Ce test médical fini, une demoiselle me demande de la suivre et cherche à me vendre 10 yuans, un peu plus d’un Euro, ce qui est une « assurance-vie » qu’elle me présente comme une « assurance contre les accidents et la mort ». Après lui avoir affirmé devant ses collègues de la santé que je n’avais nullement l’intention d’avoir un accident ou bien de « décéder » en Chine, ils partent dans un éclat de rire. Sous la pression des « uniformes de la santé », elle n’insiste pas et m’exclut du processus. Quand arrive le moment de vérifier l’identité et passer les barrières de l’immigration, l’officière lit et relit les noms et prénoms plusieurs fois tellement elle a peur de faire une erreur en les recopiant. Je la laisse tomber et décide de ne plus l’aider. Elle m’énerve de pinailler autant. J’entends les deux Russes dans le fond du hall responsables de mon transport qui doivent me sortir de la zone frontière crier et brailler à cause de mon retard. Ils attendent depuis plus d’une heure que j’en finisse avec les formalités. Ce qui ne devait être qu’un transit au départ est devenu une épreuve de patience et d’endurance à la longue.

Enfin libéré, le passeport dûment tamponné, je saute dans le véhicule qui me dépose derrière la grille du poste frontière. Les deux Russes ont assez attendu pour cela. Bien qu’il soit minuit passé, ils attendent qu’il y ait d’éventuels passagers qui reviennent du centre pour les repasser côté russe. Il fait un vent à décorner les bœufs. Il m’est impossible d’envisager passer la nuit dehors dans mon duvet. J’avise une petite maison neuve construite juste à côté du grillage qui délimite la zone de transit presque au pied d’une tour de garde apparemment inoccupée vue de loin. Je m’approche prudemment à pas feutrés. Personne ne me pointe un pistolet mitrailleur. Je suis surpris que la porte de « ma maison » soit ouverte. Je passe l’entrée et trois bureaux me font face. C’est comme si je disposais d’une « clef magique » qui puisse ouvrir l’une des trois portes. Il me faut trouver laquelle correspond au sésame dont je dispose. Gagné ! Je peux ouvrir la première porte sur la droite avec « ma clef des vents ». Les deux autres resteront fermées à jamais et garderont leur secret. Je dispose de deux fauteuils et d’une petite table de dégustation idéale pour préparer mon petit-déjeuner après une nuit courte. Cela vente toujours autant, un temps à arracher les portes et emporter les chapeaux. Je resterai bien toute la journée allongé, à lire et ne rien faire même si cela ne me ressemble guère. J’ai des heures de sommeil en retard – j’ai dormi une cinquantaine d’heures seulement en quatorze nuits à travers la Russie – et quitter « ma maison d’une nuit » que demain. J’ai ce qu’il faut pour me nourrir et ma bouteille de thé n’est pas vide. Je suis encore allongé quand un Chinois bien emmitouflé dans sa parka frappe à la vitre de mon bureau faisant office de chambre à coucher. Ce doit être un soldat qui assure son tour de garde dans ce périmètre de sécurité. Relevant la tête posée à même le duvet, il s’excuse presque de m’avoir interrompu dans mon sommeil lorsqu’il s’aperçoit que je suis un « nez long ». Il me fait signe que je peux continuer à me reposer. Je doute de sa sincérité et pense qu’il use d’un stratagème pour gagner du temps et aller prévenir ses collègues. Ils reviendront à plusieurs. Je serai alors obligé de soumettre mon passeport et expliquer la raison de ma présence dans cette pièce. Je me suis introduit illégalement. Je ne déguerpis pas pour autant et décide de laisser venir les choses. Changeant brusquement d’avis, je me lève et plie mon sac de couchage avant de quitter le bâtiment. Je retrouve mon garde-chiourme en train de surveiller les commerces de la galerie marchande localisée dans un bâtiment carré tout de suite sur la droite après le passage de la barrière du poste frontière. Il n’y a rien à vendre mais les commerçants doivent faire juste assez d’argent pour pouvoir vivre.

Emporté par le vent, je prends le trottoir et commence à marcher en direction du centre ville avant d’être repêché par un transitaire russe qui me dépose au début de la ville. Je continue à pied et au moment où je pose mon sac, je suis abordé de façon très directe par une jeune chinoise qui m’interpelle en russe. Elle cherche à se faire un peu d’argent en traduisant et aidant les Russes de passage en ville dans leurs achats et démarches. J’ai beau lui signifier que je ne suis pas russe et que je ne corresponds pas à ses critères de sélection, elle insiste et me propose de m’aider en me donnant des pistes puis aussi vite qu’elle semble être arrivée, elle quitte les lieux rapidement. J’ai l’impression qu’il me manque le feutre avec lequel je lui ai demandé d’écrire le nom des prochaines villes que je vais visiter en Chine. Je ne la rattrape pas. Ce n’est rien qu’un vieux feutre et si elle en a besoin, qu’elle le garde. Je ne suis en fait qu’un « mauvais garçon » avec des préjugés et des idées bien déterminées car en soirée, je le retrouve coincé dans un repli de mon sac plastique. Il a probablement glissé lorsque je l’ai déposé sur le bord du sac.

Ces tours peintes avec de vives couleurs donnent vraiment l’impression de visiter un parc d’attraction réalisé pour les adultes. Je suis assez impressionné par l’urbanisme de la ville, ce qui lui donne un côté irréel. Des espaces verts, des parcs, des zones récréatives où les anciens se retrouvent, jouent aux cartes ou au mah-jong, pratiquent le tai-chi ou usent de portiques, de tourniquets à des fins de réhabilitation ou pour asseoir leur équilibre vacillant. Un petit vieux a quitté sa chaise roulante et s’exerce à mouliner des deux mains et pédaler. En France, je n’ai jamais vu un ancien lâché ainsi se faire sa séance de kinésithérapie dans la rue tout seul comme un grand. On aurait plutôt tendance à beaucoup assister les gens y compris personnes âgées.

Le vent souffle toujours très fort et je l’apprends à mes dépends. Après un cliché raté par une personne à laquelle je me suis adressé, je m’assois prêt à poser, l’appareil photo retardateur déclenché posé sur une poubelle. Je pressens le pire et le vois tomber impuissant, rebondir deux fois sur le pavé avant de s’immobiliser. Je cours le ramasser même si je sais pertinemment qu’il est trop tard. Le zoom reste bloqué pendant un moment puis se remet à fonctionner. J’ai tendance à dénigrer le « made in China » mais là, je n’y trouve rien à redire. Encore une fausse idée qu’il me faut corriger. Les activités commerciales se concentrent principalement le long de la rue principale. Un quartier renferme toutes les « gastinitsa », auberges russes chargées d’assurer l’hébergement des gens de passage. Un croisement de deux rues, un groupe de matriochkas pour l’annoncer, tout cela donne un côté très animé et irréel à cette ville frontière. La plupart des habitants parlent assez bien le russe, la nécessité de faire des affaires créant le besoin d’apprendre à bredouiller la langue pour pouvoir se vendre. Etonnant de la part de chinois peu habitués aux langues étrangères.

Je continue vers la sortie de la ville et avise un rond-point avec des panneaux que je ne peux pas lire. J’ai beau demander de l’aide autour de moi. Je reste sans réponse. Je traverse la placette et décide de poser la question à Wang qui revient de son travail à l'hôpital et rentre chez lui. Son anglais est inexistant et mon chinois oublié depuis belle lurette. Après m’avoir indiqué la route de Pékin, sans hésiter, il m’invite à déjeuner avec sa copine. Il m'affirme qu'il est médecin. Quelque chose cloche car je le trouve vraiment trop jeune pour avoir eu le temps de faire ses études de médecine. Je le suis et monte l’escalier du vieux bâtiment de quatre étages dans lequel ils résident. Elle a déjà tout préparé. Elle est adorable. Je lui explique d’où je viens mais je n’ai pas de carte. Wang s’éclipse et le voilà parti je ne sais pas où pendant vingt bonnes minutes. Il revient avec deux cartes plastifiées de l’Empire du milieu. Il m’en offre une et je m’empresse d’accrocher la seconde au mur avant de les prendre en photo tous les deux devant la carte. Nous pouvons projeter mon itinéraire et le visualiser. Bon sens et logistique font bon ménage. Le déjeuner est un véritable délice des sens, des mets différents qu’elle nous a préparé sans savoir qu’il y aurait un « invité de dernière minute ». Je ressens un coup de barre à la fin du repas. J’hésite à quitter directement l’appartement, reprendre la route et continuer vers Pékin. Wang m’invite à me reposer et faire une sieste. Je lui explique que si je dors, cela sera plus tard dans la soirée et lui demande si je peux quitter demain matin. Je ne sais pas au juste selon la loi, si les Chinois ont la possibilité d’héberger un étranger pour la nuit. C’était interdit en 1988. Ma requête ne semble pas l’indisposer du tout. Il accepte. Je pars découvrir les mille et unes facettes de cette ville captivante et fascinante et reviens frapper à la porte de mes hôtes à la tombée de la nuit. Wang a acheté huit bouteilles vertes étoilées de "pinjiao" qu'il ouvre les unes à la suite des autres. Il m'en offre une et en descends deux presque coup sur coup. Rassurez-vous, "pinjiao", ce n'est pas de l'alcool de riz mais le nom chinois pour la bière. Sa copine a préparé du poulet et du poisson en sauce. Bien que nous ayons bien déjeuné, j'apprécie l'attention qu'il me porte et me régale. Il n'y a pas photo entre la nourriture russe et la chinoise même si je considère la thaïe et la vietnamienne comme de loin les deux meilleures cuisines d'Asie. A le voir descendre au goulot deux bières presque sans respirer, je pense qu'il va être rapidement éméché, ce qui va nous gâcher la soirée. Je me trompe. C'est sa façon à lui de se mettre en jambe. Je quitte le matin vers 9h00 en sortant de la ville par la grand rue qui se prolonge par la route en direction de Harbin (1100 km). A une vingtaine de kilomètres de Manzhouli, je passe d'une Jeep qui sort pour éviter le péage dans un camion qui continue vers Hailer. Je vois des yourtes habitées le long de la route, ce qui me donne envie de les visiter et rencontrer les autochtones. Je ne sens pas l'odeur de fromage qui devrait accompagner mon dernier échantillon de la culture gastronomique française. L'aurais-je oublier dans le frigidaire de mes hôtes ? Qu'à cela ne tienne, je vais faire demi tour pour le récupérer car il y a aussi deux tablettes de chocolat noir dans le plastique dont l'une aux raisins. Je pense bien à vérifier s'il est au fond de mon sac mais oublie de le faire et descend du camion à la prochaine aire de service de l'autoroute qui n'en est pas moins fantôme puisque en cours de construction. Je ne vois personne à l'horizon. Je me retrouve étrangement seul au point kilométrique 72. Je traverse les deux voies rapides et avise une voiture de fonction qui sort du poste de police. Je leur demande de me dépanner et garder mon sac quelques heures tandis que je fais l'aller-retour afin de récupérer le camembert et le chocolat noir. Ils refusent net. Tandis qu'ils s'éloignent en voiture, je rentre dans la cour, contourne les platebandes et passe la porte d'entrée en appelant autour de moi. Un jeune policier fait irruption dans le couloir. Je lui explique avec des gestes et des mimiques que j'ai oublié ma banane à Manzhouli et que je dois retourner les chercher en ville. Il m'autorise à déposer mon sac-à-dos. Un second camion me ramène en ville et me dépose à quelques encablures de la grille d'entrée de l'immeuble dans lesquels se trouve l'appartement de mes hôtes au septième étage. Je frappe à la porte qui s'ouvre. Sans un mot, je pénètre dans l'entrée Nhi devant ni toute surprise. Je me déchausse et vais directement dans la cuisine pour me rendre compte qu'il n'y a plus de frigidaire. A-t-il été déplacé ? Je regarde sur le balcon de la cuisine où traine deux chemises blanches dont l'une dans un seau prêt à laver et dans la chambre où j'ai dormi, là où j'ai d'abord déballé mes affaires. Il n'y a pas plus de frigidaire dans la chambre que dans la cuisine ou sur le balcon. Il n'y a jamais eu de frigidaire dans cet appartement. J'ai du confondre avec celui de la famille d'Artëm à Chita, la nuit dernière avant de quitter la Russie. C'est tellement stupide de ma part d'avoir fait demi tour afin d'honorer mon contrat "un camembert à l'export" plus quelques carrés de chocolat noir aux raisins venus tout droit d'Amaravati (www.amaravati.org). Le vent a balayé l'odeur de fromage et le froid ambiant m'a laissé sans nez comme si j'avais un masque sur pif. Je préfère en rire plutôt que de me lamenter sur mon sort. Je ne me reconnais pas dans ce genre d'erreur. Cela ne me ressemble pas. Est-ce un signe précurseur de vieillesse ("old age") qui s'annonce ? Wang revient déjeuner tandis que je fais l'aller-retour entre les deux pièces. Ils ne comprennent pas pourquoi je suis revenu et ce que je recherche. Ils m'invitent à m'asseoir et partager une dernière fois leur repas. Je les quitte peu après avoir fini le repas. Je sors une nouvelle fois de Manzhouli de la même façon que le matin. Le véhicule qui m'emmène me dépose dans la bourgade à la dernière sortie gratuite de l'autoroute avant d'emprunter le péage. Je coupe à travers des terrains abandonnés et rejoins la barrière de péage avant même que celui ne l'ait atteinte. Le chauffeur n'en revient pas de me retrouver de nouveau devant lui. Je lui fais un petit signe amical et ne lui en veux pas de m'avoir déposer. Il a certainement eu peur d'un contrôle. Je fais signe à une voiture avec trois personnes à l'intérieur. Le chauffeur marque l'arrêt et j'embarque à l'arrière avec un gars éméché. Le passager devant moi est saoul et essaye de se montrer sympa avec l'étranger que je suis. Il recherche mon amitié et ma reconnaissance mais j'ai franchement du mal à accrocher avec lui et préfère attendre le kilomètre 75 pour me retrouver seul. Nous nous arrêtons plusieurs fois sur le bord de l'autoroute pour que nos saoulards puissent uriner et vider leurs vessies avant de repartir. J'hésite à les mettre au courant à propos de mes sacs à récupérer. Ce serait plus simple que je descende pour les prendre au poste avant de revenir arrêter un autre véhicule mais je suis tenté de continuer avec eux. Il suffit qu'il m'attendent quelques minutes. Ils ont téléphoné à un ami qui joue les traducteurs par téléphone interposé et leur fait part de mon dilemme. Au moment d'atteindre le point crucial où je leur demande de me déposer, "ils" rentrent dans la cour du poste de police, preuve qu'ils ont compris ce que je voulais et descendent de voiture me collant de près. Je me dirige vers la porte d'entrée que je franchis aisément, mes deux compagnons d'infortune me suivant jusque dans le couloir d'entrée. Mes sacs sont entreposé à côté de la porte et j'appelle quelqu'un pour leur signifier que je vais les reprendre. Quand apparait le jeune policier, mes deux compères éméchés l'apostrophent et commencent à le questionner sur le bien-fondé question sécurité pour des chinois d'avoir un étranger dans leur voiture qu'ils ne connaissent ni d'Adam, ni d'Eve. Une protestation qui remet en cause ma façon de voyager. L'auto-stop est inconnu dans "l'empire du milieu". Le jeune émule prend peur et en appelle son supérieur hiérarchique qui exige de voir mon passeport. Je ne peux pas refuser. Il peut lire certaines mentions du visa traduite en chinois dont l'identité. Il peut surtout garder mon passeport et faire pression. Je ne peux pas quitter le poste de police sans mon document. Il m'invite à m'asseoir dans un salon pour me faire patienter et téléphone à son supérieur. Les deux saoulards sont toujours là, à argumenter et justifier leur position. Celui qui recherchait mon contact m'a trahit et s'est complètement retourné contre moi. Le chauffeur ne les a pas suivi dans leur récriminations et est resté neutre. Je ne comprends pas que l'officier les laisse ainsi parler sans tenir compte de leur taux d'alcoolémie. Ils m'ont vendu et s'apprêtent à me laisser sur place. Ils reprennent la route. C'est surement ce qu'ils ont de mieux à faire. Une fois qu'ils ont quitté, cela me parait plus simple. L'officier me demande de patienter. Il a appelé et va devoir rendre des compte. Son supérieur doit venir. Après quelques minutes d'attente, je sors furibond dans le couloir, attrape mes sacs et retourne "pointer du doigt" sur la route. Je sais que je ne peux pas quitter sans mon précieux sésame mais je veux marquer le coup. Une voiture avec cinq occupants ralentit et s'arrête plus par curiosité de voir un "blanc-bec" sur le bord de la route que pour me venir en aide. Elle repart. Le trio de policier - les deux qui m'ont "popoté" et échauffé plus leur supérieur costaud, une véritable "armoire à glace", mon passeport en main - qui va devoir désamorcer le pétard et réchauffer nos relations. Ils m'interpellent et tentent de m'approcher tandis que je leur tourne le dos, assis sur le bord de la route. Ils s'avancent à la façon de trois sheriffs dans le désert qui resserrent leur griffes autour de leur proie isolée. L'étau en forme de pince me prend dans ses dents. Je rebondis sur mes jambes tel un ressort en action et je me retrouve rapidement debout, la tête en désaccord, devant le géant. Il m'a l'air d'un bon bougre. Ce n'est pas les plus grands qu'il faut craindre le plus. J'aperçois un autobus venir au loin. Je décide de lui faire signe afin qu'il s'arrête. J'ai mon idée en tête. Il ralentit et stoppe à notre niveau. Je m'approche de la portière qui vient de glisser et s'ouvrir. Le chef de police affable et bienveillant, venu au-devant de moi passeport en main, trouver une solution, un pied sur le marchepied, m'empêche de monter. Je n'insiste pas car il va me laisser partir. Je n'ai commis aucun acte répréhensible et la seule issue possible dans toute sa simplicité est de me laisser filer avec le bus. Il téléphone à une amie anglophone qui va lui traduire mes propos. Il y a un décalage complet entre ce qu'elle me raconte et la situation présente sans tenir compte du sentiment d'urgence. Elle me pose des questions sans rapport avec le pétrin dans lequel je suis du genre "Est-ce que vous aimez la Chine ?" mais encore: "De quel pays venez-vous ?". Elle me vante les qualités de son pays et ses côtés démesurés avec un certain caractère d'exception comme si c'était le pays des Merveilles. J'ai plus l'impression d'avoir affaire à une hôtesse d'accueil qui recherche les impressions d'un visiteur sur le plan touristique qu'à une traductrice. Le bus s'impatiente. Je ne veux pas qu'il parte sans moi mais le gorille maintient sa pression. Je ne peux pas l'outrepasser. Après un échange de quelques longues minutes qui me paraissent une éternité, l'étreinte se desserre et le "laisser-monter" devient possible en même temps que je prends congé de mon interlocutrice. Je suis autorisé à poursuivre vers Hailer (130 km). Tout est bien qui finit bien. La morale de cette histoire : "Ne plus faire confiance désormais à la police de la route sauf si vous aimez les ennuis".

Nous n'avons pas parcouru dix kilomètres que je fais lire mon "papier magique" au chauffeur de bus expliquant ma démarche. Il refuse et me dépose sur la bande d'arrêt d'urgence. Un camion me ramasse et me lâche sur la bretelle qui continue vers le centre de Hailer que j'évite. Je suis de nouveau sur mes deux pieds dans la bonne direction. Je viens à peine d'enjamber la glissière qu'un semi remorque roulant au ralenti, fatigué et surchargé, noyé dans un nuage de fumée noire, arrive si lentement qu'il m'est facile d'attirer l'attention du chauffeur dans sa cabine. Il est accompagné de sa femme. Il s'arrête, descend de son engin et me demande des explications que je ne peux lui fournir à cause de mon faible niveau dans la langue. Sa femme lui fait remarquer que mon chinois n'est pas bon. Il ose toutefois me prendre à bord. Quand il s'arrête à une station-service située à une fourche, il me fait comprendre qu'il tourne à droite et que je dois continuer tout droit dans la direction d'Harbin. J'attrape mon sac et rejoins l'asphalte. La nuit est proche. Je marche et parviens à arrêter une voiture. Ayant des doutes, je demande au chauffeur si je suis sur la route d'Harbin. "Harbin, c'est l'autre route à droite". Le précédent camion m'a induit volontairement en erreur. A la tombée de la nuit, c'était une façon comme une autre de me faire descendre de la cabine sans avoir à prononcer de grand discours, ni tomber dans un dialogue de sourds. Je reviens quelques pas en arrière et coupe au plus court le triangle d'herbe qui divise les deux routes. Il n'y a pas de doute. Je suis sur la bonne voie. Une autoroute à quatre voies relit Manzhouli à Hailer. Une route départementale lui fait suite avant de retrouver l'autoroute une centaine de kilomètres avant Harbin. A la tombée de la nuit, je m'éloigne à pied de la zone habitée, de l'autre côté de la route une pinède accueillante et je crois encore en mes chances d'être pris en stop lorsqu'une Suzuki 4x4 s'arrête un peu plus loin après un moment d'hésitation. Vladimir, en réalité un chinois qui a vécu et travaillé sept ans à Tambov en Russie (cf. itinéraire transit en Russie dans section Russie, "carnets de voyage"-VF)), reconduit sa mère chez elle, 60 kilomètres avant la petite ville de Cicihair, distante de près de 400 kilomètres. C'était lui que je sentais venir dans mon dos et que j'attendais. Un nombre incalculable de fois dans nombreux pays, j'ai toujours cru au "lift" de dernière minute. Je refuse de rester en plan lorsque j'ai décidé que je dois aller plus loin le jour même. J'ai toujours été "sauvé" de façon inexplicable. C'est comme si un ange-gardien "béni des Dieux" (Benedice) me prenait sous son aile protectrice. Le mental est puissant mais il ne peut "matérialiser" la voiture qui va venir et m'emmener. La concentration peut par contre favoriser l'enchainement en temps et lieu d'événements successifs propices au bon déroulement de l'action. Le montage d'un film, la stratégie d'une équipe, la chaine entrainant une roue dentée, autant d'exemples où la concordance doit exister, les conditions nécessaires étant réunies, pour que cela puisse arriver. Nous communiquons en russe. Il m'invite à partager un plat local d'un mélange de viande et de tofu servi sur un plateau métallique qui a la taille de ceux que l'on trouve en Turquie ou au Maroc. La montagne de viande de porc et de tofu qui le surmonte est impressionnante et suffisante pour quatre à cinq personnes. Paradoxal à mes yeux de gouter à deux ingrédients qui s'opposent selon mes références culinaires. A l'Ouest, les "tofistes" généralement sont des végétariens et vice-versa, les "carnivores" n'associent jamais le tofu à la viande. A une heure avancée de la nuit, je lui propose de conduire car il s'endort au volant. Il préfère s'arrêter tous les quart-d'heure pour récupérer quelques minutes avant de repartir. Aucune source d'eau sur la route pour se rafraichir le visage. La progression est lente et pénible, la moyenne kilométrique à l'heure étant faible. Il me dépose à la bifurcation. Des deux côtés de la route, en contrebas, entre des rangs d'arbustes plantés récemment, je veux prendre un moment de repos. Je n'ai que l'embarras du choix tant le maigre matelas d'herbe sous les arbres m'apparait confortable et accueillant sur les deux rives. Dans le ciel à l'horizon, en fond d'écran, une ligne rouge lumineuse s'élève parallèle à la terre. Je me déchausse dans ma chambre à coucher grandeur nature et m'allonge dans mon duvet pour un petit somme. Je commence et finis ma nuit au jour naissant.

Au réveil, je paresse sous les arbustes en pleine croissance. J'entends les véhicules passer mais je doute qu'ils m'aperçoivent là où je suis étalé. Un chinois peut toujours arriver à l'improviste et me demander, objet de curiosité, ce que je fais là ! Ce qu'il ne comprendra pas, ni la raison de ma présence pas plus que je ne saisirais le sens de ses paroles. Autant décamper, le mot est juste ! Déguerpir, c'est un mouvement de jambes en action qui s'assimile plutôt à la fuite. Décamper et déguerpir dare-dare à conjuguer au présent. Je me retrouve debout les deux pieds en équilibre sur mon ruban noir tel un funambule sur son fil. Je serre ma droite et avance en croisant des paysans et des ouvriers, journaliers ou saisonniers, à pied en route vers leur lieu de travail. Peu de véhicule sauf un camion que je réussis à intercepter. Il est encore très tôt. Nous passons un contrôle volant de la police de la route mais dans le sens inverse où nous allons. Le chauffeur me lâche à une dizaine de kilomètres de Cicihair. Un minibus m'emporte, un couple devant et une jeune fille qui joue les séductrices sur la banquette arrière. Je suis assis sur celle du milieu qu'elle m'a gentiment laissé en montant. Ma tête passe de l'avant à l'arrière car la jeune demoiselle fait ce qu'il faut pour retenir mon attention et attirer mon regard. Très agréable à regarder, elle est habillée d'un sweater blanc innocent(e), moulée dans un Jeans et chaussée d'une paire de baskets blanches. Elle ne dit pas un mot mais je la sens insistante, la pression qu'elle exerce sur moi est réelle. Je parle un peu avec celle de devant. Leur patron, un blanchisseur, les emmène et les ramène tous les jours pour les déposer sur leur lieu de travail. Je les quitte à contrecœur sur la rocade avant qu'ils ne prennent vers le centre ville. Je suis pied-à-terre sur la voie de contournement de la ville et réussis à arrêter un autre combi plein d'uniformes masculin et féminin. La gracieuse demoiselle ravissante - eh bien, oui encore... elle me tape à l'œil ! - assise à côté de la portière coulissante, déserte son strapontin et va s'asseoir dans le fond avec ses collègues. Ma tête de la taille d'un ballon joue au ping-pong, un coup à droite, un coup à gauche tel un match de tennis qui tient les supporteurs en haleine. Je suis une nouvelle fois peiné et contrit de voir s'effacer de ma vue cette beauté ineffable et non permanente lorsqu'il tourne pour rentrer sur le campus. Le plaisir comme la beauté ne dure pas longtemps. Nous sommes nés dans la douleur, partout présente autour de nous. Je referme la portière. Un peu plus loin, dans l'autre sens, une voiture de police est arrêtée sur la bande d'arrêt d'urgence. Je la dépasse en restant sur mon fil quand surgit une seconde voiture de police, gyrophares allumés, à la poursuite d'un automobiliste qui, à la demande express des policiers, se gare sur le bas-côté une centaine de mètres devant moi. Je m'arrête de marcher et tente de pointer le pouce à l'endroit où je me trouve. Un directeur de centrale nucléaire au volant d'une luxueuse Mercédès m'embarque pour quelques kilomètres. Son anglais est correct. Au moment de me lâcher, il me gratifie d'une torche, cadeau souvenir et fait demi tour en direction de ses réacteurs. Il a voulu m'aider en me positionnant à un endroit jugé plus facile mais je ne suis pas certain qu'il m'ait facilité la tache. Je finis par atteindre Anda, 90 kilomètres avant Harbin. Dans une station-service au croisement avant la dernière ligne droite en direction de la capitale mandchoue, je demande à un pick-up de m'emmener. Celui-ci anglophone est bien le premier chinois avec qui je peux converser dans la langue de Shakespeare. Nous sortons de la voie rapide sur laquelle nous étions pour partir en rase campagne visiter ses parents. Il est commercial dans l'agriculture. Il vends des produits fertilisants et des engrais. Nous retrouvons ses parents ainsi que sa grand-mère dans la ferme dans laquelle il a passé sa jeunesse. Je suis invité à manger les plats préparés par sa famille avant de repartir. Il fait le plein de produits frais et nous reprenons la route. Au moment de me quitter, au pied d'un immeuble de cinq étages, je passe un coup de fil à mon contact CS (couchsurfing). Je lui signifie que je suis bien arrivé à Harbin et que quinze minutes à pied me sépare de son appartement. Elle me donne son adresse au boulot et me demande de la rejoindre. Quand je raccroche, mon chauffeur m'offre une douzaine d'œufs à emporter. Je le remercie chaleureusement lorsque j'entends quelqu'un crier mon nom dans mon dos. Je me retourne rapidement pour me retrouver face à face avec Rebecca qui m'a reconnu bien qu'elle ne m'ait jamais vu. Elle vient juste de descendre du quatrième étage et s'apprête à monter dans une voiture de service pour rejoindre l'université où elle enseigne. Nous sommes au pied du bâtiment dans lequel est abrité l'école de langues pour laquelle elle travaille. Après une journée de repos à Manzhouli, j'en prends une seconde à Harbin qui n'offre pas beaucoup d'intérêt. La ville est surtout renommée l'hiver pour son parc de "statues de glace". Le centre est en chantier pour plusieurs années à cause de la construction du métro. Un masque de protection permet de filtrer la poussière ambiante. Par hasard, je rencontre "La Provence", restaurant ouvert récemment par un français, Philippe de Dijon, avec lequel j'échange des idées à propos de la chine et du chinois qu'il parle couramment. Le bus n°343 (ou le n°104 moins intéressant) recommandé par mon chauffeur à mon arrivée à Harbin, étonnant de la part d'un automobiliste de connaitre les bus, me permet d'approcher la barrière de péage où les piétons ne sont pas autorisé à demeurer. Je ne trouve rien de mieux que d'aborder deux gars dans un poids-lourd. Vu la hauteur de la cabine, je m'élève sur le marchepied, une main accroché à la portière et me retrouve coincé dans l'espace restreint entre celle-ci et le kiosque de la receveuse, obligeant le routier à me concéder une place dans son camion s'il veut redémarrer. Manque de chance, il me dépose un peu plus loin dans une courbe, à une centaine de mètres du péage, à la première sortie de l'autoroute. Cela me permet d'être hors d'atteinte, ni vu ni connu, des policiers qui surveillent le passage des véhicules au péage. Je vais rencontrer plusieurs fois le même problème au cours de mon parcours en auto-stop en Chine. Comment me positionner à un péage ou plus sournoisement de ma part, comment avoir accès à l'autoroute interdit aux piétons ? Dans le premier cas cité, les policiers ne sachant pas ce que vous faites viennent vous voir et tentent de vous aider à trouver un véhicule et dans le pire des cas, téléphonent à leurs supérieurs, assuré que vous êtes d'être retenu pendant un petit moment. Dans le deuxième cas, il faut nécessairement avoir résolu le premier cas car les autoroutes étant totalement grillagées de part et d'autre sont hermétiquement inaccessibles aux communs des mortels non motorisés. C'est mon deuxième jour d'auto-stop en Chine et je vais arriver à Pékin, la capitale du pays, ignorant Shenyang, après 21 jours de voyage dont cinq jours de repos (dont trois à Budapest) - et 13 500 kilomètres parcourus depuis la Normandie.