Du côté de l'île Bourbon: métissage, nature et volcanisme. Avant de devenir possession des français (en 1642) au nom du roi de France, cette île de l'archipel découverte par le portugais Pedro de Mascarenhas en 1520 ne datait pas du Gondwana comme ses voisines, Maurice et Rodrigue. Elle résulte d'une poussée géologique avec l'émergence du Piton des neiges (3069 m) puis celui plus tardif, il y a seulement 1 million d'années de la Fournaise, actif et en alerte au cours de mon séjour. On prévoit dans le futur l'explosion sous-marine d'un troisième cône volcanique qui augmentera la superficie de l'île réduite actuellement à 2500 km2 - 207 km de littoral et 70 km dans sa plus grande longueur-. Ce qui explique son relief tourmenté avec ses 3 cirques imprenables aux falaises abruptes ; Salazie, Cilaos et Mafate dont l'intensité ne se découvre réellement qu'à pied. C'est en randonnant qu'on perçoit le mieux la nature luxuriante de l'île et sa beauté volcanique.

Je la traverse en complète autonomie à plusieurs reprises et trouve refuge à l'occasion dans des grottes aux noms très évocateurs. Elles portent le nom des nègres marrons échappés des plantations de café ou canne à sucre qui y vécurent à l'époque de la colonisation (1750) avec leur maîtresse pendant des décennies par peur d'être pendu ou abattu. On offrait une prime de 200 livres ou plus à qui ramènerait morts ou vifs les esclaves en fuite et les chasseurs étaient nombreux à s'enrichir. D'où l'expression : je suis marron , je suis fichu.

Le cirque de Mafate impressionnant est le plus sauvage, le plus grandiose, un univers secret tantôt minéral, ruiniforme, tantôt végétal accessible seulement à pied. Sa particularité est d'être coupé du reste de l'île car aucune route n'y passe. Hors du monde et de la civilisation, ses quelques 600 habitants vivent dispersés dans des enclaves appelés « îlets ». Qu'elle est bien loin la métropole même si la télévision a fait son apparition dans les cases alimentées en électricité par panneaux solaires. Ces Créoles, pas forcément loquaces mais très hospitaliers, aiment faire un brin de causette avec le randonneur de passage. J'ai l'occasion de les solliciter pour obtenir un peu d'eau chaude. Les îlets communiquent entre eux par émetteur-radio et les urnes lors des élections dans ces hameaux retirés sont apportées par hélicoptère avant d'être retournées à la mairie de laquelle ils dépendent pour le dépouillement.

Je respire dans les sous-bois et sue sang et eau à cause des raidillons successifs – chaleur tropicale et végétation luxuriante oblige. C'est en arpentant un à-pic rocailleux, la tête baissée pour éviter de me tordre les chevilles, que je bute sur deux agents du ministère de l'agriculture. Jean-Louis, Réunionnais d'origine et 35 ans dans l'hexagone, est revenu au pays. Avec David, jeune Breton marié à une Créole, ils ont été chargés de répertorier les cultures et les cheptels - nombre de têtes - dans les îlets pour voir l'évolution agricole au cours des deux dernières décennies. Bien que pratiquant le créole, ils rencontrent la méfiance des locaux qui ont peur d'être taxés à la suite de leur visite. Les agents enquêtant sur le littoral bénéficient d'un véhicule et d'indemnités de déplacement mais pas eux car ils n'en ont point besoin et pratiquent la marche ! Ce qui au départ n'est que collecte d'informations pour alimenter les statistiques se transforme vite en enfer. Ils rayonnent depuis une semaine dans le cirque. Pauvre Jean-Louis qui ne connaissait pas son île et n'avait jamais randonné. Je leur sers de locomotive et les tire vers le haut afin qu'ils puissent voir le bout du tunnel. J'accuse 1 heure de retard le col atteint mais eux comptent 2 heures d'avance sur ce qu'ils avaient prévu. Encore un petit effort ! Hors du cirque, il reste 3 km supplémentaires jusqu'au parking où les attend leur véhicule. Trop heureux de leur sort, ils me proposent de les accompagner et oublier l'enfer de Mafate.

Dans le cirque voisin de Cilaos, lentilles, broderies et thermes sont les trois mamelles du village. Son vin tiré du cépage Isabelle est interdit en métropole car on dit qu'il rend fou. Est-ce la raison qui pousse des athlètes à traverser au pas de course l'île du sud au nord (125 km) ? Avec des dénivelés importants et des amplitudes de température, cette course pédestre suscite beaucoup d'émotions. Elle porte bien son nom : « la diagonale des fous » et le vainqueur parcourt la distance en un temps record de 18 heures !

Chasse au tangue : Le tangue, petit animal insectivore (3 kg environ) et particulièrement prolifique –jusqu'à 32 petits par portée – est commun aux deux îles. Il est appelé tenrec à Madagascar. C'est du hérisson dont il se rapproche le plus mais il a la particularité de ne pas pouvoir se mettre en boule et d'être recouvert de poil. Je suis effectivement étonné d'en croiser un sur mon passage à proximité de la forêt de Bélouve car il est nocturne. A partir de juin - l'hiver austral - il hiberne pendant 3 mois, en devient même aveugle et vit sur ses réserves. Au milieu d'une végétation superbe, il cherche à se réfugier dans les pieds moussus des fougères arborescentes toutes plus élancées les unes que les autres. A l'aide d'un bâton, je le retourne sur le dos, et ose l'attraper par la queue qui ressemble à celle d'un rat. Je devine que, sans grands moyens de défense, il va essayer de se rebiffer et tenter de se libérer de mon emprise. Son museau est identique à celui d'une musaraigne et ses dents pointues et acérées. C'est ce qui arrive et je m'en mords les doigts tellement la morsure m'a découpé le bout de l'index. Ça pisse le sang abondamment ! Il n'en faut pas plus pour me donner bonne conscience et l'assommer d'un esprit revanchard. Je lui administre un magistral coup de baguette sur la tête.

Loin de m'y laisser prendre à deux reprises, je shoote directement dans le second à la manière d'un ballon de foot et l'étourdis avant de le ramasser inerte, la langue pendue et les mâchoires serrées. A la croisée des chemins où j'attendais l'éventuel véhicule de passage pour me ramener à la civilisation, ce n'est pas lui visiblement que j'imaginais rencontrer. De la même façon qu'un poulet, on le plonge dans de l'eau bouillante avant de le «dépoiler». L'animal mort dégage une odeur pestilentielle et mes doigts au contact des poils gardent ce relent nauséabond. Je prends conseil auprès des Créoles pour cuisiner mon animal sauvage agrémenté d'une sauce rougail. Bien cuite, la viande à la saveur prononcée se marie avec le riz et les épices.

Madagascar :Pauvreté des hommes mais richesse des relations. Détaché de l’Afrique depuis l’ère secondaire, cette île continent - la quatrième du monde après le Groenland, la Nouvelle-Guinée et Bornéo – doit en partie la couleur rouge de son sol à la latérite partout où les forêts ne sont plus. Les lémuriens, témoins d’un monde disparu, ont vu l’arrivée récente (à partir du 5ème siècle) et les migrations successives de populations indonésiennes et à un degré moindre africaine. Pour preuve, la pirogue à balancier des Mélanésiens que l’on retrouve à Madagascar. L’origine malaise des langues parlées est évidente même si le vocabulaire qui s’est greffé par la suite peut avoir des racines différentes notamment bantoue ou swahili. Combien de fois au détour d’une piste, j’ai cru comprendre les locaux s’exclamer et me saluer en malais, réminiscence d’une langue apprise lors de mes séjours répétés en Asie du sud-est (1996 à 98). Les Africains n’ont pas été en mesure de traverser le canal du Mozambique malgré la distance (400km) qui les sépare de Madagascar car ils n’ont jamais été maîtres dans l’art de la navigation.

En route pour les hauts-plateaux: Je dessers un orphelinat (110 enfants) et une famille d’accueil de 7 adoptés avant de prendre la direction d’Antsirabé, ville coquette sise en altitude (1550 m) dont la fraîcheur me surprend. Il est 22h00 et la température peut descendre jusqu’à 0°C en hiver. Je comptais y faire étape pour la nuit mais j’hésite. Il n’est pas trop tard pour trouver un hébergement acceptable mais je préfère étaler mon duvet sur les sacs de farine à l’arrière du camion. Je sais que je peux accompagner Jean-Baptiste le chauffeur et son aide jusqu’à la côte puisqu’ils me l’ont proposé. Malgré mes hésitations, mes deux camarades acceptent mon revirement surtout quand je vois se précipiter à mes pieds plusieurs pousse-pousse rendus nerveux par l’appât du gain. L’apparition d’un vazaha (étranger en malgache) sur le marche-pied les rend agressifs. Je trouve plus simple sur le moment de remonter dans la cabine, m’asseoir et continuer le voyage : 660 km dont 110 dans un état déplorable. La nuit s’avère inconfortable. Une journée entière est nécessaire pour venir à bout de cette portion de piste infernale. Une crevaison nous retarde. Ce n’est qu’après deux nuits consécutives que j’atteins la côte occidentale où je délivre des médicaments dans un dispensaire et des effets vestimentaires dans un centre d’adultes handicapés.

Le pays Betsiléo: Plutôt curieux et incongru cette façon de nommer les lieux dans la région traversée. D’après une légende, un roi Betsiléo – l’ethnie dominante – entend un jour parler d’une femme particulièrement belle, qui vivait disait-on, dans l’ouest de son royaume. Il décide alors de l’épouser et part à sa recherche. Arrivé là où est aujourd’hui Miandrivazo, on lui demande pourquoi il est venu. Il répond alors : « je suis à la recherche d’une femme » (ce qui donne en dialecte : miandrivazo). Quelques jours plus tard, il la trouve là où se trouve aujourd’hui Malaimbandy. Il lui parle de son amour mais elle lui dit : « je n’aime pas les mensonges » (traduit en langue locale : malaimbandy).

Les racines du ciel: En empruntant une piste au P.K 15 qui part à gauche, on parvient à une somptueuse « allée royale » où la concentration de baobabs est importante. C’en est une forêt toute entière qui parsème ces terres jaunâtres avec leurs nappes d’eau couvertes de nénuphars à la saison des pluies. Spectacle fascinant qui me retient auprès de ces géants aux heures les plus chaudes de la journée bien que pour jouir de l’instant magique, il faut les admirer au moment où le soleil descend à l’horizon et que les arbres venus de la nuit des temps s’embrasent de couleurs cuivrées et rougeoyantes.

De ces arbres étranges, millénaires, la légende raconte que si leurs branches ressemblent à des racines, c’est parce que les dieux les ont arrachés de terre pour les replanter à l’envers… Une façon de les punir de leur orgueil d’avoir voulu pousser haut et gros ! Arbre protégé, le baobab est peu exploitable. Son écorce peut servir à la confection du toit des cases tandis que les graines sont utilisées pour la fabrication d’huile. Les éleveurs l’abattent parfois en période de sécheresse pour donner à boire à leurs troupeaux car ses fibres sont gorgées d’eau. Entre les baobabs amoureux enlacés, les jumeaux et les sacrés à qui les femmes viennent demander la fertilité, je saisis les clichés et mes yeux s’impressionnent de formes et tailles fantastiques inoubliables.

Un lapin dans un panier de crabes: Gilbert me dépose en ville et je l’aide à décharger sa cargaison de crabes des mangroves destinés à l’exportation. Je décide de lever le camp en fin d’après-midi lorsqu’il repasse pour son ultime livraison. Je n’ai guère le choix de laisser les crustacés à la mission catholique où je récupère mes biens. Je les apprécie mais c’est trop encombrant à véhiculer. Après une attente laborieuse de quatre heures, je reste en panne de chauffeur. Il n’a visiblement pas fait de dernière tournée. Ma consolation est d’avoir assisté au coucher du soleil sur le canal du Mozambique. Je retourne déçu chez les Pères où je suis invité à goûter aux crustacés et y dormir.

Le vrai départ se fait avec Diakhate, volontaire japonais au nom africanisé, qui saute de l’asphalte dans les sables jusqu’à un village où il s’occupe d’hydrographie. Je dispose mes sacs à l’ombre du vieil arbre qui monte la garde à la sortie du village. Un délai d’attente très court avant que ne se précisent des bruits de moteurs essoufflés. J’embarque jusqu’à Belo-sur-mer (93 km) et c’est parti pour 5 h de voyage éprouvant ! Un pick-up suit le camion loué par Asad pour le transport du matériel. Le propriétaire des véhicules hésite à passer à gué car le niveau d’eau irrégulier du fleuve recouvre un lit sablonneux et mouvant. Il préfère battre en retraite au risque d’une Bérézina éventuelle. Nous longeons le cours en amont et opérons un passage moins hasardeux. Le gué franchi, le poids-lourd éprouve de grosses difficultés à passer le rempart sablonneux qui protége le lit du fleuve. Sans élan, il retombe lamentablement au pied de la butte. Les traînées de sable creusées par les roues massives du Mercedes sont preuve de son impuissance à attaquer le talus qui nous surplombe. Plaque de désensablage, troncs d’arbre et planches ne suffisent pas à le maintenir en équilibre. Le châssis imposant se meut et navigue dans une mer de sable qui l’étouffe et le contraint à une immobilisation totale. Je pense sincèrement que nous avons épuisé toutes les solutions. La dépressurisation des pneus n’est pas envisageable car le transporteur ne possède aucun instrument de mesure : ni manomètre, ni gonfleur. Il n’est pas plus équipé de câble de traction ou de treuil ; ce qui peut faire avancer les véhicules quand ils sont au poids mort. En désespoir de cause, un lit de branchages est étalé devant chaque roue motrice sur une dizaine de mètres. Deux rubans marrons de menus arbustes sont disposés à même le sol et déroulés sur la pente sablonneuse. Le miracle se produit. La bête lentement se hisse sur ce tapis végétal et surmonte l’obstacle. Une belle victoire dont nos membres assaillis par les nuées de moustiques gardent trace alors que le soleil miroite dans les eaux du fleuve.




De Belo sur mer à Tuléar par la côte : 430 km: Les branches fouettent l’armature fixée aux ridelles et décoiffent les passagers. La progression s’effectue toujours doucement mais les paysages s’évanouissent presque aussi vite qu’ils apparaissent. Asad, propriétaire d’une saline, m’offre un bungalow après une assiette de riz au miel. Un parterre de baobabs bouteille – plusieurs centaines au km2 – abrite les familles des employés. L’homme est petit à leurs pieds et quel plaisir de déambuler entre les allées où se dressent impériaux les géants.



Aucun véhicule n’est passé depuis mon installation dans la saline depuis 2 nuits. Je m’installe à l’entrée du parc attentif au ronronnement d’un moteur surgit des sables. Celui du tracteur utilisé pour le transport du sel m’affole à plusieurs reprises mais mon oreille finit par le distinguer. Il part dépanner un camion chargé de sable qui a calé sur la piste 9 km en direction de Manja. Il fait déjà noir mais il me permet de m’élancer vers le sud. Je continue à travers la forêt guidé par la pleine lune et croise des ombres furtives, charrettes attelées de zébus nocturnes. Les Malgaches, adeptes du culte des esprits, prennent peur et imaginent croiser un mort-vivant. Je pose mes sacs et m’allonge pour un repos bien mérité. Les roues cerclées de fer dansent dans ma tête tandis qu’un moteur me ramène à la réalité. Il roule vers le nord. De peur d’en rater un, je plie mon duvet et continue ma progression. Les couleurs pâles de l’aube animent les tronc orangés et révèlent la splendeur des arbres centenaires. Des femmes et fillettes, seau d’eau sur la tête, le bascule pour le vider et s’échappent en criant. Elles rebroussent chemin, alertent les suivantes et créent un mouvement de panique. Je signe ainsi mon entrée remarquée dans le village. Des étrangers à la communauté sont venus vendre de la lingerie. Les camelots logent dans un dortoir et l’argent de la vente est investi dans la bière. A l’heure du petit déjeuner, leur haleine me renseigne sur leur degré d’alcoolisation et confirme une nuit de libation. Les gamines démunies regardent avec envie les petits ensembles suspendus sur des cordes. Je ne peux pas leur proposer un T-shirt car je risque de m’attirer les foudres des colporteurs. Je quitte discrètement les lieux jusqu’à Soeserana où le maire, infirmier de profession et sa femme institutrice m’invitent à partager une poule au riz. Allongé sur une natte dans l’école, je n’y suis pas depuis 5 minutes quand j’entends ronfler le moteur d’un camion. A contre-cœur, je saute dans l’espace réservé aux passagers. Sacs de riz et bagages s’entassent pêle-mêle et servent de matelas sommaires aux voyageurs ensommeillés. Quant à ceux qui sont assis, les fessiers se contractent au moindre soubresaut et les dos encaissent les coups. Aux arrêts fréquents, la marmaille piaille et fiche la pagaille. Le moteur étouffe les cris au moment où les nourrissons ont la bouche pleine – la tétée. Le passage du bac à Bevoay et la traversée de la rivière Mangoky s’avère épique. Une dizaine d’hommes de main, le corps dans l’eau, luttent à contre courant pour recentrer la plate-forme de bois sur laquelle repose le taxi collectif. Ils finissent par obtenir satisfaction et accolent le radeau à la berge. Le camion est imposant au regard de l’aire minuscule dévolue au transport fluvial. C’est reparti ! Les têtes dodelinent et cherchent un appui-tête. Mes épaules servent à caler un amateur de rhum et une jeune mère épuisée. Je la soulage en tenant son nouveau-né. Les bouches tues et les corps fourbus, on «voyage au bout de la nuit » pour arriver à Tuléar au petit matin.

Deux îles jumelles, deux destins différents ; La Réunion donne une image de prodigalité et d'abondance, Madagascar choque par l'aspect misérabiliste et démuni de ses habitants. La grande sœur au sous-sol plus riche n'a pas su exploiter ses richesses. La seconde valorise sa beauté et sert de pôle touristique.