Juin 1999: Retour d’Inde en rickshaw. C’est clair dans mon esprit ; j’en ai fini avec les périples au long cours (huit/dix mois) en solo et en deux-roues. Un projet trotte pourtant dans ma tête. Sur la place de l’Etoile, à Strasbourg, un panneau directionnel indique Saint-Pétersbourg : 2800 km et Vladivostok : 10.500 km. C’est la plus grande distance accessible par voie terrestre depuis la capitale européenne.

Juillet/Août 2000: J’héberge pendant un mois Hye Kyoung, Coréenne rencontrée sur le Net et lui fais part de mon intention de visiter son pays par voie terrestre et maritime. Le panneau me nargue toujours mais devant la difficulté d’obtenir un visa russe – sans passer par les agences – le projet de relier l’Atlantique au Pacifique est repoussé en mai 2001.

Mai 2002: Obtention du visa russe (valable trois mois). Départ le 30 juin de Fécamp (date d’anniversaire et de lieu de naissance) pour Strasbourg où m’attend le V.T.T. que j’enfourche immédiatement direction l’Allemagne. Je ne m’embarrasse pas de pièces de rechange car j’emmène un modèle international (26 pouces), excepté deux pneus d’occasion, une chambre à air et du petit matériel de réparation. Je n’ai pas de sacoches mais un sac sur le dos (environ 20 kg), un sur le porte-bagages (12 kg) et l’autre sur le guidon – dont deux bouteilles de vin d’Alsace et plusieurs kilos de munster – qu’il me faut tenir à la main. Cela me semble complètement désorganisé mais je rejoins Saint Pétesbourg de cette façon et garde le sac à dos pendant tout le périple en VTT (8000 km). De la pure folie mais le corps s’habitue et s’endurcit. Au-delà du dépassement physique, le mental est primordial et le corps devient parfois l’esclave de l’esprit.

2.800 km jusqu'à Saint Petersbourg En Allemagne, de petites routes asphaltées longent les fédérales et servent de voies cyclables. Elles sont tellement larges qu’une voiture ou un tracteur peuvent les emprunter. Quel luxe !

En Pologne, comme les savonnettes – mini Fiat 500 – je me glisse sur la bande d’arrêt d’urgence lorsqu’un véhicule trop rapide surgit derrière moi et me talonne. Les routes sont étroites et il faut avoir les yeux devant et dans le dos car on risque l’accident plusieurs fois dans la journée. Saint Christophe, patron des automobilistes, a fort à faire pour éviter les accidents ! Ces grosses voitures puissantes importées d’Allemagne, aux mains de migrants de retour au pays et pressés de visiter la famille, sont de dangereuses machines qui contrastent singulièrement avec les « antiquités » des autochtones restés au pays.

Je tente le transit par la Biélorussie mais, devant la nécessité d’un visa, je fais demi-tour et poursuis vers les pays baltes ; soit un peu plus de 200 km en diagonale via Kaunas (Lituanie) et Daugapils (Lettonie) avant d’atteindre la frontière russe. Accueil en français à l’immigration et, malgré un parcours de boy-scout avec une multitude de questions à répondre et de tampons à collecter, je passe les barrières le passeport visé. A peine 300 km me séparent de Saint Pétersbourg que j’atteins à la fin de la nuit blanche.
A cette époque de l’année, à cause de l’inclinaison du soleil et la position proche du pôle Nord de la ville, la nuit est absente (soleil de minuit). Je réveille Svetlana à 3 heures du matin. Jeune francophile russe amoureuse des voyages rencontrée sur le Net, elle va m’accueillir pendant deux semaines. Elle travaille dans l’environnement. Je récupère et visite les palais à l’extérieur de la ville de Pierre Le Grand, son fondateur en 1703 (50 à 80 kilomètres quotidiens). Suivant mes conseils, elle achète un vélo mais je réussis à la persuader qu’un périple en deux-roues est très éprouvant physiquement. On convient de se retrouver à mon retour en France (prévu fin avril 2003) pour un éventuel départ en Afrique.

Aucune crevaison à l'horizon. Mais j’éclate une chambre à air sur un rail de tramway en ville. J’en profite pour acquérir un Taïwan d’occasion avec protecteur et ma roue est en état d’affronter la Sibérie. Je change la seconde car la valve qui fuyait me reste en main sur le trottoir. A Novgorod – 200 km de Saint Pétersbourg – où Svetlana m’a rejoint une semaine chez Sacha, ami russe artiste peintre, le petit pignon de la roue libre casse. Svetlana rentre le dimanche soir mais nous avons prévu de nous retrouver fin août à Irkutsk avant de continuer ensemble jusqu’à Vladivostok puis la Corée. Quatre autres pignons dévissent et, le lundi, je pédale vers Moscou (550 km) avec les deux derniers qui ne tournent pas dans le vide. Au cœur de la capitale, la réparation est facile et le petit pignon remplacé sans pour autant changer la pièce complète.

De Moscou à Novossibirsk (3.500 km). Cauchemar dans l’Oural. C’est par une journée pluvieuse – ce sera la seule du périple – que j’attaque les contreforts de l’Oural, frontière géographique qui sépare l’Europe de l’Asie. Je ne remarque même pas la borne symbolique qui sépare les deux continents à cause du temps de chien et de la bruine. Le garde-boue à l’avant cède dans la descente ; très vite, je suis maculé de terre et mouillé jusqu’aux os. Rincé mais bien décidé à poursuivre jusqu’à Cheliabinsk où André, écrivain cyclorandonneur, m’ouvre la porte vers minuit. Il écrit surtout la nuit – romans policiers, nouvelles, mais aussi un manuel de survie relatant ses expériences extrêmes. Je le remercie chaleureusement de m’accueillir à cette heure. La bataille a été rude et je m’accorde un jour de repos avant de filer plein nord vers Ekaterinburg (220 km).

Kazan, Oufa, Tiomen, Omsk : autant de villes égrenées distantes de plusieurs centaines de kilomètres (600 à 800 kilomètres en moyenne entre chacune d’elles). De quoi vous démoraliser ou avoir un moral d’acier ! Entre Tiomen et Novossibirsk, c’est 1.500 km de plat en ligne droite avec pour seule étape : Omsk.
Les conditions idéales pour un rouleur surtout quand le vent me pousse dans le dos. Avec mon sac porteur, je vais atteindre des vitesses phénoménales et parcourir 300 km en moins de 9 heures. En allant de Moscou vers l’Est, le vent a été mon compagnon de route et je dois le remercier.

L'Altaï, la république de Khakhassia et le territoire autonome de Touva: Avec un peu d’avance sur mon rendez-vous (fixé in août à Irkutsk), je décide de sortir de l’axe transsibérien Moscou – Vladivostok. Je veux découvrir la campagne russe et aller à la rencontre de ses habitants. Je me rapproche de l’Altai et tente une percée à travers la taïga, là où, en 1982, on retrouva une famille de vieux croyants isolée du monde depuis quarante ans (cf. « Ermites dans la taïga » A. Peskov chez Actes Sud). A chaque fois que mets pied à terre, les gens me disent qu’ils m’ont vu à la télévision. J’ai beau leur certifier qu’ils se trompent, ils n’en démordent pas. Un soir, la route s’efface et une piste le long de la voie ferrée la prolonge. Je poursuis mais, après une dizaine de kilomètres, je dois suivre le rail. Je pousse ainsi le vélo sur le ballast, malgré les nuées de moustiques qui m’assaillent et viennent se coller à mes yeux. Les trains de marchandises sont nombreux et je leur laisse la priorité. Vers 23h30, j’atteins un village où Vadim, Anatoly et le maire, propriétaires des trois seules datchas existantes, m’accueillent.

Le surlendemain, je franchis l’épais manteau vert avec un omnibus qui me dépose soixante kilomètres plus loin. Je suis en République de Khakassie et roule vers Touva, région autonome frontière avec la Mongolie et intéressante pour ses croyances chamaniques et bouddhiques, ainsi que ses polyphonies uniques au monde – une seule personne à deux voix. Une étape difficile m’attend avec trois cols, dont le dernier à 2.206 m. Je passe le premier (940 m) et une assiette de soupe au gras m’est offerte par des femmes en bivouac. Elles attendent leurs maris partis pêcher. Après le second (970 m), je fais halte dans une cantine et fais le plein de café au lait. La roue libre se rompt pendant l’ascension et je finis à pied, le vélo à la main. Il me reste 100 km de pure descente. Gigantisme de l’espace, collines pelées et herbes jaunies, le magnétisme de l’endroit subjugue et envoûte. Harmonie du végétal et du minéral, désert de roches polies par les éléments, le chaman veille sur la nature de l’être et érige des mégalithes, repères dans l’espace et le temps pour remonter à l’origine de l’humanité.

TOUJOURS PLUS A L’EST DU BAIKAL