Je passe la frontière à Boten avec le même véhicule qui m'emmène à Luang Namta, un peu à l'écart de la route principale - voie expresse ouverte depuis une année - qui relie la Chine (Kunming) à la Thaïlande (Bangkok). Après que le véhicule m'ait déposé juste devant une guesthouse, je m'affaire à vider mon sac, trier mes effets, mettre de l'ordre et récupérer, c'est-à-dire ne rien faire. Cela me prend une bonne partie de l'après midi, après quoi je bouge et me ballade dans le quartier, à l'école Lao-chinoise ou sur la route vers l'aéroport. J'ai l'intention de quitter cette petite ville avec mes pieds et d'aller faire un tour en jungle. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas frotté à la végétation dense, pris un bain de boue et une bonne averse sur le coin du nez. Après une nuit récupératrice au pied de cette pagode dorée repérée dans l'après midi, je me mets en route. Je vais finir par croire que l'or me ressource et remets mes réserves énergétiques à niveau. Le pays des pagodes dorées, la Birmanie n'influt-il pas dans ce sens ?

Ce serait plutôt le chemin de la jungle... Au coin de l'école lao-chinoise où je n'oublie pas de remplir ma bouteille d'eau potable au robinet dans la cour de l'école, je tourne à droite et un peu plus loin sur la gauche, le chemin en terre sèche butant devant une mini falaise. Quelques virages plus loin, un chantier dont les machines ronronnantes piaffent d'impatience. Je le contourne et suis "ma ligne de terre" pour arriver à dos de "deux-roues" quatre kilomètres plus loin au pied d'un escalier. Avant de le grimper, je dépose mon sac-à-dos au "teashop" du coin de l'autre côté du petit canal accessible par un ponton dont l'armature ose à peine supporter mon poids d'une centaine de kilo (83 kg et presque 20 de bagages). Son poids total en charge ne doit pas excéder le quintal. Il est fait sur mesure pour les "petites charpentes" birmanes mais doit être abordé avec prudence en ce qui concerne les "grosses cylindrées". A part la vue excellente sur la plaine et les collines avoisinantes dont on peut jouir en haut de l'escalier, la pagode dorée n'offre rien de particulier. Ayant repêché mon sac sur l'autre rive, je continue le long du petit canal dans le prolongement de la plaine qui s'étend vers l'ouest. Un cordon de monts m'entourent et me poussent vers la seule ouverture possible. Les rizières m'attendent les pieds mouillés, la terre prête à me coller aux semelles et alourdir mes pas. Je trouve le cordon ombilical dont je me sers pour m'orienter dans ce dédale de carrés rizicoles aux allures de patchwork. Vu du ciel, la Terre est belle. Funambule des rizières aux pieds lourds, je suis le fond de la vallée au son de l'eau qui coule... Je remonte le cours et même si l'impression que ma marche finisse en cul-de-sac domine, aucune angoisse, ni sentiment d'oppression ne m'envahit tellement l'environnement naturel reposant me rend serein. Marcher, c'est méditer. Je contemple également et bois des yeux tout ce vert générateur d'énergie et synonyme de vie. Les paysans me disent que c'est sans issue, que je vais me heurter à la végétation dense mais je n'ai pas peur de me jeter dans la gueule du loup, d'aller au bout de cette vallée, d'aller au fond des choses et vider mon verre sans y laisser une goutte de sueur. Petit à petit, je progresse au cours de la matinée. A la dernière cabane, trois hommes et deux femmes au repos à l'abri m'avertissent que c'est "ma dernière chance". Au bout, les pâturages pour les vaches à moins que je ne passe de l'autre côté de la colline après avoir traversé le bras de rivière. Les Laos ne sont pas plus engageants que cela et répugnent un peu à se déplacer pour aider et indiquer le chemin. Rien à voir avec les Indonésiens toujours prêts à vous rendre service. Ils se déplacent et vous accompagnent pour vous remettre sur le bon chemin. Je quitte rapidement mon quinté oisif pour m'engager sous la canopée. Je serre sur ma droite à la première fourche et traverse en me déchaussant deux fois la rivière. Je continue ensuite non-stop pendant plusieurs heures à travers la forêt. Je dois me déchausser à plusieurs reprises pour traverser de petits bras d'eau qui ne sont qu'un même et long ruban dont je remonte le cours. J'atteins ce qui ressemble à une plateforme d'échange, un carrefour. Le comité d'accueil meugle. Mon irruption dans ce monde d'ovidés composés principalement d'adultes, quelques bufflesses et deux "bufflons" court sur pattes provoque une réaction molle peu favorable à mon insertion dans le milieu. Je dois les faire bouger pour passer. Contrôle intempestif ou brimade ? Cherchent-ils à m'impressionner ? Ne sentent-ils pas que j'ai l'âme d''un paysan ? Je suis né dans une ferme. Oui, leurs mufles s'allongent lorsque je les croise. Je doute qu'ils aient le nez fin. Mon odeur corporelle forte les gênent-elle ? Sentent-ils le danger à bras d'hommes ? Ils peuvent me renifler tant qu'ils veulent et me sentir autant qu'ils le peuvent, c'est leur façon de me prendre en photo et se souvenir de mon passage. Certains pratiquent et incorporent les données biométriques, d'autres développent les qualités sensorielles, olfactives ou visuelles. Je dépose le sac et furète pour voir s'il n'y a pas une issue pour sortir de cet écrin de verdure, un échappatoire qui me propulserait de l'autre côté de ce mur vert. Je devine un sentier au pied d'une falaise de végétation déchirée à la verticale par des traces de terre. Les racines saignantes sous la plaie béante ouverte sont visibles. Les feuilles ne suffisent pas à la cacher. Je n'entreprends pas de reconnaissance, la voie royale étant trop abrupte. Je ne crois pas à une quelconque issue de ce côté. Je reprends mon gourbi et continue vers mes pâturages. La forêt s'est effacée et a laissé place à des terres défrichées broutables à souhait. Un havre de paix aux marches du palais, les champs s'étalant successivement en terraces. Pour y accéder, je plonge mes deux guiboles déchaussées dans des bains de boue. C'est le prix à payer. Je ne suis pas le premier venu. D'autres sabots ont ouvert le passage et mes pieds nus se noient dans l'argile délayée maculant mes semelles de vent. D'un pas à l'autre, je franchis de petites montagnes qui opèrent comme des toboggans lorsque mon talon s'appuie et s'assoit sur le sommet de l'une ou de l'autre ne manquant pas à chaque fois de me déséquilibrer. Je prends garde de ne pas me blesser au pied et laborieusement parviens à cet Eldorado du gazon où l'herbe folle pousse à ravir les museaux noirs. De nombreux "encornés" m'attendent au détour d'une terrace, qui fulminant et remonté, qui surpris et éhonté, qui apeuré, sur ses gardes et fuyant. Aucun ne cherche à me souffler dans les bronches mais tous me respirent et me reniflent à distance. Je ne crois pas qu'un pack de ces animaux ne viennent à me charger même si la crainte de l'inconnu et la méfiance les habitent. Je les dépasse tous et les laisse sur place pour davantage m'enfoncer sur leurs traces. Jusqu'où vont-elles me mener ? Se perdre un peu plus loin. Je marche dans le lit de la rivière et arrive au bout de mon destin à la nuit tombante. Je m'installe sous les étoiles sur une île flottante, petit morceau de terre en surélévation par rapport au niveau du cours d'eau. Refuge d'une nuit propice à la réflexion et la récupération. "Sois ton propre refuge, sois ta propre ile".

Des nuages noirs et sombres annonciateurs de pluie imminente remplacent les étoiles au milieu de la nuit. Je les ai pressentis car j'ai juste le temps de me couvrir. Je ne ferme pas la housse plastique qui enveloppe mon duvet et me couvre le plus possible avec la couverture de survie. Même si sa fonction principale est de garder l'énergie, ma "feuille d'alu" peut me protéger de la pluie et m'empêcher d'être complètement mouillé et transi de froid. Le jour pointe. Il pleuvote toujours après quelques averses passagères. Je suis toujours étendu depuis deux bonnes heures et dois "garder le lit" de la rivière jusqu'à la fin des eaux diluviennes. Je me positionne parfois en fœtus, synonyme d'économie d'énergie corporelle. J'essaye surtout de bouger le moins possible, évitant toute déperdition d'énergie, tout mouvement étant susceptible de froisser ma feuille d'alu et mettre à nu ma couverture de survie. Le moment adéquat venu, debout, je roule le duvet partiellement humide et redresse mon sac inondé que j'ai pris soin de recouvrir de ma mini serviette et mon sweater pour absorber la pluie. Je les essore. Je file en amont voir s'il n'y a pas de possibilité de sortie. En vain. Je dois renoncer et faire demi tour. C'est sur le retour que je découvre mon havre de paix, mon "Shangri-la" d'un jour, une cabane sur pilotis habitable, au toit récemment refait, avec un foyer utilisable. Heureux qui comme Ulysse découvre une grotte dans une falaise. Je mets pied à terre et gagne ma terrace surélevée. Pas de véranda mais un balcon. J'étale mon duvet humide et tous mes vêtements mouillés pour les sécher. Dehors ou à l'intérieur selon les humeurs de la météo. Il pleut par intermittence. Je surveille "le grain" s'il advienne qu'il menace trop mon activité de séchage et prends la résolution d'occuper le lieu pendant les 24 heures à venir. Du Bordeaux en demi, une cuvée spéciale pour une compagnie aérienne, de la baguette de Chine (Kunming) avec un morceau de fromage de vache et une saucisse, voilà de quoi faire languir et satisfaire un Français de l'étranger !



Un bon livre à lire sur la route du thé, sa prochaine destination et la journée s'écoule tranquillement sans trouver rien à redire. Au petit matin, j'évacue les lieux et reprends le chemin des pâturages en terraces en sens inverse. Je retourne d'où je viens et mes pieds ont le plaisir de gouter aux joies de la glissade de nouveau. Je regarde sur ma gauche s'il n'y a pas de voie d'accès mais en vain. Au carrefour des "Mille Buffles", je pars en reconnaissance et attaque à cran la falaise verte. Je commence l'ascension, les mains secondant les pieds si besoin est dans la coordination des mouvements. Mon aller-retour me prends deux heures. Je risque même de me perdre sur les hauteurs tant les hautes herbes m'induisent en erreur. Je finis par être désorienté. Je n'ai pas pris aucun repère pour revenir sur mes pas. Heureusement que j'ai de l'expérience et que je ne m'affole pas. Sitôt descendu de mon aire, je me baigne pour éliminer la sueur et me rafraichir le corps. Tel un oiseau ayant glissé de son nid et assis sur le terreplein à côté de l'eau qui coule, je reprends des forces et accumule l'énergie nécessaire à ma seconde ascension sac au dos. Je commence à gravir doucement la colline. Elle me parait plus facile que je ne le prévoyais. Sans coup férir, je gagne le plateau et plonge la tête dans les hautes herbes dont les pointes me cisaillent les bras en les écartant et une partie du poitrail. Je suis la crête et la longe une demi heure avant de descendre. Je débouche dans un champ défriché avec à l'horizon, plusieurs habitations inoccupées dans lesquelles les occupants se sont abrités lorsqu'ils ont brulé le terrain pour le cultiver plus tard. Les troncs d'arbres calcinés sont autant de témoins aveugles de ce carnage que de victimes innocentes causée par l'avidité et l'ignorance. Au fur et à mesure de ma progression sur le champ de bataille comme si j'étais le dernier soldat d'une armée en déroute, je visite les "casemates" l'une après l'autre, les feuilles qui les recouvre touchant presque le sol. L'inventaire se compose de quelques ustensiles de première nécessité autour d'un foyer délimité par un cercle de pierres, des containers pour bouillir l'eau, cuisiner, boire ou manger, des baguettes dans un pot attaché avec une ficelle à un poteau, un peu de thé vert dans un plastique, un morceau de gingembre. La troisième hutte de fortune se dresse fièrement au sommet de la colline. N'est-ce pas vouloir dominer le monde et assurer sa supériorité sur la collectivité que de s'assoir sur les plus hautes marches ! Construire sur les hauteurs permet de préempter le poste de responsable de la communauté. Un pacha dans un nid d'aigle ! Un père misérablement vêtu, la braguette cassée du pantalon déchiré au genou lui donne un air de soldat défait et abattu, son fils attaché tant bien que mal dans son dos, apparaissent de dessous la frange de feuilles liées qui délimitent leur domaine privé. Derrière la pauvreté se cache la misère humaine. Un fils d'une dizaine d'année surgit derrière son père. Un coup d'œil sous la paillote m'indique qu'ils n'ont ni mangé, ni rien grignoté de la journée. Un peu de verdure ne suffit pas à nourrir son homme. J'insiste afin qu'ils m'indiquent le chemin pour continuer et éviter une descente trop abrupte dans les cendres. En contrebas, deux cahuttes délimitent deux autres parcelles essartées et défrichées. Dans la première rejointe rapidement, un jeune homme tue le temps au milieu d'un vide inter parcellaire. Mis mal à l'aise par mon intrusion, il décide de partir et marcher vers la seconde habitation de fortune rejoindre un camarade de son âge responsable du second domaine. Au passage du pont qui enjambe la rivière, je me rafraichis le corps dans l'eau avant de les rejoindre. Je les laisse deviser ensemble et rattrape des plantations à flanc de coteaux. Je sors de la calcine et suis en zone verte avant de traverser quelques parcelles défrichées et brulées sans vie humaine sauf dans l'une, deux jeunes qui s'apprêtent à lever le camp et retourner au village. Ils me proposent de les suivre. L'un d'eux a le sourire d'un adolescent rusé. Il ne se gêne pas pour inspecter mon sac à main, celui en plastique à l'étoile rouge qui contient des produits de bouche et du thé à boire. Est-ce une coutume en vigueur chez ces Hmong ou une preuve d'indélicatesse lié à un manque d'éducation ? Je n'ai jamais eu affaire à ce genre de comportement dans aucune autre société sur le globe. Partout où je le pose, des yeux s'approchent et des mains le fouillent. Je trouve cela d'une impolitesse extrême. J'aurais même tendance à réagir agressivement. Qu'une personne fasse preuve de (mauvaise) curiosité passe mais quand dans un groupe, tous veulent en faire l'inventaire, je dois mettre le holà ! Depuis mon départ de Luang Namta, tous ceux en face de qui je me suis présenté ont essayé de savoir ce qu'il contenait. A l'embranchement, je dois choisir de les suivre jusqu'au village Hmong ou bien de continuer la piste vers les montagnes. Après maintes hésitations, vu l'heure avancée de la journée, je fais mon entrée dans Nambian, chacune des maisons en bois couverte de tôle équipée de son propre panneau solaire, une coopération de la communauté européenne qui a aussi participé à la construction d'une école et permis l'accès au village grâce à une route. Mon jeune guide fuit vers son foyer. Je me retrouve seul au milieu des maisons proches les unes des autres. Le mots de bouche à oreille ne tardent pas à fuser ainsi que les cris d'étonnement, les rires, les appels aux proches à venir voir l'étranger planté là. Un homme assis sur le banc abrité en haut des marches avant de passer sa porte de maison m'interpelle et me demande de le rejoindre. Je crois comprendre qu'il est le responsable du village. Il est entouré d'une flopée de marmaille et de trois femmes, les seins nus, visages émaciés et corps usés par les tâches ménagères. Sur sa demande, l'une d'elle s'active à préparer un repas; du riz, des légumes frais frits, d'autres cuits dans leur jus, du piment pour rehausser le gout. J'apprécie le geste. Je suis invité à dormir dans la pièce contiguë qui sert de dortoir pour toute la famille dans son sens le plus large. Il n'y a pas moins de trois femmes car trois hommes, trois frères ?, vivent sous le même toit. Ce sont de vrais "squelettes ambulants", pas bien épais dans leur chair, ni dans leur taille. Je ne suis pas loin du triangle d'or et fumer de l'opium fait partie de la routine quotidienne. Lé dépendance à la drogue entraine un amaigrissement et une tendance lorsqu'on le fume à se recroqueviller en position de fœtus. Quand je regarde les clichés avec le retardateur, j'apparais comme un géant à côté d'eux. J'ai eu beau essayé de me faire tout petit, accroupi. Il n'y a rien à faire. Je prends toute la place sur la photo. Je suis énorme et "monstrueusement" bien en chair et en os comparés à eux.




Bien qu'il fasse nuit, je sors faire un tour dans le village. A la sortie de celui-ci un collecteur de russules, un champignon très commun en Europe, à lamelles et au chapeau rouge sombre selon sa fraicheur, les achète et les fait cuire dans un brasier sous un fourneau. Il prend ceux d'un gamin contre une petite dénomination. Ceux dont les pieds sont entier et non endommagé sont enveloppés d'un tissus ou d'un papier pour ne pas les casser. J'en ai vu tellement aujourd'hui en marchant que j'aurais pu me faire une petite somme d'argent de poche. Ils sont achetés au poids. J'ai d'ailleurs pensé que si j'avais les ressources de faire un feu et de disposer d'une gamelle, j'aurais pu en faire une potée comme en 2003, lors de ma traversée de Bornéo en solo, je les ramassais tous - y compris ceux agglutinés sur les souches ou autres bois humides et ceux dont je n'avais qu'une connaissance partielle - et n'ai jamais été malade. Chaque année, en octobre, je vis, pendant les vendanges en Alsace, de champignons collectés - des bolets surtout - dans les forêts au-dessus d'Husseren-les-trois-châteaux. Je retourne sous mon toit pour la nuit. J'ai beau évaluer mes chances de trouver un endroit plus propice au repos et plus tranquille avec plus d'intimité, elles sont nulles. La première partie de la nuit est calme bien qu'un intrus vienne réveiller mon hôte en criant et lui parlant fort. Il lui rapporte des faits qu'il commente. Tôt le matin, les enfants piaillent. Ils dorment tous pelotonnés contre les corps des "vieilles femmes" en contact avec leur ventre et leurs seins, impression de redevenir un têtard, un fœtus, remonter dans le temps (revenir dans le ventre) et sombrer profondément pour s'extraire de cette vie de misère qui les attend quotidiennement. Elles ne sont pas forcément leurs mères mais une parente, une tante et remplissent le rôle de l'élément maternel. Elles maternent à longueur de journée entre les tâches ménagères le jour et la nuit, point de repos pour les "bêtes de somme" qu'elles sont. Ce sont des femmes qui mériteraient d'être éduquées et de prendre conscience de leurs conditions. Leur en donne-t-on les moyens ? En ont-elles les capacités ? Les hommes eux-mêmes sont analphabètes, incapables d'écrire ou lire le lao quand je leur demande de me dessiner une carte du coin avec ses chemins de traverse ou bien de comprendre mon écriteau en thaï qui explique aux chauffeurs de véhicules susceptibles de m'emmener comment je me déplace.

Réveillé à l'aube par les pleurs des enfants qui ont froid, je déjeune un peu plus tard que le groupe et hésite sur la direction à prendre. Ce n'est que finalement à la sortie du village, au départ de la route vers Luang Namta que je me retourne et fais demi tour en direction de Mushi sans trop en connaître le chemin qui y mène. Comme je n'ai pas de carte et que ma communication avec les locaux est très limitée, mon intention est d'aller toujours plus vers le sud-ouest en direction de la province de Bokeo et d'approcher le Mékong. Je continue tout droit et à un embranchement, bien que le chemin le plus large ne soit pas celui qui mène à Mushi, je le suis laissant ainsi sur ma droite celui que je dois suivre. C'est pourtant celui emprunté par les autochtones qui vont au champs. Cette journée va me permettre de mettre les pieds dans les rizières au milieu des adultes et des enfants qui repiquent le riz. Une école fermée, les enfants au turbin, peu importe l'âge. Les bâches sont dressées en guise d'appentis accrochées avec des morceaux de ficelles le plus souvent à une bâtisse en bois déjà existante. Les fillettes en bas-âge, à peine une dizaine d'années, portent en écharpe sur leur dos à longueur de journée le petit dernier, frère ou sœur. Leur enfance leur est volée. Tout n'est que souffrance depuis leur naissance. Qu'il vienne à pleurer et leur rôle maternel de fillette prend le dessus. Misère des conditions matérielles, les pieds dans la boue , les mères repiquent le riz ou dans l'herbe souillée, elles sont occupées à cuisiner pour le groupe qui peut atteindre la cinquantaine de planteurs. Les tâches sont collectives. Y-t-il un propriétaire de rizières assez puissant pour embaucher à la journée tant de saisonniers ? Ma première halte, je pourrais l'appeler "la tente des trois frères" car les trois meneurs se ressemblent beaucoup. Il y en aura quelques autres plus loin sur le chemin. Tous m'incitent à faire demi tour. Il n'y a pas d'issue, seulement un mur de végétation à laquelle je vais me heurter. Je m'entête à aller jusqu'au bout. Je prends plaisir à rencontrer chaque groupe, communauté nombreuse ou plus restreinte voir familiale. L'un d'eux est composé uniquement d'adolescents dans la force de l'âge, quelques garçons et filles d'âge scolaire d'une dizaine d'années et deux femmes d'un certain âge qui chaperonnent l'équipe de planteurs. Ils sont tous bottés et crottés lorsque je leur tombe dessus, leur tente plantée au beau milieu du chemin. Je suis invité pour la énième fois à partager le repas dont la composition varie d'une équipe à l'autre. Celle-ci m'offre une gamelle de pousse de bambous mêlés à de la viande de porc, des petits morceaux de couenne enroulés sur eux-mêmes semblables à de petites fougères naissantes. De la bière lao est servie à la fin du repas et l'alcool de riz naturellement ajoute à l'effervescence et l'échauffement des cerveaux avant de reprendre le travail de repiquage. Au dernier arrêt avant la forêt, je masse le pied d'un jeune après un coup reçu. Il conduisait le motoculteur qui a glissé. Un peu de pommade antalgique ne peut qu'atténuer la douleur. Je lui administre un cachet de paracétamol (1 g). Je refuse toute nourriture et pars devant avant de revenir bien vite. Il n'y a effectivement pas de voie de pénétration. La pluie intermittente me dissuade d'aller plus loin. Je prends la sage résolution de faire demi tour, ce qui ne me ressemble guère mais vu les conditions dans lesquelles je me trouve, ai-je réellement le choix ? Je rebrousse chemin et rapidement comme dans un film que l'on rembobine, je revois les différents étapes de la journée. Je remercie tout le monde au passage. Sorti des rizières où les terrains sont imbibés, je retrouve la terre ferme. Lors d'une pause, je vois arriver l'un des trois frères, celui qui cuisinait. Nous rentrons ensemble. Il me montre le sentier qui part vers Mushi. Il m'invite à dormir à Nambian. Je décline l'invitation car je peux encore arriver ce soir à Luang Namta bien que je n'ai aucune idée de la distance à parcourir. D'après les informations que j'ai pu glaner, il faut de deux à quatre heures de marche pour y arriver. La route très grossière à la sortie de Nambian est pavée de pierres, ce qui rend la progression difficile et ralentit la vitesse. Les deux-roues essentiellement l'utilisent puisqu'il n'y a pas de quatre-roues dans le village. Ils ne peuvent venir occasionnellement que de l'extérieur. Avec mes pieds en souffrance, je dois même porter l'attention, là où je les pose à cause des bosses et des creux causés par le dénivelé des pierres mal concassées. Je parviens à mon aire de refuge à la nuit tombée après avoir fini la route à dos de "deux-roues". Au détour du chemin, deux couples motorisés sortaient des champs. Les deux motos devaient déposer leur partenaire à Nambian avant de rentrer vers Luang Namta. Ils me retrouvent quelques kilomètres avant la bourgade et me dépose près du petit canal où j'avais laissé mes sacs dans le "teashop". Je parcours les quatre kilomètres à pied puis finis avec un policier motorisé jusqu'en ville. Je rejoins à pied mon refuge bouddhique. Bien qu'il y ait de la musique, un concert ce samedi soir, je ne suis pas long à m'allonger. Mes pieds sont heureux de sentir l'air libre. Je les masse avec un peu de pommade avant de plonger dans le sommeil.

Vers huit heures le matin, douché et mon linge lavé mis à sécher, un pick up fait irruption sur le terreplein suivi d'une moto 125 cc. Dans la cabine du pick up, quatre personnes en famille sont assises et une petite cylindrée est attachée à l'arrière. Le fils conduit la moto. Je l'aborde en anglais et lui demande s'ils ne se vont pas à Vientiane. Ils me répond qu'ils se rendent à Boten, le poste frontière avec la Chine, celui-là même d'où je suis venu. Je suis en fait parti dans la forêt car je savais qu'il me fallait revenir sur mes pas si je voulais aller à Vientiane. J'ai horreur de revenir sur mes pas. Je le vis comme un échec. Je préfère toujours aller de l'avant mais je saisis l'opportunité de faire un pas en arrière pour mieux avancer. A luang Namta, je suis neuf kilomètres à l'écart de la route internationale ouverte il y plus d'une année reliant la Chine (Kunming) à la Thaïlande (Bangkok). Elle passe la frontière sino laotienne à Boten et continue vers Chiang Saen puis Chiang Maï. La route principale qui conduit vers Loubang Prabang à partir de la frontière chinoise puis continue vers la capitale Vientiane est dans un état déplorable (Boten-Lubang Prabang-Vientiane = 720 km). Ces deux villes importantes à quelques heures de conduite du Géant chinois ont été oubliées par les instances dirigeantes du pays. Isolées et enclavées, leur beauté respective et leur rôle historique dans l'histoire du pays attirent les étrangers venus les visiter. Les plus fortunés ont des retours sur investissement car ils possèdent les infrastructures hôtelières contrairement à ces gamins sans éducation, va-nu-pieds en loques, que l'on peut croiser sur la route. Peu d'ouverture économique contrôlée par le gouvernement ne mets pas les investisseurs potentiels en confiance. Un maximum de 20% des habitants vivent très bien alors que la majorité vit dans la misère, analphabète et sans accès aux soins. Ce qu'est devenu le centre historique de Loubang Prabang est un désastre. Comment les moines et novices dans les temples à proximité peuvent-ils avoir l'esprit tranquille avec ces hordes de touristes qui ne respectent pas leur intimité par ignorance des règles de la vie monastique. Il n'est pas étonnant que la cérémonie d'offrandes aux moines très tôt le matin soit menacée par les photographes. Les touristes anglo-saxons, la majorité et autres "traveller", routards venus des quatre coins de l'Europe n'ont aucune connaissance de la culture bouddhiste laotienne. Ils consomment comme ils aiment et font l'amour. La rue principale n'est qu'un gigantesque marché - "night market" de "white meat" (viande blanche) sur deux pieds se baladant au milieu des étalages et furetant la bonne occasion. Les Occidentaux se font plaisir et satisfont leurs désirs au milieu des chalands Laos qui vivent à leurs dépends et ne sont pas le plus à plaindre vu le potentiel touristique qu'offre la ville. Toutefois trop de culture importée est une menace pour l'environnement culturel local. Les gens s'assimilent et s'acoquinent facilement à ce (ceux) qui vien(nen)t de l'extérieur. Une demi journée à parcourir la vieille ville me suffit à comprendre que trop de touristes tue le tourisme même si ce sont plutôt de jeunes voyageurs en mal d'exotisme, sans grande expérience de la vie car sur les routes parce que leur situation pécuniaire leur permet de "voyager". On "voyage" devant sa télévision, en regardant les photos d'un ami et l'endroit tout confort où il était hébergé. Prendre l'avion, un déplacement corporel dans l'espace, ne peut être qualifier de voyage que si l'on y est un minimum préparé. Aujourd'hui avec l'ère Internet, je réserve, j'achète, je m'envole, je consomme, je reviens métro-boulot-dodo. Je suis parti, j'ai vu, j'ai fait, je sais.


La suite... si c'était si bien, pourquoi ne pas en rester là et aller chercher insatiable ailleurs la plénitude. Genre humain, toujours dans le désir, le doute, la peur de mourir, ...