est unique et je me prends à penser que s'il y avait un peu plus de liberté individuelle en Birmanie, ce serait magnifique de voir la richesse culturelle birmane - 135 minorités recensées officiellement - s'exprimer dans le parc du "peuple de la révolution", endroit actuellement inconnu et sans aucune utilité à Rangoon. Rien que d'y penser et de libérer cette émotion qui est montée en moi, les larmes m'en viennent aux yeux. Avec des hommes de bonne volonté, le Monde pourrait être bien meilleur. Pourquoi n'y en a-t-il pas suffisamment pour pouvoir peser sur le sort de l'humanité ? En partie à cause de l'avidité, l'ignorance et l'illusion. La province du Yunnan, réputée pour son thé, représente les 2/3 de la France en superficie. Je veux me rendre à la frontière sino-birmane mais je me ravise. Ce serait un peu comme si pour aller dans le pays basque en partant de la Normandie, je passerai par Strasbourg. J'ai en plus beaucoup de chance de me voir refuser l'entrée du pays par voie terrestre. Alors, pourquoi essayer l'impossible et ne pas faire simple lorsqu'on en a la possibilité !

Je m'attarde à Kunming. Il me reste deux jours sur mon visa d'un mois. La veille de ma date d'expiration, je me retrouve derrière la gare autoroutière à chercher mon salut et la route vers le sud en direction de Yushi (70 km). Une nouvelle autoroute relie Kunming à Bangkok via le Laos. Du 16 au 23 juin, je séjourne au Laos. Le 24, je m'envole vers Rangoon à partir de Bangkok. En attendant, je veux découvrir le fameux village de Pu'erh qui a donné son nom à une variété de thé rouge. Il est scientifiquement prouvé que c'est l'un des thés au monde les plus médicinal qui puisse exister (dans le cas d'hypercholestérolémie). A l'instar du Bourgogne qui a un gout fort en bouche et sent bon le terroir, le Pu'erh ne renie pas ses origines. Faible en théine, cinq tasses quotidiennes bues à différents moments de la journée est la consommation idéale. La voie rapide peu fréquentée est lisse comme un ruban enroulé sur la bobine. Pu'erh fait partie de la municipalité de Simao que je dépasse. De nuit, je suis miraculeusement repêché sur l'autoroute pour atterrir à Jinghong où Marie-Catherine m'a laissé un contact, un britannique qui exporte ce fameux Pu'erh dont les prix ont chuté depuis deux ans. Je réussis à le rencontrer mais rien à faire, il ne veut pas m'aider. Le courant ne passe pas. Je trouve assez futile de prendre ses clients pour des imbéciles. Sous prétexte d'une belle "mise en boite" et d'un habillage raffiné, le prix du Pu'erh monte en flèche bien que le produit de base soit le même. Comme quoi une relation avec untel ne préfigure pas ce qu'elle sera avec telle autre personne. La femme chinoise d'un Français, gérant d'un bar-café, vient d'accoucher. Lui non plus ne peut pas m'aider pour la nuit. Qu'à cela ne tienne, je trouve refuge dans les couloirs de l'hôpital ouvert à tous vents. Dans un recoin sans issue, un paravent déplié me donne un peu d'intimité. A cette heure avancée de la nuit, il n'y a pas beaucoup de personnes dans les couloirs. Je dors tranquillement sur mes deux poings les yeux fermés. Je suis matinal. Je respecte mon heure de méditation, ce qui dans le cadre d'un hôpital est tout-à-fait compatible. Après avoir "galéré" pour retrouver le magasin de thé de la veille où je voulais acheter, je quitte Jinghong en cours de matinée vers 10h00. Il ne va pas falloir trainer car une centaine de kilomètres environ m'attendent jusqu'à la frontière. Je réussis à monter dans la cabine d'un camion de thé vert (!) avant le passage du Mékong. Les deux gars font une pause déjeuner bienvenue et dépouille un de leurs sacs chargés sur la remorque pour m'offrir quelques feuilles de thé à emporter. Je prends mon dernier déjeuner en Chine avant de passer la frontière. Bien que je ne dois pas perdre de temps, j'apprécie le repas constitué de riz, viande et légumes frits. Revenu une dizaine de kilomètres en arrière sur la route de Simao, le camion me dépose. Je dois bifurquer à droite et prendre la direction de Wenghai puis Boten (côté laotien). Il y avait un raccourci pour sortir de la ville sans revenir en arrière mais je n'ai pas eu besoin d'y avoir recours puisque le chauffeur, bon prince, m'a enlevé jusqu'au croisement. Après quelques kilomètres avec une motocyclette, je croise le raccourci en question que je laisse sur ma droite. J'alterne deux pick-up et atteins finalement le dernier lieu d'existence avant la ville frontière. Qui s'y rend ? Un camion s'engage sur la bretelle de la voie rapide. Je lui fait signe de s'arrêter. Après lecture de mon "papier volant" et maintes hésitations, il accepte de m'embarquer. Les formalités d'immigration côté chinois se font rapidement avant de gagner Boten, côté laotien, où un visa (30 U.S) est apposé sur le passeport. Autant à l'entrée du pays franchie plus difficilement, autant à la sortie, les Chinois se sont montré très courtois tout comme lors de ma demande de visa au consulat à Rangoun, ce qui contraste singulièrement avec l'image colportée par les Médias que l'on a du régime chinois dur et intransigeant. A suivre (dans la rubrique Laos).